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Le couple intérieur/extérieur constitue une question centrale pour l’espace psychiatrique. Dans son ouvrage fondateur, le sociologue américain erving Goffman a consacré de nombreuses pages à l’entrée dans un asile 1. Ses descriptions restent parmi les meilleures relatives à cet univers. L’admission psychiatrique et les contraintes y inhérentes sont devenues des signifiants pour tout l’univers psychiatrique. Étonnamment, la sortie n’est guère thématisée par l’historiographie, peut-être parce qu’elle ne correspond pas à l’imaginaire de la généalogie antipsychiatrique qui représente l’asile uniquement comme un espace fermé, imaginaire dans lequel une sortie n’est pas prévue 2.

Les deux moments, l’entrée et la sortie, sont centraux parce qu’ils sont des moments où s’exercent des pratiques d’inclusion et d’exclusion destinées à définir des normes sociales. Ces pratiques s’accompagnent pendant la plus grande partie des xixe et xxe siècles, de la privation de liberté vu que la très grande majorité des patients psychiatriques étaient retenus contre leur gré. L’internement de force est, dès la création d’une psychiatrie moderne au xixe siècle, soumis à des fortes critiques. L’antipsychiatrie des années 1960 et 1970 y voit un élément structurel d’une psychiatrie qu’elle dénonce. Le seul livre que le groupe information asile belge va publier porte justement sur la question de la collocation 3.

Le cadre normatif qui règle l’entrée et la sortie est défini à plusieurs échelles. au niveau national, les textes législatifs essaient de combiner deux aspirations contradictoires : protéger les citoyens contre des abus de la part des institutions psychiatriques et enfermer des personnes jugées déviantes. Que ce soit la loi belge de 1850, la loi française de 1838 ou la loi hollandaise de 1841, toutes s’inscrivent dans une pratique de l’enfermement

1. erving Goffman, asiles. études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968.

2. voir le compte-rendu sur la journée d’étude : Medizin im Kalten Krieg. Medizinische expertise in der

europäischen Zeitgeschichte à Cologne en décembre 2011 [http ://majerus.hypotheses.org/24] (consulté le 7 février 2012).

où la psychiatrie s’insère davantage dans des dispositifs de contrôle social que dans un discours médical. en effet, être interné dans un hôpital trique est un processus qui n’engage pas seulement l’institution psychia-trique mais également d’autres instances comme l’administration commu-nale ou la police et cela jusqu’aujourd’hui.

en Belgique, l’admission dans un « établissement pour malades mentaux » est régie par les lois du 18 juin 1850 et du 28 décembre 1873. La deuxième loi a entre autres été votée pour renforcer la protection des patients suite à plusieurs scandales qui ont émaillé la deuxième partie du xixe siècle. Le libéralisme surtout économique mais également sociétal constitue un élément central de l’image que l’État belge entend donner de lui-même. La collocation – l’hospitalisation sans consentement – est donc une pratique qu’il faut encadrer législativement. L’enfermement en tant que tel n’est pas mis en cause – on est loin d’un discours antipsychiatrique – mais la peur de l’enfermement arbitraire est bien présente. Le fait que cet enfermement psychiatrique puisse toucher toutes les classes sociales – donc également la bourgeoisie – explique pourquoi la loi de 1850 proclame explicitement vouloir « garantir la liberté individuelle en prévenant les séquestrations fondées sur une aliénation mentale supposée ».

Si la collocation touche jusqu’aux années 1970 la majorité des patients de l’Institut, une des caractéristiques de cette institution est néanmoins d’offrir un service ouvert à un quart de ses patients. Comme nous l’avons vu dans un chapitre précédent, leur espace est parfois soumis à des règles similaires à celles de l’espace des colloqués, malgré leur régime législatif différent. Se pose dès lors la question de savoir comment – indépendam-ment des prescriptions régleindépendam-mentaires – se déroulent l’entrée et la sortie dans l’Institut.

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La législation nationale réglemente surtout deux aspects de la colloca-tion : qui sont les personnes jugées aptes à la demander ? et quelles sont les modalités formelles de cette demande ?

Les lois de 1850 et 1873 offrent une définition très large en ce qui concerne le premier point. Les déclarations solennelles qui se trouvent dans les introductions et qui proclament une protection maximale du patient se heurtent à un flou réglementaire. en effet, à côté du tuteur, des autorités politiques au niveau provincial et communal, « toute personne intéressée » a le droit de demander la collocation. Dans la jurisprudence belge, cette notion de « personne intéressée » est définie avec une extrême élasticité. Comme le souligne le Wouters, ouvrage juridique de référence sur le « régime des malades mentaux » et qui connaît plusieurs éditions, cette notion ne se limite pas à un parent : « ainsi le propriétaire ou le locataire principal est

considéré comme une personne intéressée en ce qui regarde le sous-loca-taire ». Dans la pratique, la définition est encore plus large : à l’Institut des demandes de collocation sont parfois formulées par des infirmières sociales qui suivent des personnes déjà prises en charge par les systèmes sociaux existants 4. Pour admettre une personne dans son établissement, le médecin doit disposer d’un certificat médical en plus de l’arrêté du collège et/ou du visa du bourgmestre en cas d’une demande d’admission faite par une personne intéressée. Ce certificat doit avoir moins de quinze jours au moment de l’admission et ne peut pas être délivré par un médecin attaché à l’établissement. en cas d’urgence, la loi prévoit que le certificat peut être rédigé dans les 24 heures qui suivent la réception du patient. elle prescrit également que lorsque la personne est conduite par un policier à l’asile, ce dernier doit être vêtu « en bourgeois ». Chaque établissement dispose d’un registre matricule où la demande de collocation ainsi que le certificat médical sont transcrits 5. D’une manière générale, la collocation en Belgique est une mesure médico-administrative où la justice n’intervient guère, contrairement à d’autres pays comme les Pays-Bas 6.

Ces textes législatifs formulés dans la seconde moitié du xixe siècle déter-minent la collocation en Belgique jusqu’au début des années 1990 où une réforme importante est mise en place 7. Du côté des médecins, l’hospi-talisation sans consentement est peu mise en cause jusqu’aux années 1960, ni dans son principe ni dans son utilisation très large en Belgique. Sur les 24 000 lits psychiatriques que compte la Belgique en 1965, 87 % sont pour des patients colloqués. Les changements proposés dans la presse médicale sont le plus souvent opportunistes. ainsi en 1923, si le psychiatre Maere plaide pour une modification dans le régime des collocations des aliénés, il veut surtout réduire le dispositif administratif et donner plus de pouvoir aux médecins 8. Si la collocation pose problème aux psychiatres, c’est plutôt dans l’image que celle-ci leur renvoie par rapport aux autres disciplines médicales. ainsi le psychiatre bruxellois auguste Ley souligne en 1945 que la psychiatrie soigne de plus en plus les patients

« sans aucun appareil spécial, dans des salles d’observation et de traitement absolument analogues à celles des hôpitaux ordinaires [...] actuellement on arrive à les soigner sans liens ni moyens de contrainte, par des méthodes

4. HBiP, nS, n° 6135, avis de collocation : « état dépressif grave, tentative de suicide, Friedmann, collocation personne intéressée (inf. sociale) ».

5. Th. Wouters, P. Wouters et M. Poll, du régime des malades mentaux en Belgique, Bruxelles, e. Bruylant, 1938.

6. a. i Wierdsma, « emergency compulsory admissions in the netherlands : fluctuating patterns in rotterdam, 1929-2005 », History of Psychiatry, 20-2, 2009, p. 199.

7. loi du 26 juin 1990 concernant la protection de la personne du malade mental. Journée d’études du

9 mars 1991 en collaboration avec l’Union royale des Juges de Paix et de Police, Bruxelles, Fondation

Julie renson, 1992.

8. Maere, « exposé des motifs justifiant les modifications à introduire dans le régime des collocations des aliénés », Journal de Neurologie et de Psychiatrie, 2, 1923, p. 14-18.

médicales : alitement, balnéation, travail thérapeutique, chocs thérapeuti-ques [...] actuellement la psychiatrie est intégrée au domaine de la médecine générale 9 ».

Des réglementations locales

Face à cette législation nationale, l’Institut a son règlement interne qui fixe les conditions d’admission. Sont admises les personnes habitant une des 19 communes de l’agglomération bruxelloise où se trouvant sur ce terri-toire. elles sont reçues sur réquisitoire d’un commissaire de police, appuyé d’un certificat médical, réquisitoire qui doit être régularisé par le bourg-mestre. endéans les cinq jours, le médecin principal donne son avis au bourgmestre « sur le point de savoir s’il y a lieu de faire prendre à l’égard du malade, un arrêté de collocation par le Collège des Bourgmestre et Échevins 10 ». Ce règlement n’est pas en accord avec les lois qui ne prévoient pas de période de mise en observation précédant le déclenchement du dispositif de collocation. Cette stratégie locale a un double but : d’une part contourner, au moins temporairement, la procédure administrative assez lourde de la collocation, d’autre part baser la collocation non pas sur l’avis d’un médecin généraliste, mais d’un médecin psychiatre « pour sauvegarder davantage les intérêts des malades ».

enfin, dernier niveau normatif : le règlement officieux des infirmiers qui est partiellement mis sur papier, la fameuse longuette 11. Celle-ci réglemente essentiellement la remise des affaires du patient lors de son entrée dans un des deux pavillons. un registre spécifique est prévu pour y relever les objets personnels du patient, registre qui doit être rempli en présence des personnes qui l’ont amené. Cette tâche est effectuée par la « volante », une infirmière qui s’occupe plus particulièrement du travail administratif. elle s’occupe également de l’inscription des malades dans les registres d’entrée et de sortie prévus par la loi et vérifie si les papiers de la collocation sont en ordre. La longuette rappelle surtout deux règles :

« Le certificat médical ne peut être antérieur à 15 jours, le réquisitoire à 24 heures. [...] transcrire le rapport de police qui se trouve inscrit sur les collocations. S’il n’y a pas de rapport de police, elles [les volantes] sont priées de marquer : “r. de police néant.” J’insiste pour que les motifs de collocation soient toujours inscrits dans le dossier, à l’entrée du malade à l’institut. Si cette pièce (collocation) n’accompagne pas le malade à son

9. auguste Ley, l’hygiène et la prophylaxie mentales, Bruxelles, Office de publicité, 1945, p. 16.

10. aCPaSB, règlement d’ordre intérieur et de service de l’institut de Psychiatrie, Bruxelles, 1931.

11. La longuette est un recueil de circulaires et de règles officieuses valables à l’Institut et que la monitrice Hautain a fixé sur papier. « Chaque nouvelle infirmière ou élève abordant le service était aussitôt introduite dans un petit bureau tranquille et là, en tête-à-tête avec la longuette, était invitée à prendre connaissance de son contenu. » Madeleine Capon, « De la psychiatrie », Bruxelles, 1992, p. 46.

entrée, les infirmières volantes sont priées de téléphoner au bureau qui dictera les motifs de collocation et le rapport de police. »

une fois ces procédures administratives réglées, le patient est conduit par une infirmière dans la salle. Jusque là, il n’y a pas encore eu nécessaire-ment une intervention des psychiatres de l’Institut : ce sont donc les infir-mières qui décident de l’orientation du patient vers telle ou telle salle. Leur critère est essentiellement l’état d’agitation de la personne 12.