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Que pourrait-on conclure de cette description schématique des jugements de Villemain? Presque rien, malheureusement. Pourrait-on en ce cas dégager chez lui un jugement global sur la littérature du Moyen Âge? Non plus: les jugements varient trop d'un auteur à l'autre, d'une littérature à l'autre, pour que l'on puisse en extraire une vision globale. À l'intérieur même de chacune des littératures, les jugements sont si variés, qu’on ne peut en faire un synthèse acceptable: les blâmes véhéments et les éloges enflammés alternent d’une façon qui nous empêche de trancher sans injustices. Pour mieux juger de la réception générale et globale des œuvres du Moyen Âge chez cet éminent professeur, il ne serait pas vain de considérer attentivement l'enthousiasme de l'auteur: cet enthousiasme, contrairement à l’exposition et à l’énumération froides des jugements du critique, permettra de donner une vue générale de la réception qu’a eu Villemain de cette littérature. C’est le moyen auquel nous sommes réduits. On peut par ailleurs rapprocher l'enthousiasme apparent du critique

231 Ibid., pp. 162-163.

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pour les lettres médiévales de celui des hommes de lettres du XIVe siècle pour les lettres anciennes, desquels il disait d'ailleurs:

Bientôt cette critique d'enthousiasme fut mêlée d'une critique d'érudition. [...] On voit tout-à-coup se déployer et les trésors de la Grèce et ceux de l'ancienne Italie; on voit l'esprit de l'homme changer de place et d'enthousiasme, quitter ces idées théologiques qui l'avaient seules occupé pendant les premiers siècles, et se ravir d'admiration à la vue des chefs- d'œuvre de l'antiquité profane. Vous le savez, cet enthousiasme alla presque jusqu'à la réalité de l'idolâtrie.232

Villemain a la critique d'enthousiasme de ce découvreur qu'il décrit, lorsqu'il parle des humanistes de la Renaissance. On se souvient aussi de ses exhortations passionnées à retrouver et à imprimer les manuscrits médiévaux qui moisissaient dans les bibliothèques.

Le décompte des critiques positives et négatives, et leur comparaison seraient moins probants qu'on ne le pourrait croire, si l'on ne prend pas en compte le ton sur lequel ces critiques sont formulées; cela est d'autant plus vrai chez Villemain, qui avance au gré de ses caprices, sans système ni doctrine littéraire préalable. Un blâme timide, par exemple, perdu dans un discours enthousiaste et admirateur est de peu de poids. Le ton hiérarchise l'importance des critiques, et leur donne plus ou moins de force. Chez Villemain, le ton enthousiaste réduit l'importance des censures qu'il apporte par la suite, quelque sévères qu’elles soient. Si les censures sont sans ménagements, leur rareté et le ton passionné sur lequel le reste de l'œuvre est écrite, en atténuent de beaucoup la portée.

Voyons donc quelques exemples de cet enthousiasme. Bertram de Born est dit sans génie. Jugement sévère, apparemment sans appel. Mais comment ce même Bertram est-il présenté au lecteur? sur quel ton? Villemain présente un de ces poèmes ainsi:

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Figurez-vous qu'une science presque égale à celle de poètes de l'antiquité, a dans l'original construit les paroles, nuancé, varié les sons, et joué avec le mètre; puis arrêtez-vous seulement aux pensées et aux passions.233

Il dira encore, après la traduction d'un autre de ses poèmes:

Rien de plus habile dans ses tours que cette poésie qu'anime une verve de couleur; rien de plus savant que la forme et la distribution des rimes [...] remettez des sons cadencés et touchants, cette langue mélodieuse et sonore du midi, une musique expressive et simple, la voix mâle du guerrier-poète attendri par la douleur, et vous aurez retrouvé tout le charme de la poésie, et deviné sa puissance.234

Bertram est belliqueux, batailleur, guerrier, chevalier, fougueux, poète235, etc. Quelle présentation! Tout se présente ainsi, jusqu'à ce qu'un jugement acerbe vienne affirmer qu'il y a peu de génie dans tout cela; cette condamnation pèse peu, après tant de dithyrambes. Qu’est-ce qu’un simple jugement après tant d'éloquence laudatrice! Les mérites y sont approfondies, tandis que les défauts ne sont qu’effleurés; les éloges sont souvent précis, et les blâmes généraux. La qualité des éloges et le négligé des blâmes produisent l'effet que l'on peut supposer.

Un autre exemple va dans le même sens. Prenons Joinville, auquel Villemain consacre fort peu de place. Ce n'est pas tant par les éloges ou les blâmes qu'il lui adresse qu'on est frappé, mais par l'enthousiasme du point d’orgue qui achève son cours sur cet auteur: « On ne commente pas cet admirable naturel236. » C'est exalté, et c'est précis, puisque c'est le jugement d'un morceau que le lecteur vient de lire ou d’entendre: l'enthousiasme se sent dans l'exclamation; et la précision se sent dans l'éloge du naturel, qui est un élément précis du

233 Abel-François Villemain, Cours de littérature française, op. cit., 1830, I, p. 121. 234 Ibid., p. 160.

235 Ibid., pp. 129, 165, 182, 151, 196. 236 Ibid., p. 320.

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texte de Joinville —contrairement au génie, qu'on dénie parfois à la légère à certains auteurs, et qui n'est qu'un concept vague et jamais défini.

Pour présenter avec exactitude l'enthousiasme de Villemain pour Commines —envers lequel il peut être parfois très critique—, il faudrait citer une foule de passages:

[...] le livre de Comines, en marquant le progrès que la raison, le gouvernement, l'art de vivre avaient fait en France au XVe siècle, offre la perfection d'un récit à la fois judicieux et naïf.237

Les chapitres où il explique les causes de la résistance victorieuse des Suisses et l'affaiblissement de la maison de Bourgogne [...] veulent être édités avec soin238.

Ce dernier trait semble de Bossuet. Comines a d'abord été le peintre le plus expressif et le plus intelligent de la politique et de l'habileté de Louis XI [...]239

Villemain s'étonne souvent de la liberté de penser de Commines, et invoque de longs morceaux pour expliquer son étonnement. La principale critique qu'il adresse à l’historien, soit sa froideur morale, semble être, comme on dit, le défaut d'une qualité, soit le défaut de son génie politique qui considère les choses froidement.

Tout est ainsi, d’un bout à l’autre. Cet enthousiasme ne se manifeste pas seulement à propos des auteurs et poètes médiévaux, mais également dans le ton général des deux volumes consacrés à cette époque. Il a été rappelé souvent ici-même, que Villemain regrettait que les études sur le Moyen Âge n'occupassent pas plus de place dans le monde des lettres. Ce regret même contribue à la manifestation de son enthousiasme. L'intérêt et la sincérité de cet intérêt y participent. Sa curiosité aussi, de même que les nombreuses exhortations à la recherche.

237 Abel-François Villemain, Cours de littérature française, op. cit., 1830, II, p. 309. 238 Ibid., p. 315.

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L'on pourra nous rétorquer que cet enthousiasme reste indémontrable et manque de fondement objectif. N’est-il pas plutôt dans nos yeux que sous la plume du critique? Nous tenons qu’il faut se résigner, dans de tels cas, à un certain flou et à une certains imprécision qui ne laissent pas de faire avancer nos connaissances. Cet enthousiasme est bel et bien présent, et il est partout.