une notion dérivée qui joue un rôle central : celle de « facteur de risque ». Elle
peut être définie comme « toute entité, biologique, physico-chimique ou sociale,
positivement ou négativement corrélée à un état de santé »
475. Il s’agit
d’identifier « les facteurs qui sont associés positivement au risque de contracter
une maladie mais ne suffisent pas à la provoquer » : alors, « certains facteurs
de risque (comme le tabagisme) sont associés à plusieurs maladies, et
certaines maladies (comme les cardiopathies coronariennes) sont associées à
plusieurs facteurs de risque »
476. En étudiant les risques, l’épidémiologie établit
donc des « liens de probabilité, parfois même de causalité, entre des situations
[…] et leurs effets sur la santé »
477. Désormais, l’épidémiologie repose sur le
modèle multifactoriel des causes des maladies
478.
De plus, l’épidémiologie se révèle d’une efficacité redoutable. Non seulement
elle permet de produire un modèle explicatif des maladies chroniques, mais elle
va plus loin encore lorsqu’elle parvient, au cours des années 1970, à apporter
la « preuve » de leur prévalence ainsi que de la possibilité de lutter contre ce
« problème ». Tout d’abord, un chercheur américain développe en 1971 la
472
L. Berlivet, « Epidémiologie », art cit, p. 39.
473
D. Fassin et B. Hauray, Santé publique: l’état des savoirs, Paris, la Découverte, 2010, vol. 1/, p. 45.
474
R. Bonita, R. Beaglehole et T. Kjellström, Eléments d’épidémiologie, op. cit., p. 95-99.
475
L. Berlivet, « Epidémiologie », art cit, p. 39.
476
R. Bonita, R. Beaglehole et T. Kjellström, Eléments d’épidémiologie, op. cit., p. 95.
477
P. Lecorps et J.-B. Paturet, Santé publique, du biopouvoir à la démocratie, Paris, Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique, 2000, p. 29.
478
152
théorie de la « transition épidémiologique »
479. Celle-ci s’inscrit dans des débats
complexes et historiques sur les dynamiques des populations
480, dont l’étude
est traditionnellement dévolue à la démographie
481. Nous nous intéressons ici à
ce qui a été retenu de sa théorie : à savoir l’augmentation des maladies
chroniques dans les pays industrialisés
482et, en particulier, le fait que les
« maladies dégénératives et de société » constituent désormais la « première
cause de mortalité »
483.
Le succès de la théorie d’Orman est immense : le terme de « transition
épidémiologique » devient une citation « classique » dans l’univers de la santé
publique
484. On se trouve ici face à un cas particulièrement remarquable de la
sociologie de la réception, puisque l’intérêt de ce texte n’est pas tant dans ce
qui est écrit que dans la manière dont il est reçu. D’une démonstration
complexe, c’est bien cette notion qui retient l’attention, sans doute parce qu’elle
correspond justement à ce que les acteurs de la santé publique souhaitent
démontrer : le recours nécessaires à la prévention pour remédier à ce
« nouveau » problème que représente pour les sociétés la prévalence des
maladies non transmissibles.
479
A. R. Omran, « The Epidemiologic Transition: A Theory of the Epidemiology of Population Change »,
The Milbank Memorial Fund Quarterly, 1 octobre 1971, vol. 49, no 4, p. 509‑538.
480
Voir: G. Weisz et J. Olszynko-Gryn, « The theory of epidemiologic transition: the origins of a citation classic », Journal of the History of Medicine and Allied Sciences, juillet 2010, vol. 65, no 3, p. 287‑326.
481
Pour introduire sa théorie, Omran écrit : « Bien que la démographie continue d’être la discipline dominante dans l’étude des dynamiques des populations, l’investissement d’autres disciplines est hautement désirable ».
[Traduction par mes soins] : « Although demography continues to be the most prominent discipline concerned with population dynamics, involvement of other disciplines is highly desirable ».
482
Dans sa démonstration, Orman distingue en effet trois périodes de transition : la première est « l’âge de la pestilence et de la famine » (the Age of Perstilence and Famine), caractérisée par une forte mortalité et une faible espérance de vie ; la seconde étape dite « âge du recul des pandémies » (The Age of Receding Pandemics), est marquée par l’élimination des grandes épidémies et une augmentation de la population ; enfin, l’ « âge des maladies de dégénérescence et de société » (The Age of Degenerative and Man-Made Diseases) se traduit par une baisse de la mortalité et une augmentation de l’espérance de vie.
483
A.R. Omran, « The Epidemiologic Transition », art cit, p. 162-163
[Traduction par mes soins] : « During the transition, a long-term shift occurs in mortality and disease patterns whereby pandemics of infection are gradually displaced by degenerative and man-made diseases as the chief form of morbidity and primary cause of death».
484
Nous reprenons ici le titre de l’article : G. Weisz et J. Olszynko-Gryn, « The theory of epidemiologic transition », art cit.
153
Pour bien le comprendre, il faut s’arrêter sur la formulation proposée par
Orman : celle de « man-made diseases ». La traduction française de « maladie
de société » ne nous semble pas judicieuse, puisqu’en ayant recours à ce
terme générique d’une entité abstraite qu’est la « société », elle tend à masquer
l’imputabilité de la responsabilité que sous-tend l’expression anglaise. Nous lui
préférons donc celle de « maladie créée par l’homme », qui permet alors de
bien comprendre l’intérêt que cette notion présente pour la santé publique
485:
au « mystère » des maladies chroniques se substitue la possibilité de les
prévenir en agissant sur l’humain. La théorie de la transition démographique
peut donc être utilisée à deux titres : faire des maladies chroniques un
problème de première importance, et supposer la capacité de la santé publique
à agir pour le régler. On est bien face à un processus de construction
sociologique d’un paradigme dominant, auquel le succès de cette notion donne
une illustration parfaite puisqu’elle va orienter aussi bien la santé publique que
l’action publique sanitaire ; l’usage de l’épidémiologie se révèle décidément très
utile.
Un autre concept peut aussi être mobilisé pour souligner cette capacité
modificatrice : celui de « mortalité évitable » (avoidable mortality). Développé en
1976 par Rutstein et al.
486, il n’est pas à proprement dit un modèle
épidémiologique, mais le résultat du travail d’une équipe composée certes
d’épidémiologistes, mais aussi de médecins et d’experts en santé publique
487;
la grande flexibilité du modèle plurifactoriel de l’épidémiologie, qui peut
« s’adapter à de nombreux domaines de recherche »
488, explique aussi son
succès. Le concept de « mortalité évitable » est alors défini comme « toutes les
morts qui, étant donné les connaissances médicales et technologiques,
485
J. C. Caldwell, « Population health in transition. », Bulletin of the World Health Organization, 2001, vol. 79, no 2, p. 159.
486
D. D. Rutstein et al., « Measuring the quality of medical care. A clinical method », The New England Journal of Medicine, 11 mars 1976, vol. 294, no 11, p. 582‑588.
487
A. Castelli et O. Nizalova, Avoidable mortality: what it means and how it is measured, s.l., Centre for Health Economics, University of York, 2011, p. 2.
488
P. Peretti-Watel, « Du recours au paradigme épidémiologique pour l’étude des conduites à risque », art cit, p. 110.
154
pourraient être évitées par le système sanitaire soit par la prévention soit par le
traitement »
489. D’abord inventé pour évaluer la qualité des services de soin
490,
il est ensuite étendu et complexifié à mesure que des nouvelles variables sont
ajoutées, notamment les politiques de santé publique mais aussi les facteurs
« individuels »
491.
Ce qui est tout à fait remarquable, pour reprendre Philippe Paturet et
Jean-Bernard Lecorps, c’est la force du message : « on pourrait maîtriser les “morts
évitables” en changeant des comportements »
492. La santé publique peut ainsi
identifier les maladies responsables du mauvais état de santé des populations,
mais surtout montrer « à quel point celles-ci peuvent être évitées, et à quel
coût »
493. Là encore, c’est son efficacité qui est mise en avant : la santé
publique, armée de l’épidémiologie, peut prétendre offrir aux pouvoirs publics
les moyens de l’action.
L’histoire de l’épidémiologie est fondamentale pour comprendre la santé
publique contemporaine, car elle y occupe une place centrale. Tant et si bien
qu’elle constitue, comme le montre cet extrait, un socle de savoirs
indispensable à tout acteur qui souhaiterait se revendiquer de l’univers
professionnel de la santé publique :
[L’épidémiologie] est une science de base ; […] l’épidémiologie est faite par tout
le monde. Personne ne peut prétendre avoir, je pense, une formation en santé
publique sans avoir fait de l’épidémiologie. C’est une science fondamentale de
toute la santé publique. Si vous ne pouvez pas interpréter des données en
relation avec la santé et la maladie d’un point de vue populationnel et de
sous-groupes, si vous ne pouvez pas faire cela alors vous êtes peut-être quelque
489
A. Castelli et O. Nizalova, Avoidable mortality, op. cit., p. 1.
[Traduction par mes soins]: « The concept of “avoidable mortality” refers, broadly speeking, to all those deaths that, given current medical knowledge and technology, could be avoided by the healthcare system through either prevention and/or treatment ».
490
G. Stevens et C. Mathers, « Avoidable mortality—a tool for policy evaluation in developing countries? »,
The European Journal of Public Health, 1 juin 2010, vol. 20, no 3, p. 2110.
491
Voir : A. Castelli et O. Nizalova, Avoidable mortality, op. cit.
492
P. Lecorps et J.-B. Paturet, Santé publique, du biopouvoir à la démocratie, op. cit., p. 34.
493
G. Stevens et C. Mathers, « Avoidable mortality—a tool for policy evaluation in developing countries? », art cit, p. 211.