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Engagement, résistance, usage social

ÉDITO

« La fin du concept d’“art” en tant que tel marque le début du concept herméneutique d’“œuvre”. »(BELTING 1989) C’est par cette formule qu’Hans Belting énonçait dans son désormais célèbre ouvrage « L’histoire de l’Art est-elle finie ? » les prémices d’une nouvelle ontologie de l’« œuvre » d’art. D’une part, il confirmait la disparition d’une Histoire de l’Art unique et linéaire, et d’autre part, il désignait l’« œuvre » comme le révélateur d’historicités multiples et individuelles. L’œuvre pose l’art comme un système parmi d’autres de compréhension du monde. Elle n’est désormais plus cristallisée dans l’immuabilité supposée d’un support et porteuse d’une vérité plus haute, mais elle se déploie comme un objet fragmentaire et provisoire mettant en scène l’historicité des formes artistiques et l’actualité du moment de leur création. Elle ne délivre plus de messages, elle inaugure au contraire une rencontre par laquelle elle instaure un « spectateur » avec lequel elle questionne le monde qui les voit naître tous deux. De ce fait, cette nouvelle distribution de l’œuvre et du spectateur fait de la pratique contemporaine de l’art, une pratique qui est devenue indissociable d’une proposition politique, au sens grec de

politikos, c’est-à-dire d’une inscription dans la vie de la cité.

Le rayonnement discursif charrié par la mise en visibilité du travail artistique affirme une certaine façon de penser la société, d’en accepter les données ou de les discuter. Mais, avant de rentrer dans les détails de ce discours politique sous-jacent aux pratiques artistiques contemporaines, il nous apparaît nécessaire d’insister sur la complexité des contextes d’énonciation, discursifs comme non discursifs, qui travaillent l’œuvre aujourd’hui. En effet, la rencontre entre l’œuvre et le spectateur ne se fait plus aujourd’hui sans médiation. Cette médiation est elle-même nécessaire à définir et à reconnaître l’art contemporain (HEINICH, 2014). De telle sorte que l’œuvre contemporaine est traversée par plusieurs discours, énoncés à la fois par l’artiste, le marché de l’art qui promeut son œuvre, l’institution qui finance en partie son travail parfois et le spectateur qui dresse sa propre compréhension de l’œuvre à partir de ces discours et de sa propre démarche intellectuelle.

Ainsi, lorsque Lucy Lippard écrivait en 1999 : « I'd say that the « political » artist makes gallery/museum art with political subject matter and/or content, but may also be seen calling meetings, marching, signing petitions, or speaking eloquently and analytically on behalf of various causes. (…) political art makes people think politically through images, but it may or may not inform the audience about specific events or solutions or rouse people to take action. […] « activist artist », on the other hand, face out of the art world, working primarily in a social and/or political context. They spend

more of their time thinking publicly, are more likely to work in groups, and less likely to show in galleries, though many have ended up there.1 »

Elle ne constatait pas seulement un distinguo, propice à une histoire contemporaine de l’art ou à une critique avertie contextuelle, mais aussi à l’apparition dans le « régime de singularité » (N. HEINICH, 1998) propre à l’art contemporain du discours politique lui-même, au sens cette fois de la politeia c’est-à-dire interpellant directement les fonctionnements et les structures de la société. Si cette distinction peut paraître opérante, elle se fait de l’intérieur même des systèmes d’énonciation de l’art contemporain. Et comme de nombreuses pratiques qui se veulent ouvertement politiques, elles oublient que le système d’énonciation de l’art contemporain est un système régi par ses propres codes de discours programmés de critique et de promotions commerciales.

Depuis ce sont les institutions, à grand renfort de subventions,

1 « Je dirais que l’artiste “politique” fait de l’art de galerie/de musée dont le sujet et/ou le contenu est politique, mais qu’on peut aussi le voir organiser des meetings, des manifestations, appeler à signer des pétitions ou parler de manière éloquente et analytique au nom de certaines causes. […] L’art politique permet aux gens de penser politiquement par le biais des images, mais il n’informe pas sur des événements ou des solutions spécifiques et n’appelle pas non plus forcément à l’action directe. […] Les artistes “militants”, d’un autre côté, se tournent en dehors du monde de l’art, pour travailler essentiellement dans un contexte social et/ou politique. Ils consacrent davantage de temps à penser publiquement, sont plus susceptibles de travailler dans des collectifs et moins susceptibles de montrer leur travail dans des galeries, bien que nombre d’entre eux y aient finalement atterri. » Traduction Vanina Géré.

qui édictent une certaine approche artistique du territoire et des espaces sociaux. Interventions auprès des milieux sociaux défavorisés, ateliers artistiques en milieu scolaire avec des objectifs souvent ambigus, pris entre l’ouverture culturelle et la promotion des valeurs morales du moment, forcent le projet artistique et la pratique de l’artiste à s’énoncer à partir d’un terrain déjà constitué. Alors, happé entre un contexte d’énonciation fait de ses propres codes et de sa propre économie et une demande de plus en plus forte de prendre à bras le corps les problèmes d’un tissu social fragilisé, l’artiste a-t-il la place de formuler un réel engagement ? Peut-il résister à tout un dispositif économique oscillant entre les subventions et les spéculations financières du marché de l’art ? Y a-t-il une alternative aux usages imposés et formatés de ce que doit être une œuvre ? Telles sont les questions qui ont balisé ce troisième numéro de L’Autre musique.

Comme nous l’avons souhaité pour les précédents numéros, nous ne voulons pas non plus pour celui-ci imposer nos points de vue sur ces problèmes, mais bien dresser une cartographie qui permettra à nos lecteurs d’ausculter ces questions. Pas de frontières strictes, pas de facéties de plans et de progression linéaire vers l’ultime argument qui prétendra résoudre une fois pour toutes le problème. Car, comme toutes les questions, celles-ci devront être reposées continuellement pour faire apparaître des solutions temporaires, toujours à renouveler. Ainsi, comme nous l’avions proposé pour le précédent numéro, la revue propose des territoires à arpenter. Vous pourrez déconstruire

avec nous les données du problème « engagement, résistance et usage social » des pratiques polyartistiques et sonores contemporaines dans la section « démantibule », « déambuler » parmi des œuvres et des réflexions dont le discours politique est évident ou chercher des solutions « funambules » dans un milieu où l’art contemporain impose ses codes, ses contraintes et ses discours. Vous pourrez aussi assister aux différents entretiens (« conciliabule ») que nous avons voulu avoir avec des professionnels de l’art et à qui nous avons soumis le problème. Vous constaterez ainsi l’actualité des questions que nous soulevons dans ce numéro, et, si vous êtes prêt à faire une escapade, vous pourrez fabuler avec nos auteurs dans notre dernière section et ouvrir de nouveaux possibles. En Dernier Lieu, lecteurs appliqués, vous pourrez toujours vous ressourcer auprès des « Fibules ».

Enfin, une dernière précision s’impose pour tous ceux qui imagineraient la posture de notre démarche comme une posture facile, nous permettant surtout de faire notre propre promotion en nous auto-publiant. C’est oublié que le projet de L’Autre musique est une praxis. Nous avions même tenté dans un précédent numéro le néologisme « écopraxis », celui-ci voulant insister sur l’action nécessaire à la construction et à l’appréhension de notre milieu. Fidèles à cette démarche expérimentale, les artistes-chercheurs de L’Autre musique n’ont pas hésité à expérimenter le terrain. Comme pour les précédents numéros, nous avons mis nos pratiques artistiques sonores à l’épreuve. C’est pourquoi vous pourrez nous rencontrer aussi au détour des articles de ce numéro, proposant des ateliers d’écologie sonore à une

classe d’école élémentaire sur les bords bruyants d’un arrondissement parisien ou réfléchissant et participant à la création d’un nouveau centre d’art contemporain dans un quartier dit « populaire » de la banlieue parisienne. Parce que le projet de L’Autre musique est avant tout un projet qui veut se retrousser les manches et faire l’épreuve pragmatique des problèmes qu’il soulève. Une alternative à toutes les recherches en art et avec l’art telles qu’elles ont été pensées et faites jusqu’ici. La construction d’un nouveau paradigme polyartistique et sonore qui suppose qu’un autre monde sensible est possible.

Nous espérons que vous constaterez la sueur de notre front.

Bonne lecture à tous. Frédéric Mathevet, 2014

BIBLIOGRAPHIE

BELTING, Hans (1989). L’histoire de l’art est-elle finie ? Histoire et archéologie d’un genre. Paris : Gallimard.

GUATTARI, Félix (1989). Les trois écologies. Paris : Galilée.

HEINICH, Nathalie (1998). Le Triple Jeu de l’art contemporain : Sociologie des arts plastiques. Paris : Éditions de Minuit.

HEINICH, Nathalie (2014). Le Paradigme de l’art contemporain : Structures d’une révolution artistique. Paris : Gallimard.

LIPPARD, Lucy (1999). « Too Political? Forget It », in WALLIS, Brian (dir.) Art matters: how the culture wars changed America. New York : New York University Press.p. 39-41.

L’Autre musique #5, Partitions, 2020

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