• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE III. ENJEUX, LÉGITIMITÉ ET PERSPECTIVES DE LA LECTURE PUBLIQUE :

2. Entretien (via courriel) avec Enzo Cormann, auteur – juillet 2013

Comment est né votre intérêt pour la lecture publique ?

D'un premier prix de récitation obtenu en classe de 6è (j'avais 10 ans), et du fait que ce prix m'a valu d'être distribué dans le rôle titre de Monsieur de Pourceaugnac de Molière, au théâtre du collège...

Au-delà de l'anecdote, il y a la découverte éblouissante d'un mode de socialité émancipé des assignations de l'enfance (et la possibilité inespérée de se sauver de l'ennui !)

Combien de fois ai-je éprouvé depuis lors la sensation enivrante d'être en situation de changer une foule en assemblée par la seule profération ? Porter en avant de soi (pro-ferre) une représentation partageable dans l'instant... Une brochure, une voix en bon état, suffisamment de lumière pour pouvoir lire – aucun autre préalable.

Par ailleurs, je suis incapable d'improviser (peut-être parce que je suis avant tout écrivain). Je ne saurais donc prétendre à être conteur. Je me revendique tout bonnement diseur de textes (spécialement de textes dramatiques), voire performer de drames.

De surcroit, je collabore depuis 25 ans avec de nombreux musiciens, notamment dans le cadre de l'aventure jazzpoétique de La Grande Ritournelle, avec cette idée de croiser les devenirs de la parole et de la musique. Ces dits-là ont aussi beaucoup à voir avec la lecture publique (le fait est que je lis en scène des textes posés sur mon pupître...), et avec la fiction instantanée ou de pure évocation que constitue la mise en voix d'une pièce.

Dans le cadre de votre travail avec les étudiants de l'Ensatt (comédiens et auteurs), quel intérêt pédagogique y a-t-il à pratiquer la lecture à voix haute ?

Ce travail, conduit par Dominique Laidet, acteur (et lecteur) chevronné, vise deux objectifs précis : premièrement, pratiquer sa propre langue à l'oral, la "mâcher", la travailler au corps... Deuxièmement, acquérir ou consolider sa capacité à donner à entendre ses textes en public – en faisant en sorte de leur rendre justice... Par ailleurs, de fait, ce travail d'appropriation orale est également l'occasion d'un regard critique sur les ouvrages.

Qu'attendez-vous d'une mise en lecture de vos textes ?

Je n'attends "rien" de la littérature en général, et de l'écriture dramatique en particulier... L'édition, la lecture publique, la mise en scène, etc, sont des possibilités consubstantielles à la littérature dramatique. Chacune de ces possibilités (édition, lecture, mise en scène, mise en ondes...) initie une opération spécifique, occasionne un moment singulier. Il m'est arrivé d'éprouver des sensations plus intenses lors d'une lecture pour le compte d'une assistance d'une dizaine de personnes, qu'à la faveur de mises en scène dans de grands théâtres. Mais également de m'ennuyer ferme lors de rencontres de ce type. C'est toujours une affaire d'agencement collectif : il advient quelque chose ou non. La nature de ce quelque chose ? Transport en commun. (transport : Action de déplacer (quelqu'un, quelque chose) sur une certaine distance par des moyens appropriés. Déf. CNRTL) Mettons que j'attends de la lecture publique d'une pièce ce que j'attends de tout geste artistique : qu'il se passe (enfin) quelque chose...

Au cours de votre collaboration avec Troisième bureau, votre conception de la lecture publique a-t-elle évolué, si oui dans quelle direction ? Selon vous, quelle place tient la lecture publique dans l'ensemble de la pratique théâtrale, est-ce davantage une étape de travail, un outil, le lieu de diffusion des écritures contemporaines, une forme... ?

Je me soucie fort peu de stratégie culturelle (promotion des écritures, filière texte, tout ça...) J'ai certainement tort, mais je ne m'intéresse qu'au geste artistique. Pour ce qui regarde Troisième Bureau, je suis à l'origine du dispositif "grande table". Tout simplement, parce que ce qu'on appelle couramment le

"travail à la table" m'a toujours paru l'instance optimale de collectivisation d'un texte et de sa mue en parole. Les enjeux, les desseins sont "mis sur la table". L'assemblée se constitue autour d'un objet (la table), un espace vide mais concret, qui prend la dimension symbolique du territoire de la pensée collective. Un espace vacant et fortement éclairé, pour ainsi dire incandescent, autour duquel se disposent les entreparleurs et les membres de l'assistance.

Par ailleurs, le peu de temps consacré à la préparation (généralement 3 ou 4 services de 3 heures) oblige à un rapport quasi instinctuel au texte. J'ai lu quelque part "une lecture ne se répète pas, mais se repère" – c'est tout à fait exact. Il y a une véritable invention spontanée du rôle, qui confère au jeu une dimension ouverte, indicative, aventureuse... Déclinaison de l'action au plus-que-présent. On est encore dans la ferveur de la découverte et de l'essai.

Pensez-vous qu'il y ait des dramaturgies plus à-même d'être mises en lecture que d'autres (en considérant par exemple l'évolution de l'écriture contemporaine qui s'est détachée des catégories strictes de l'action et du personnage, pour se porter vers un travail sur les voix, sur le commentaire et sur l'énonciation) ?

En matière de théâtre, il n'y a pas de texte, il n'y a que de la parole. La parole est action, au même titre que la pensée, le changement d'état... "Action : opération d'un agent (animé ou inanimé, matériel ou immatériel) envisagée dans son déroulement; résultat de cette opération." Le théâtre n'a jamais cessé de représenter des actions — sauf à penser que le locuteur de Katarakt de Reinald Goetz, ou les rhétoriciens anonymes de Jean-Charles Masséra n'agissent pas. Le théâtre de parole, qu'il soit choral, dialogué, fictionnel, philosophique ou documentaire, appelle en toute première instance la mise en voix.

Selon vous, la forme de la lecture publique peut-elle être une fin en soi, au même titre qu'une mise en scène ? Ou n'est-elle jamais qu'une première mise à l'épreuve/confrontation du texte au plateau ? C'est curieux comme les processus de production industrielle ont modelé notre rapport à l'art. On parle volontiers de "test", d'"épreuve", de "vérification"... Serait-ce qu'on vise le "zéro défaut" ? l'amélioration du rapport qualité-prix ? la satisfaction de la clientèle ?... Tous ces dispositifs visent sans le dire (et le plus souvent sans le savoir) à une désingularisation générale des écritures. La moindre des choses qu'on puisse attendre d'une œuvre d'art dans notre environnement ultra-fonctionnaliste, c'est qu'elle dysfonctionne ! D'autre part, aucun geste artistique n'est une "fin en soi". Plutôt le début de quelque chose, qu'on devrait prendre garde à ne pas trop définir — disons l'émergence d'une potentialité collective inédite. C'est pourquoi, il n'y a pas de geste-à-moitié. Si l'on propose une mise en voix, il faut l'envisager comme devant "tenir toute seule", et non pas comme une préfiguration d'une œuvre à venir. Rien n'est "à venir", tout est là, tel que c'est, dans l'instant de la séance, quelques soient les moyens adoptés (et quelles que soient les intentions de départ). Personne ne vient assister un geste de théâtre dans l'idée de subir un brouillon. Il ne viendrait à l'idée de personne de considérer la mise en scène d'un drame comme l'ébauche d'un film. Une aquarelle n'est pas nécessairement l'ébauche d'une toile.

Êtes-vous d'accord avec l'idée selon laquelle la première création d'un texte devrait se faire de façon assez minimaliste, simple, afin que le texte résonne et qu'il ne soit pas associé à une mise en scène (et à sa fortune ou non) ? Michel Vinaver parle de « mise en trop » pour parler de la mise en scène et de la propension du metteur en scène à toujours en faire trop. La lecture publique ne pourrait-elle pas être, en ce sens, une sorte de réponse appropriée au premier geste permettant au texte de rencontrer le public ?

Encore une fois, il n'y a pas, selon moi, de geste "premier" et de geste "second". Il y a … ce qu'il y a. L'opération théâtrale se vit au présent. Il n'y a pas d'arrière-monde au donné-à-voir. What is done is done...

Maintenant, concernant l'idée d'une "mise en trop", je m'accorde volontiers avec Michel Vinaver pour juger que la scène pèche souvent par remplissage. Mettre en scène devrait consister d'abord à mettre en assemblée, et par conséquent à ménager l'espace d'une pensée collective. Débarrasser le terrain, plutôt que l'occuper.

En tant que spectateur, quel plaisir trouvez-vous lors d'une lecture publique ?

J'éprouve une forme de joie particulière : la joie de la fiction à nu. On dirait que je serais... Magnifique geste d'enfance perpétué à l'âge adulte, par lequel on forge des représentations du réel qui ne cèdent en rien à la fascination hallucinatoire du double (Rosset). On n'invente pas un autre monde, on pense celui-ci (sachant qu'il n'y en a pas d'autre). C'est le contraire de la messe : on n'invoque pas de puissances supérieures cachées. On fabule à vue. Juste pour voir...

À quel niveau se situe la théâtralité dans le cadre d'une lecture publique, où le texte et la littérature, l'écriture sont au premier rang (lorsque la définition donnée par Roland Barthes parle de « théâtre moins le texte ») ?

La citation complète : “Qu'est-ce que la théâtralité ? c'est le théâtre moins le texte, c'est une épaisseur de signes, de sensations qui s'édifie sur la scène à partir de l'argument écrit, c'est cette sorte de perception œcuménique des artifices sensuels, gestes, tons, distances, substances, lumières, qui submergent le texte sous la plénitude de son langage extérieur.” Cette submersion du texte par sa propre potentialité théâtrale nomme le devenir-théâtre du texte dramatique, et manifeste qu'on n'écrit jamais du théâtre, mais pour le théâtre. Cette tension native du texte vers les corps et la scène, donne, je crois la substance à ce qu'on peut appeler la "théâtralité" d'un texte. Sa capacité d'évocation du réel se double d'une capacité d'évocation du théâtre. Le texte dramatique, rêve éveillé, "dirigé" (Claudel), est également rêve de théâtre — invitation à rêver le théâtre. Un théâtre de rêve, en somme !

À choisir, préféreriez-vous que votre texte soit joué ou publié ?

Pour l'heure, et fort heureusement, je n'ai pas eu à opérer ce type de choix. J'imagine mal à quoi ressemblerait par ailleurs un monde où l'autorisation de publier s'obtiendrait au détriment de celle de porter à la scène... La question ne se pose pas dans la réalité. Dans la non-réalité de l'hypothèse d'école, je ferais la même réponse que Vinaver (édition), mais pas pour la même raison : le livre est enceint de toutes les mises en scène potentielles du texte (et ce constat n'est pas réversible).

3. Réflexion de Laura Tirandaz à propos de la lecture publique, suite à un questionnaire