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CHEZ LES TÉCNICAS

De quelle manière les técnicas s’engagent-elles dans leur mission professionnelle ? Croient-elles dans les objectifs officiels de la mesure de Liberté Assistée ? Entretiennent-elles un rapport distant, réflexif aux différentes tâches qui leur sont confiées ou sont-elles émotionnellement impliquées dans leur travail ? Nous répondrons à ces différentes questions à travers une analyse du rapport que les técnicas entretiennent avec leur activité professionnelle ainsi que des formes d’engagement qu’elles adoptent face aux injonctions parfois contradictoires de leur métier et aux nombreuses frustrations et déceptions qu’elles doivent affronter.

Accompagner de jeunes délinquants en milieu ouvert s’apparente à maints égards, aux yeux des técnicas, à un défi professionnel que l’on ne peut choisir d’affronter que par vocation. A quelques exceptions près105, le poste de

técnica de la Liberté Assistée représente pour ces dernières le premier

emploi ayant pour public cible de manière explicite et centrale les jeunes « délinquants », c’est-à-dire ayant été inculpés et condamnés pour avoir transgressé la loi pénale par le système de justice des mineurs. Dans les faits toutefois, bon nombre de técnicas ont déjà travaillé antérieurement avec ce même public par l’intermédiaire d’autres programmes ou institutions (foyers pour adolescents, programmes pour jeunes en situation de risque, etc.). Le défi, maintes fois souligné dans les discours des técnicas interviewées, que

105 Trois técnicos interviewés (Paula, Pedro et Viviane) ont en effet travaillé auparavant dans

représente la prise en charge de jeunes délinquants, est donc souvent contrebalancé dans les mêmes récits par une expérience antérieure auprès de ce public. Dans tous les cas, les técnicas se perçoivent comme entièrement dédiées à la cause des adolescents qu’elles accompagnent, et leur activité professionnelle engage à leurs yeux l’ensemble de leur personne :

« Donc, ce corps à corps, car j’aime bien dire que c’est vraiment un programme corps à corps, tu es là avec le jeune, et si lui il n’a pas envie, tu vas avec lui, tu accompagnes… » (Amelia, Psy, RJ). Ce n’est donc pas tant la técnica qui impose un rythme, une structure et des objectifs à la mesure de LA que le jeune qui, par ses réactions, indique à la

técnica la posture à adopter. Créativité et subtilité constituent donc des

piliers de la prise en charge en Liberté Assistée, car la liberté du jeune empêche toute contrainte ou imposition directe sur ce dernier. Ainsi, une

técnica nous expliquait un jour la grande différence entre le métier de técnica

dans les mesures en milieu ouvert et de milieu fermé : dans les institutions fermées, il est facile de faire participer le jeune aux activités proposées puisque ce dernier est enfermé et n’a donc pas d’autre alternative, alors qu’en LA, la técnica est « toujours en train de marcher sur des œufs » et doit donc se montrer subtile dans chacune de ses interventions.

Ce « corps à corps » se traduit également par une implication émotionnelle forte des técnicas dans le suivi des jeunes. Les signes d’affection témoignés par les técnicas envers les jeunes sont quasiment quotidiens. Lorsqu’un/une jeune franchit la porte du CREAS, Priscila (AC, RJ) accueille par exemple systématiquement celui/celle-ci par un « Salut mon chéri ! » ou « Comment ça va ma belle ? »(« Oi meu querido ! », « Tudo bem minha linda ? ») et lui fait la bise. Plus tard, au téléphone, Priscila demande à un jeune pourquoi il ne vient plus à ses rendez-vous de LA, et ajoute : « Tu m’as manqué ! » (« Estou

com saudade ! »). Les relations entre jeunes et técnicas sont par ailleurs

fortement structurées par des logiques de genre, puisque la majorité des

técnicas sont des femmes tandis que la plupart des adolescents sont des

garçons. Les démonstrations d’affects des técnicas oscillent donc entre une posture tantôt plutôt maternelle, protectrice (« mon garçon » - « meu

menino ») et des attitudes qui parodient la séduction, voire y font même

directement référence. Ainsi, lorsque Felipe vient dire au revoir à Mayra (Pedag, RJ) à la fin de son entretien en lui faisant la bise, celle-ci s’exclame : « Mais quel garçon séducteur ! » (« Mas que menino sedutor ! »). A Belo Horizonte, en raison de la prégnance des approches psychanalytiques, il est

souvent fait référence au désir des jeunes, et notamment aux transferts d’affects qui peuvent se développer dans la relation entre un jeune et sa

técnica. C’est néanmoins toujours du désir et du besoin de séduction du jeune

qu’il s’agit (les jeunes sont décrits comme faisant par exemple des « demandes d’amour » à leur técnica), et la posture des técnicas n’est par contre jamais thématisée ou problématisée, comme si ces dernières étaient censées être suffisamment professionnelles et réflexives pour gérer ces relations. Les técnicas font par contre souvent allusion aux affinités qu’elles entretiennent avec tel ou tel jeune, ou à la difficulté de dialoguer avec tel autre. Everton, qui a accompli sa mesure de LA à Rio de Janeiro, était par exemple décrit par sa técnica comme trop « arrogant » et cette dernière, alléguant ne pas supporter ce jeune, a demandé à ses collègues de prendre le cas en charge. Le degré d’implication émotionnelle des técnicas varie d’un cas à l’autre : parfois, tout l’accompagnement en LA est vécu et décrit sous l’angle des affects, comme dans le cas d’Artur, qui est décrit par sa técnica comme un orphelin démuni, injustement soumis à une mesure socio-éducative, et qui a besoin de se sentir protégé :

« Nous avons compris dès le début que ce garçon n’avait pas besoin d’une mesure socio-éducative, mais d’affection » (Patricia, AS, RJ).

Patricia ira même jusqu’à demander au juge l’autorisation de participer à l’audience d’Artur afin de défendre en personne la décision de mettre un terme à la mesure, et nous racontera plus tard qu’elle a fondu en larmes à la sortie du tribunal, car le juge avait suivi son avis. Si les affects semblent donc faire partie de la conception que les técnicas se font de leur métier, ils font aussi l’objet d’une régulation au sein des équipes professionnelles ; l’équipe de técnicas du CREAS Ana Leopoldina a ainsi décidé que Cristina devrait se retirer de l’accompagnement de Soraia, car elle était « trop impliquée émotionnellement ». Les affects et l’engagement personnel des professionnels font partie intégrante des métiers du social (Autès 2000; Bodin 2011; Ravon 2008); mais selon Breviglieri (2005), la proximité entre professionnel et usager a été encore renforcée par les nouvelles formes d’action publique, décentralisées, centrées sur l’adhésion des individus au dispositif de prise en charge et sur la promotion de l’autonomie de ces derniers.

L’engagement des técnicas dans leur activité professionnelle ne se limite pas à la relation entretenue avec les jeunes qu’elles accompagnent. Il dépasse les

enjeux strictement liés à cette relation et prend la forme d’un militantisme en faveur de services publics de qualité, dont la mission est de garantir l’inclusion sociale et l’accès aux droits des adolescents soumis à une mesure de LA.

Cristiane (AS, BH) a quitté son emploi dans une ONG et choisi de travailler dans le secteur public, car c’est le seul à même, selon elle, d’assurer la qualité et continuité des programmes sociaux. Elle perçoit la mesure de LA comme l’occasion d’insérer les jeunes dans des programmes d’aide sociale à plus long terme qui assureront l’autonomie et l’accès aux droits fondamentaux de ces derniers bien au-delà de leur passage par le système socio-éducatif :

« Donc voilà, c’est de l’insérer pour de vrai dans cette politique publique, qu’il puisse être sujet de droits dans cette politique, et de devoirs aussi, hein, car comme la mesure a une durée déterminée, une période où il est sous la responsabilité de la Liberté Assistée, [l’idée est de] laisser tout bien ficelé : comme je t’ai dit j’ai parlé de ce cas au sein de l’équipe de técnicas du réseau socio-assistentiel… il faut aussi faire un lien avec la santé, avec les programmes d’aide financière, parce que ces organismes, eux, ont la possibilité de faire un accompagnement systématique » (Cristiane, AS, BH).

La précarité des services publics brésiliens fait souvent l’objet de critiques virulentes des técnicas, qui relèvent les contradictions de politiques publiques qui ne se donnent pas les moyens d’atteindre leurs objectifs. Le mouvement de désinstitutionnalisation, qui consiste à multiplier les réponses ambulatoires et rendre exceptionnel le placement en institution, notamment dans les champs de la psychiatrie et du 3ème âge, est perçu par certaines técnicas comme un désengagement de l’Etat, qui reporte ses responsabilités sur les familles et les individus. De manière plus ponctuelle, les técnicas s’opposent parfois à ce qu’elles considèrent une menace à l’universalisme des services publics : lorsque des représentants d’une Eglise évangélique ont frappé à la porte de son CREAS pour demander aux técnicas d’acheminer les jeunes en LA vers leur Eglise, Patricia (AS, RJ) s’y est fermement opposée, au nom de la laïcité des services publics. Ce refus n’est pas anodin dans un contexte où les Eglises évangéliques se sont érigées en institution de « reconversion » des délinquants, et leur présence est assurée dans les centres d’internement et de semi-liberté pour mineurs délinquants.

Enfin, dans diverses situations, les técnicas se mobilisent pour lutter contre les discriminations et effets d’étiquetage qui pèsent sur les jeunes du système socio-éducatif. Le plus souvent, ces discriminations ont lieu dans le cadre scolaire, et les técnicas mettent en place diverses stratégies visant l’inclusion scolaire des adolescents (nous y reviendrons au chapitre 8). Autre exemple, lors d’une réunion au CREAS Tupis avec la coordinatrice d’un projet socioculturel, cette dernière a demandé aux técnicas de « ne pas envoyer les cas les plus complexes » dans son projet (et notamment les enfants des rues), car les art-éducateurs n’étaient pas qualifiés pour ce genre de réalité. Par ailleurs, cette personne s’est plainte de la faible adhésion des jeunes à son projet, qui abandonnent les ateliers en cours de route. La réaction des

técnicas a été immédiate et homogène : Veronica (AS, BH) a affirmé qu’aucun

des douze adolescents qu’elle accompagne n’est facile, et que ce projet doit se donner les moyens de recevoir des adolescents compliqués en engageant des professionnels qualifiés ; Sofia (Psy, BH) a surenchéri en disant que tous ces jeunes sont en situation de risque social et qu’avant d’expulser un jeune d’un atelier, ce qui représenterait une humiliation pour ce dernier, les responsables du projet doivent en parler avec la técnica de LA chargée du dossier. Viviane (AS, BH) conclut en notant que les programmes sociaux ne sont généralement pas capables de gérer ces jeunes, ce qui explique les taux élevés de désistement en cours de route. En bref, en refusant d’accéder à la demande de la responsable du projet, les técnicas de LA pointent du doigt la logique perverse de la sélection des « meilleurs cas », qui revient à produire en miroir des cas perçus comme « irrécupérables ». Les técnicas partagent ici l’idée que l’exclusion des jeunes qu’elles accompagnent ne découle pas des caractéristiques individuelles de ces derniers, mais de l’incapacité des institutions et programmes sociaux à créer de réelles conditions d’inclusion pour ces adolescents.

A travers ces exemples d’engagement personnel, mais aussi collectif des

técnicas, il apparaît que ces dernières voient et investissent dans leur métier

une dimension militante, qui est également fréquemment soulignée avec fierté dans les discours des professionnelles : la técnica y est dépeinte comme un acteur qui questionne les idées reçues, qui bouscule et provoque l’ordre établi, notamment au sein des autres politiques publiques. Pedro (AS, BH) a par exemple organisé une réunion avec divers professionnels des services publics et ONG pour discuter du cas de Lucas, un jeune qui passe son temps dans la rue et dont la famille, bien connue des services publics, refuse toute intervention. A la fin de cette réunion, Pedro souligne que comme toujours,

ce sont les técnicas des mesures socio-éducatives qui vont « contre le courant » (contra a corrente) ; si ces derniers se limitaient à leur cahier des charges, ils auraient rendu le cas au juge [car le jeune a cessé de venir à ses rendez-vous], mais ils se battent, car il y a « trop de droits violés » (é muita

violação).

Vocation, implication émotionnelle et militantisme contrastent fortement (mais ne sont pas sans lien) avec les déceptions et frustrations que les

técnicas doivent affronter dans leur quotidien professionnel :

« C’est un travail très difficile. Tu fais face à beaucoup de choses très difficiles, à des sentiments très compliqués ; parfois tu fais un travail intense avec l’adolescent et à la fin il ne répond pas, et tu dois gérer la frustration, la déception… il y a aussi des bonnes choses, mais il y a des aspects très négatifs qu’il est très difficile de gérer en tant que professionnelle » (Paula, Psy, BH). Les « effets » des interventions durant la mesure de LA ne sont en effet que rarement tangibles ou objectivables, et surtout restent subordonnés à la collaboration du jeune accompagné ; les técnicas sont donc souvent réduites à l’impuissance face à des situations de vie cumulant pauvreté matérielle, violences physiques et souffrances psychologiques. De nombreux événements provoquent ainsi un fort sentiment d’échec chez les técnicas : certains jeunes cessent tout simplement de venir aux rendez-vous (en raison d’une consommation excessive de drogue par exemple) ; d’autres se font arrêter juste après la majorité et se retrouvent dans les prisons pour majeurs insalubres et surpeuplées ; d’autres enfin décèdent durant la mesure de LA, souvent suite à des menaces proférées par des trafiquants de drogue. Pour pallier ce sentiment d’échec, les técnicas font preuve de réflexivité quant aux impacts de la mesure de LA, pouvant parfois aller jusqu’au cynisme. Mayra (Pédag, RJ) raconte ainsi en riant à ses collègues que lors du dernier entretien avec Dayane, elle a demandé à la jeune fille de lui dire sincèrement ce que la mesure de LA lui apportait, et que Dayane a répondu : “rien du tout”. Patricia (AS, RJ) lit à haute voix la fin d’un rapport qu’elle vient juste de rédiger : “Le jeune s’est entièrement responsabilisé et a conscience des investissements nécessaires pour réaliser son projet de vie” et termine sa lecture avec un tonitruant et ironique “Amen”, qui souligne sa distance critique avec les objectifs officiellement proclamés de la mesure de LA. L’autocritique et la distance entretenue avec les objectifs et représentations institués de leur profession sont une « dimension essentielle de la culture

professionnelle » des travailleurs sociaux (Dubet 2002, 267,268) ; en ce sens, tout comme l’implication personnelle et affective analysée plus haut, le sens critique, loin d’être une caractéristique secondaire, constitue une composante centrale de l’action publique, et un moteur de reconfiguration des institutions (Ravon 2008)

En définitive, l’équilibre trouvé par les técnicas entre engagement et distanciation dans leur activité professionnelle est donc subtil et fragile. Il existe en effet une tension évidente entre d’une part l’exercice d’un métier par vocation quasi militante et d’autre part le manque de moyens à disposition des técnicas pour agir face à la complexité des situations de vie prises en charge, provoquant un sentiment de frustration récurrent. Comment expliquer alors que les técnicas “tiennent le coup” dans une telle situation ? Nous n’avons en effet pas rencontré de técnica clairement désengagée, en situation de burn-out ou adoptant un discours fataliste quant à son métier. Trois éléments nous permettent d’avancer des pistes explicatives. Premièrement, comme cela a été démontré dans le premier chapitre, la mesure de Liberté Assistée jouit d’une légitimité importante au sein du système socio-éducatif. A Belo Horizonte, les técnicas de LA représentent d’une certaine manière l’élite du système socio-éducatif ; à Rio de Janeiro, où cette légitimité est moins consolidée, les técnicas se construisent une identité professionnelle en opposition avec les logiques judiciaires, et trouvent un moteur d’action dans la subversion des logiques judiciaires et punitives. Le deuxième élément est lié aux microtechniques de distanciation que les técnicas mobilisent au quotidien pour relativiser les frustrations : réflexivité, ironie et cynisme constituent autant d’outils pour faire face à l’impuissance et aux injonctions contradictoires dont elles sont l’objet. Enfin, en troisième lieu, si les objectifs officiels de la mesure sont difficilement atteints, les técnicas parviennent malgré tout à identifier des impacts (parfois minimes, mais significatifs) de leur intervention sur les jeunes suivis. Nous développerons ces aspects plus amplement dans les chapitres suivants. En définitive, on peut affirmer que si les técnicas ne croient pas entièrement au « mythe de la resocialisation » véhiculé par les discours officiels institutionnels, elles restent tout de même des professionnelles engagées dans leur travail et parviennent à faire sens de manière durable de leur mission professionnelle.

5.

L’

IMPOSSIBLE ROUTINISATION DU TRAVAIL EN MILIEU OUVERT

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