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Enquête sur un texte * (août-septembre 2004)

Éditées depuis trente ans, les Lettres des deux amants n’ont pas reçu, au moment de leur publication, toute l’attention qu’elles méritaient1. Au milieu des années 1970, plusieurs chercheurs de renom contestaient l’authenticité de la correspondance « monastique » d’Héloïse et Abélard, parvenant pour un temps à semer le doute chez le plus grand nombre. Rares étaient les historiens qui défendaient alors l’idée que l’un et l’autre avaient réellement écrit les lettres qui leur étaient attribuées2. Dans le feu de cette controverse, personne n’a osé sérieusement étudier la possibilité que, de surcroît, ce dossier de lettres anonymes devait leur revenir. Maintenant que tous les chercheurs, ou presque, s’accordent à juger ces textes authentiques, il faut souhaiter que le débat qui s’engage autour des nouvelles lettres saura tirer les leçons des échanges passés. Examinant les argumentations tenues par les uns et les autres au cours de la précédente controverse, John Marenbon note que la véritable ligne de partage n’a pas divisé les adversaires et les partisans de l’authenticité, pas plus qu’elle n’a tenu aux arrière-pensées idéologiques des uns et des autres. Elle a plutôt séparé ceux qui ont cherché à fonder leur jugement sur des preuves textuelles et ceux qui ont cru pouvoir s’en passer3. Déjà, dans le cours de la polémique, Peter Dronke dénonçait les raisonnements appuyés sur une « vraisemblance psychologique » qui ne faisait que projeter sur les acteurs du drame les préjugés de leurs interprètes contemporains4. Seules des approches fondées sur une lecture serrée des textes,

* [Paru dans dans Lettres des deux amants, attribuées à Héloïse et Abélard, Paris, Gallimard, 2005, p. 175-218.]

1 Outre quelques comptes rendus de l’édition de E. Könsgen et de rares mentions fugaces, la première étude de fond a été celle de Peter Dronke, Women Writers of the Middle Ages, Cambridge, 1984, p. 92-97.

2 Pour une vue d’ensemble sur cette controverse, cf. John Marenbon, The Philosophy of Peter Abelard, Cambridge, 1997, p. 82-90 ; Constant J. Mews, Lost Love Letters, p. 47-53.

3 J. Marenbon, « Authenticity revisited », in B. Wheeler ed., Listening to Heloise, New York, 2000, p. 19-33.

4 P. Dronke, « Abelard and Heloise in Medieval Testimonies » (1976) repris in Id., Intellectuals and Poets in Medieval Europe, Rome, 1992, p. 247-290.

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relevant des indices significatifs et tenant compte de l’ensemble des preuves déjà validées, ont une valeur démonstrative. On peut certes se réjouir de voir surgir de nouveaux documents attribués à une femme écrivain du douzième siècle, s’en désoler pour d’autres motifs ou refuser de l’admettre, de même que l’on peut par principe déclarer impossible l’existence de lettres privées au Moyen Age. Ce n’est pas en campant sur de telles pétitions de principe que l’on parviendra à percer le mystère des deux amants.

L’ouvrage de Constant Mews procède à une très large mise en contexte des Lettres au sein de l’univers culturel du début du douzième siècle. De façon complémentaire, la démarche suivie ici consistera à scruter méthodiquement tous les indices qui permettent d’établir la nature exacte de ces documents et l’identité de leurs auteurs. J’espère ainsi réussir à formuler des arguments susceptibles de convaincre John Marenbon lui-même, grand spécialiste d’Abélard qui ne s’est pas encore prononcé sur la question5. Cette démarche méticuleuse pourra parfois sembler aride. Pourtant, hormis l’absence de la silhouette habituelle du détective, le lecteur familier des investigations policières ne devrait pas être trop dépaysé par la forme d’enquête qui sera menée. L’objet est bien sûr différent, mais les types d’observation et les modes de déduction présentent de nombreuses affinités. Ainsi, de même qu’une enquête criminelle doit commencer par l’examen de la « scène du crime », le relevé des empreintes et autres indices éventuellement laissés malgré lui par l’assassin, notre enquête débutera elle aussi par une étude des éléments matériels dont nous disposons. Il s’agit, en l’occurrence, de ceux que contient l’unique manuscrit par lequel nous connaissons les Lettres.

1

Le codex 1452 de la bibliothèque municipale de Troyes est longtemps demeuré inaperçu, avant que Dieter Schaller le remarque, en 1967, au cours de ses recherches sur les lettres d’amour médiévales, puis qu’Ewald Könsgen en ait donné une remarquable édition critique6. Chose assez peu fréquente pour un manuscrit de ce temps, le volume est clairement daté et signé. Il a été copié de la main de Jean de Woëvre (Johannes de Vepria) qui inscrit, vers le milieu du volume, comme date de son travail, le 23 juillet 1471. Jeune lettré cistercien, originaire du diocèse de Verdun, Jean de Woëvre avait environ vingt-cinq ans lorsqu’il fut appelé à Clairvaux par le nouvel abbé, Pierre de Virey, et chargé par lui de réaliser l’inventaire des manuscrits conservés dans l’abbaye7. Clairvaux possédait l’une des plus belles bibliothèques d’Occident, continuellement enrichie depuis sa fondation,

5 NB : il s’est prononcé après coup, dans un sens très hostile à l’attribution à Héloïse et Abélard, dans J. Marenbon, « Lost Love Letters ? A Controversy in Retrospect », International Journal of the Classical Tradition, 15-2, juin 2008, p. 269-280.

6 Sur l’histoire de la redécouverte du texte, voir à présent Ewald Könsgen, « Der Nordstern scheint auf dem Pol. Baudolinos Liebesbriefe an Beatrix, die Kaiserin – oder Ex epistolis duorum amantium » in Nova de veteribus. Mittel- und neulateinische Studien für Paul Gerhard Schmidt, A. Bihrer, E. Stein ed., Münich-Leipzig, 2004, p. 1113-1121, qui contient également des traductions de quelques lettres en allemand. Le manuscrit et le copiste sont étudiés en détail dans l’édition de E. Könsgen, Epistolae, p. IX-XXXIII.

7 Jean-François Genest, André Vernet, La Bibliothèque de l’abbaye de Clairvaux du XIIe au XVIIIe siècle, Paris, 1979.

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par saint Bernard, au début du XIIe siècle. Son catalogue n’avait pas été refondu depuis le XIIIe siècle. Au cours de l’année qu’il consacra à cette tâche, achevée en mai 1472, Jean prit en note pour son propre compte, sur des cahiers de papier, des extraits de certains des textes qu’il découvrait dans la bibliothèque, s’attardant souvent sur les plus rares. À l’exception de morceaux tirés du De officiis de Cicéron, le volume personnel qu’il a ainsi constitué concerne principalement l’art épistolaire. L’ensemble forme un florilège dans lequel des extraits d’épistoliers chrétiens antiques (Cassiodore, Sidoine Apollinaire, Ennode de Pavie, Cyprien) côtoient des lettres d’auteurs cisterciens (Transmundus, Jean de Limoges) ou d’autres raretés datant du XIIe siècle (deux lettres de Guillaume de Malmesbury) ainsi que de longs passages d’un manuel de lettres composé par un humaniste de Louvain, Carolus Virolus. Les extraits des Lettres des deux amants figurent à la fin de ce recueil (fol. 159r-167v). Ils couvrent l’essentiel de son dernier cahier qui s’achève, après un folio laissé vacant, par quelques nouveaux extraits de lettres cisterciennes. Les vérifications qu’a effectuées Ewald Könsgen montrent, dans les cas où les manuscrits concernés ont survécu, que c’est bien à partir de volumes alors présents à Clairvaux que ces copies ont été réalisées8. La même vérification ne peut être menée pour les Lettres des deux amants, dont la source n’a pas été conservée. Bien que nous ne puissions en être totalement certain, il paraît toutefois très probable que cette copie ait été réalisée dans les mêmes circonstances.

Le bibliothécaire de Clairvaux est le principal témoin de notre enquête. Faute de pouvoir l’interroger, l’examen de sa personnalité nous apportera des éléments précieux. Au cours de sa carrière, Jean de Woëvre a transcrit de nombreux autres textes rares, de caractère aussi bien religieux que littéraire. Le seul ouvrage qu’il ait composé est un recueil de proverbes, publié en français à Paris en 14959. Amateur de belles-lettres, il n’était pas lui-même auteur de textes originaux. Rien n’autorise donc à imaginer qu’il ait pu forger les Lettres des deux amants et n’en conserver que des extraits dans ses propres papiers. Conformément aux mœurs des humanistes de ce temps, il transmettait volontiers ses trouvailles à d’autres connaisseurs, en les destinant parfois à l’impression. C’est sans doute à la faveur d’un prêt de ce genre que le volume original contenant les Lettres a quitté Clairvaux, sans avoir malheureusement jamais franchi l’étape de l’édition imprimée. Lecteur curieux, Jean de Woëvre était également un copiste soigneux.

Ewald Könsgen a pu le vérifier. Son édition critique n’a eu besoin d’introduire qu’un nombre infime de corrections, appelées par le sens ou la grammaire. Ce trait suggère également, au passage, que la source employée contenait elle-même un texte de bonne qualité. Si l’on peut donc être infiniment reconnaissant au bibliothécaire d’en avoir préservé de larges extraits, il nous procure inséparablement une terrible frustration d’avoir été parcimonieux dans sa transcription et de ne pas en avoir dit plus au sujet de sa source.

Dans leur présentation sur la page, les Lettres forment un ensemble compact.

Les extraits copiés s’enchaînent les uns aux autres. Le début d’une nouvelle lettre correspond souvent à un retour à la ligne mais ce n’est pas toujours le cas. Les pieds de mouche qui les séparent peuvent également servir à diviser les différents paragraphes d’une même lettre. Les initiales inscrites en marge, indiquant tour à

8 E. Könsgen, Epistolae, p. XXVIIII-XXXI.

9 La première édition est parue sous le titre : Les prouerbes communs, Paris, Estienne Jehanot, 1495.

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tour les interventions de la femme et de l’homme, constituent les meilleurs repères visuels pour suivre la succession des lettres. Ce n’est pas le copiste mais l’éditeur moderne qui les a numérotées. Les cent seize documents composant ce recueil sont de formats très différents. Certains sont de brefs messages, parfois de dix mots à peine. D’autres lettres sont bien plus longues ; une quinzaine d’entre elles compte plus de deux cents mots. Quelques-unes se présentent comme des lettres-poèmes ou sous une forme mixte associant vers et prose. Les lettres attribuées à l’homme sont les plus nombreuses, mais celles de la femme sont souvent plus longues, si bien que la répartition en taille est à peu près équivalente. La dernière pièce recopiée est un long poème qui occupe à lui seul une colonne de la dernière page employée ; le reste de la page et celle qui lui fait face sont demeurés vides. La copie ne s’est donc pas interrompue faute de place. Mais aucune mention ne vient préciser que ce poème marque bien la fin d’une collection.

Dans ce cas, comme pour d’autres aspects, c’est surtout l’absence d’éléments matériels qui doit retenir l’attention. La formule portée en tête du recueil, Ex epistolis duorum amantium, est une simple indication de provenance et non pas un véritable titre. On peut d’ailleurs se convaincre que le choix de cette expression revient à Jean de Woëvre lui-même. Pour leur part, les correspondants n’emploient jamais le terme d’epistola. Ils décrivent plus simplement les messages qu’ils s’échangent comme des litterae. Pour qu’un bibliothécaire, soucieux par profession de l’intitulé exact des écrits qu’il manie, ait pu agir ainsi, il lui fallait une bonne raison. La plus évidente pourrait être que le manuscrit qu’il avait sous les yeux lui transmettait un texte anonyme, dépourvu de titre comme de tout autre élément d’identification. Il aurait ainsi reconstitué de lui-même la meilleure désignation de cette correspondance, en se souvenant probablement du titre donné par Enea Silvio Piccolomini à son Histoire de deux amants10.

Une seconde observation semble devoir confirmer cette piste. Pour tous les autres textes transcrits dans le codex 1452, Jean de Woëvre signale avec précision le lieu d’où sont tirés les extraits copiés, que ce soit en marge ou dans le corps du texte.. Il peut s’agir d’un titre de chapitre, d’une numérotation ou d’une rubrique annonçant, fût-ce de façon sommaire, l’objet ou les circonstances d’une lettre. De telles rubriques figurent habituellement dans les recueils de lettres médiévales, proprement édités et destinés à être diffusés. Pour reprendre un exemple évoqué plus haut, les plus anciens manuscrits des lettres « monastiques » d’Héloïse et d’Abélard comportent des rubriques de ce type ; elles démontrent ainsi que cette correspondance a fait l’objet, dans cette mesure au moins, d’un travail d’édition.

Leur absence dans les extraits des Lettres des deux amants autorise à penser que la source employée par Jean de Woëvre était elle aussi dépourvue de rubriques ou d’intertitres servant à identifier les différentes lettres de ce recueil ou à diviser celui-ci en plusieurs parties ou sections. En lieu et place, le bibliothécaire a noté en marge ces initiales que nous avons déjà rencontrées, employant encore une fois un vocabulaire qui n’est pas celui des amants11. L’hypothèse précédente semblerait ainsi se confirmer. Le manuscrit perdu n’aurait pas présenté d’importantes traces

10 Enea Silvio Piccolomini, Histoire de deux amants, trad. Isabelle Hersant, Paris, 2001. Dans ses cahiers personnels, Jean de Woëvre a copié de nombreux autres textes de Piccolomini.

11 L’homme appelle deux fois son amie « la plus douce de toutes les femmes » (V 50 et 56). De son côté, la femme n’emploie le mot vir que dans la seule lettre 62, dans des formules désignant de façon générale des attributs masculins.

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de mise en forme et n’aurait contenu aucun élément explicite d’identification.

Pourtant, il ne faut pas conclure trop vite en ce sens, en négligeant une autre piste.

Rien ne permet en effet d’exclure à ce stade de l’enquête que Jean de Woëvre ait, au contraire, volontairement ignoré des indications très précises, telles que les initiales des amants ou un titre mentionnant expressément leurs noms. Par discrétion, il aurait alors choisi de les remplacer par des formes plus neutres. Un seul point est pour l’instant assuré. Il existe un contraste marqué entre l’expression subjective des amants et leur désignation impersonnelle, dans le titre et dans les marges, que l’on peut raisonnablement imputer au copiste.

Tout ce que nous connaissons des Lettres des deux amants est tributaire des choix du jeune moine humaniste. Il importe donc de comprendre leurs motifs, autant que faire se peut. Copiste soigneux, Jean de Woëvre indique scrupuleusement, d’un ou deux traits obliques, toutes les coupes qu’il effectue dans les textes qu’il transcrit. Ces cicatrices légères, incisées à la surface de sa copie, permettent d’entrevoir en négatif les passages qui nous manquent. De façon inégalement répartie, plus d’un tiers des lettres sont concernées par de telles omissions (40 lettres sur 116). Au début du recueil, les coupes sont drastiques.

Seules, ou presque, les formules de salutation et d’adieu sont conservées. La situation évolue peu à peu, à mesure que les lettres elles-mêmes prennent davantage d’ampleur. Jean de Woëvre semble désormais captivé par les joutes littéraires auxquelles se livrent les correspondants. La plupart des longues lettres de plus de deux cents mots qui se succèdent à partir de la lettre 22 ne contiennent qu’un ou deux signes d’omission, certaines sont copiées intégralement.

Les deux textes les plus mutilés, comportant chacun quatre lacunes, permettent de saisir le point où s’arrête l’intérêt du moine cistercien pour cette correspondance amoureuse. Ces deux lettres (107 et 112), écrites par la femme, se distinguent également par le ton plus distancié qu’elles empruntent afin de porter des jugements réflexifs sur l’histoire en cours. De la première, Jean de Woëvre ne conserve, outre une maxime, que le début d’une allégorie, sans noter l’application de celle-ci à la situation des amants. Pour sa part, la lettre 112 semble avoir donné l’occasion à la femme de récapituler toute l’histoire, depuis les débuts de leur correspondance. Les coupes sont trop nombreuses pour que l’on comprenne avec certitude l’objet ultime et le sens de cette missive. N’ont été conservés que deux paragraphes et deux maximes, isolées de leur contexte. Dans les deux cas, tout ce qui relève des circonstances concrètes sur lesquelles portait la réflexion de la femme a été laissé de côté. Dans l’ensemble du recueil, de nombreuses omissions s’expliquent par des raisons semblables. En ne retenant que les formules ayant une portée générale, le copiste semble avoir voulu expurger les lettres de leurs détails les plus particuliers. Ce qui aurait fait le sel de cette correspondance aux yeux d’un lecteur moderne constitue précisément ce qu’un lettré du XVe siècle juge nécessaire d’écarter. La source qu’avait entre ses mains Jean de Woëvre n’était pas, selon toute vraisemblance, un recueil de lettres-modèles, conçues pour être proposées à l’imitation. C’est son intervention qui a contribué à lui donner partiellement cette apparence, conformément à l’objet de la petite anthologie personnelle qu’il se constituait.

Ce premier examen de la démarche suivie par le copiste incite à formuler une déduction supplémentaire. Aucun signe n’indique que Jean de Woëvre ait, à quelque moment que ce soit, laissé de côté une ou plusieurs lettres. C’est

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précisément une fonction qu’auraient pu remplir les rubriques dont nous avons noté l’absence. Le copiste aurait pu signaler de la sorte qu’il omettait des lettres entières en indiquant, par exemple, que les extraits suivants avaient été pris « ailleurs » ou

« un peu plus loin » dans le recueil. Il ne l’a pas fait, pas plus qu’il n’a eu recours à ses habituels signes d’omissions pour signaler des lacunes entre deux lettres. Les deux traits obliques placés après le titre, que certains ont voulu interpréter en ce sens, n’ont aucunement cette valeur. Tracés à l’encre rouge, ils ont une pure fonction décorative au sein de l’encadrement du titre12. Seul un passage pourrait présenter une situation comparable. Afin de distinguer la lettre 112, dont la formule d’adieu est omise, de l’extrait qui suit, le scribe a noté en marge les mots ex alia, signalant ainsi que cet extrait provient « d’une autre » lettre. Il s’agit sans doute de la lettre suivante, mais on ne peut exclure, dans le cas présent, qu’une ou plusieurs lettres aient été volontairement laissées de côté par le copiste13. Cette unique annotation permet toutefois d’élaborer un argument a contrario. L’absence d’indications comparables dans les pages précédentes signifie que Jean de Woëvre n’a jamais eu besoin d’apporter ailleurs ce genre de précision. Ce fait suggère qu’il copiait les lettres les unes après les autres, dans leur continuité, telles qu’elles se présentaient à lui. C’est pourquoi, en dépit des nombreuses lacunes signalées à l’intérieur des lettres, il est raisonnable de penser que les extraits dont nous disposons reflètent l’apparence générale de la collection de lettres que le bibliothécaire avait tenu entre ses mains.

Quel que soit le degré d’élaboration formelle du manuscrit parvenu jusqu’à Clairvaux, il est indéniable qu’il s’agissait d’un recueil de lettres, c’est-à-dire d’une collection constituée au prix d’un effort réfléchi de sélection et d’organisation d’un matériau préexistant. Plusieurs allusions permettent de comprendre que les amants communiquaient entre eux au moyen de tablettes de cire (V 14, M 49, 62, 66), transmises par des messagers (V 37). Ces tablettes étaient alors le support d’écriture le plus pratique. Constituées de planchettes de bois creusées à l’intérieur desquelles était coulée une pellicule de cire colorée, elles étaient généralement employées par paires, liées ensemble par des lanières qui pouvaient éventuellement être scellées. Faciles à préparer et susceptibles d’être réemployées, elles étaient particulièrement adaptées aux exercices scolaires. Dans les Institutions qu’il a rédigées pour les moniales du Paraclet, Abélard recommande leur usage dans le cadre d’activités savantes14. Le poète angevin Baudri de Bourgueil parle avec

Quel que soit le degré d’élaboration formelle du manuscrit parvenu jusqu’à Clairvaux, il est indéniable qu’il s’agissait d’un recueil de lettres, c’est-à-dire d’une collection constituée au prix d’un effort réfléchi de sélection et d’organisation d’un matériau préexistant. Plusieurs allusions permettent de comprendre que les amants communiquaient entre eux au moyen de tablettes de cire (V 14, M 49, 62, 66), transmises par des messagers (V 37). Ces tablettes étaient alors le support d’écriture le plus pratique. Constituées de planchettes de bois creusées à l’intérieur desquelles était coulée une pellicule de cire colorée, elles étaient généralement employées par paires, liées ensemble par des lanières qui pouvaient éventuellement être scellées. Faciles à préparer et susceptibles d’être réemployées, elles étaient particulièrement adaptées aux exercices scolaires. Dans les Institutions qu’il a rédigées pour les moniales du Paraclet, Abélard recommande leur usage dans le cadre d’activités savantes14. Le poète angevin Baudri de Bourgueil parle avec