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L'encouragement de la Société d'histoire régionale de Québec (1937-1946)

2. La conquête de l'université (1937-1947)

2.2 L'encouragement de la Société d'histoire régionale de Québec (1937-1946)

Dans la présentation habituelle de l'évolution de l'historiographie, l'historien ou le sociologue des idées reprend souvent l'interprétation consacrée selon laquelle la création des instituts d'histoire à la fin de la décennie 1940 aurait marqué l'année zéro de la pratique professionnelle du métier d'historien au Québec. Cette lecture convenue fait toutefois l'impasse, comme nous le rappelle Patrice Régimbald, sur le rôle déterminant joué par les sociétés d'histoire et les sociétés savantes à vocation « nationale » qui, durant l'entre-deux- guerres, ont su pallier l'indigence du développement du savoir historique et, simultanément, préparer son élévation au rang de discipline universitaire147. Si l'on se reporte dans le

120 contexte de l'Université Laval, la fondation de 1947 confirme tout à fait cette règle en s'inscrivant dans la continuité d'un mouvement entretenu par les initiatives et les activités de la Société d'histoire régionale de Québec.

En effet, à y regarder de plus près, il semble que ce soit les fondateurs de la Société d'histoire régionale de Québec qui furent les premiers à s'inquiéter du départ de Thomas Chapais en 1934148. Parmi ceux-ci, aucun historien de métier, mais plutôt des éducateurs, des clercs du séminaire de Québec et autres « fervents » de l'histoire de la région149. Les uns déploraient des lacunes dans l'enseignement de l'histoire nationale et la pauvreté des études historiques à Québec, les autres s'alarmaient de voir qu'aucune société bénévole ne veillait activement à la sauvegarde du sanctuaire historique du Vieux-Québec, alors en proie aux assauts répétés d'un modernisme triomphant. Fondée en 1937, cette société doit aussi être corrélée avec le contexte d'effervescence culturel et intellectuel particulier de l'entre-deux-guerres. Durant les années 1930, la capitale provinciale est dynamisée sous l'action du trio Philippe Hamel, Ernest Grégoire et René Chaloult, dont l'activisme politique contre les trusts de l’électricité avaient soulevé l'opinion, mais aussi, par les préparatifs entourant le deuxième Congrès de la langue française en Amérique (1937). Ce vaste rassemblement patriotique, dont l'initiative revenait au recteur Camille Roy, s'était déroulé dans un climat d'inquiétude grandissante face à la diffusion généralisée de la culture de masse américaine et l'intégration progressive du Canada à l'espace économique nord- américain. Les appels répétés des congressistes en faveur d'un nouvel élan de fidélité au passé et d'un redressement de la vie nationale par la diffusion plus large de l'« esprit français » au Canada participaient de cette inquiétude et d'un nouveau sursaut nationaliste150. Tel est le contexte dans lequel naît la Société d'histoire régionale de Québec,

148 Paul-E. Gosselin, « Au temps jadis », dans Fier passé oblige, Québec, Société historique de Québec,

Cahiers d'histoire n° 14, 1962, p. 26.

149 La première réunion de la société historique de Québec fut convoquée le 5 février 1937 par l'abbé Pierre

Gravel, vicaire de la Paroisse de Saint-Roch. La première rencontre se déroula au 461 de la rue St-Jean et furent présents : L'abbé Pierre Gravel, l'abbé Georges-Léon Pelletier, l'abbé Gérard Gariépy, l'abbé Paul- Emile Gosselin, l'abbé Emmanuel Filion, Loyola Létourneau, J. Didier Savard, Jules Mareusy, Léopold Genest, J.-Wilfrid Caron, Philippe Lavoie, Clovis Plamondon, Lucien Gravel, Sylvio Dumas (« Premier procès-verbal de la Société historique de Québec », Archives de la Ville de Québec (ci-après AVQ), Fonds de la Société historique de Québec P20/Boîte74634).

150 Voir à ce sujet Karim Larose, « "Les fous d'espoir". Autour du Deuxième Congrès de la langue française

au Canada » dans Yvan Lamonde et Denis Saint-Jacques (dir.), 1937 : un tournant culturel, Québec, Presses de l'Université Laval, 2009, p. 15-26.

121 dont la mission logeait aussi à l'enseigne des mouvements régionalistes en plein essor au Québec et qui avaient impulsé le développement d'une vingtaine de sociétés d'histoire dans diverses régions du Canada français151. Cet horizon met en évidence les principes qui sous- tendent le programme de la nouvelle société durant ses premières années d'activité : commémoration annuelle de la fondation de Québec, célébration du troisième centenaire de la naissance de Louis Jolliet et du château Saint-Louis, fixation de plaques commémoratives, hommage public à François-Xavier Garneau, conservation et mise en valeur de documents d'archives, activités de fouilles archéologiques, organisation de concours historiques dans les maisons d'enseignement, pèlerinages historiques dans la région, lobbying auprès des autorités de la cité de Québec pour la mise en valeur du patrimoine, conférences publiques et tables rondes consacrées à des sujets d'histoire régionale, publication d'articles en histoire régionale, etc. La société historique, comme la plupart de ses consœurs au Québec et ailleurs, devient ainsi le vecteur important d'un discours d'enracinement régional qui est complémentaire au projet national canadien- français; autrement dit, le patriotisme national passe aussi par le régionalisme152.

Si les fondateurs de la Société d'histoire s'appliquèrent d'abord à diffuser une connaissance vivifiante de la géographie et de l'histoire de la région de Québec, ils n'abandonnèrent jamais tout à fait le souci de valoriser l'histoire comme un savoir à part entière. Ainsi, l'action réformatrice de la société d'histoire concourait à l'institutionnalisation d'une pratique disciplinaire en venant délimiter un espace de production, de diffusion et de reconnaissance propre à l'histoire et surtout, distinct de la sphère de la littérature153. À titre d'exemple, la société proposait, dès l'été 1937, d'organiser un congrès d'études historiques, proposition qui restera toutefois sans lendemain faute de moyens financiers154. Elle confirmait aussi son adhésion à l'Association canadienne-

151 Nombreux sont les documents d'archives de la Société qui attestent explicitement un rattachement à ce

courant idéologique. Sur les origines intellectuelles et historiques du régionalisme, on consultera avec profit René Verrette, « Le régionalisme mauricien des années trente », Revue d'histoire de l'Amérique française, vol. 47, n° 1, 1993, p. 27-52. Voir aussi Fernand Harvey, « L'historiographie régionaliste des années 1920 et 1930 au Québec », Les Cahiers des Dix, n° 55, 2001, p. 53-102.

152 Pour une étude approfondie des liens entre le régionalisme des sociétés d'histoire et le nationalisme

historique canadien-français, voir Stéphanie St-Pierre, « Clercs et historiens : le discours d'enracinement et la Société historique du Nouvel-Ontario », Études d'histoire religieuse, vol. 81, nos 1-2, 2015, p. 59-79. 153 Patrice Régimbald, « La disciplinarisation de l'histoire au Canada français », loc. cit.

154 « Ordre du jour de la séance générale du 7 juin 1937 », AVQ, Fonds de la Société historique de Québec

122 française pour l'avancement des sciences (ACFAS)155; parrainait la rédaction de monographies historiques; œuvrait pour la réédition « modernisée » d'ouvrages historiques156 et mettait sur pied, à compter de 1947, un périodique érudit exclusivement consacré aux études d'histoire régionale. D'autres activités promues par la société venaient aussi donner une tribune publique à des historiens de métier et, ce faisant, oeuvraient pour leur reconnaissance comme acteur distinct dans le domaine des lettres. C'est ainsi qu'en 1945 et en 1946, la société accueillait les historiens Jean Delanglez et Guy Frégault à titre de conférenciers. Elle nommait aussi, à son conseil de direction, des hommes de science et de lettres réputés de Québec comme l'abbé Georges Savard, le père Adrien Pouliot, Honorius Provost, P.-E. Gosselin, Cyrille F. Delâge mais aussi, par la suite, l'historien Marcel Trudel qui, au fil des années, « noyautera » l'organisme avec quelques collègues et étudiants de l'Institut d'histoire dont Fernand Ouellet, Claude Galarneau, Luc Lacourcière et Pierre Savard.

Dès ses débuts, la société d'histoire avait exprimé le souhait que reprennent les cours d'histoire à l'Université Laval. Il ne s'agissait toutefois pas de trouver un successeur à Chapais à la tête de la chaire d'Histoire du Canada, mais plutôt de favoriser la création d'un département d'histoire et de géographie à part entière, voué à la formation de professeurs et de chercheurs en ce domaine. Nous l'indiquions, ce sont les directeurs de la société qui, devant les tiraillements universitaires que suscitait cet enjeu, reprendront le dossier en main avec le concours de la Faculté des lettres. L'abbé Gosselin, alors professeur de philosophie au petit séminaire et secrétaire général du Conseil de la vie française en Amérique, est celui qui élabora l'esquisse d'un projet d'Institut d'histoire et de géographie en novembre 1946. Ce projet procédait alors de trois impératifs : la revalorisation des sciences historique et géographique dans la formation des élèves à tous les paliers scolaires; l'importance de diffuser un enseignement de l'histoire au point de vue catholique, mais aussi au point de vue canadien-français; et finalement, répondre à la fondation, à Montréal, d'un Institut d'histoire de l'Amérique française, dont on craignait qu'il ne « draine vers cette ville tout le travail historique ». En effet, comme dans le cas de la fondation de l'École des

155 « Procès-verbal de la séance générale du 24 janvier 1938 », AVQ, Fonds de la Société historique de

Québec P20/74634.

156 La Société historique de Québec parrainera notamment, en 1945, la réédition de la biographie de Louis

123 sciences sociales du père Lévesque, l'institutionnalisation des études historiques à Laval répondait d'une stratégie de démarcation et de recrutement devant permettre à l'université et à ses professeurs de faire main basse sur l'important bassin de recrutement que représentait l'Est du Québec, la Côte nord et le Saguenay-Lac-St-Jean157. Quant aux buts subordonnés à ces fins, ils concernaient d'abord la formation « des savants rompus aux disciplines de la recherche historique » ainsi que la création d'une « équipe de chercheurs et de penseurs qui puissent faire progresser la méthodologie de l'histoire en général et produire des œuvres originales dans les domaines de l'histoire universelle et de l'histoire canadienne158 ».

Gosselin n'envisageait toutefois pas un institut totalement désengagé ni désincarné par rapport à son propre milieu culturel. Son programme devait, au contraire, avoir aussi pour vocation de protéger et de mettre en valeur le patrimoine canadien-français et ses documents historiques, de même que de « répandre au sein du peuple le goût de l'histoire du Canada; dégager du passé des directives pour l'avenir ». Du reste, cette orientation, que l'on peut assimiler à la réponse des milieux traditionalistes canadiens-français à l'égard d'une situation de crise provoquée par un changement social d'envergure amorcé par l'industrialisation, l'urbanisation et le progrès technologique, autorisait une appréhension particulière de la discipline historique. Celle-ci, plutôt proche de l'historiographie traditionnelle et nationaliste telle que pratiquée par l'abbé Groulx, n'engageait pas la subversion intérieure d'une histoire-mémoire. Irréductible à « une simple succession de faits », l'histoire restait encore une discipline morale et s'envisageait « comme la synthèse vivante d'une civilisation française d'Amérique en train de s'élaborer et qui ne s'épanouit que dans quatre ou cinq siècles159 ».

Le projet de Gosselin avait été accueilli favorablement par le Conseil de l'Université, qui le sanctionna le 27 novembre 1946 en décidant, finalement, de le rattacher à la Faculté des lettres sans donner de justification officielle160. Entre-temps, pour guider l'organisation du nouvel institut, l'abbé Gosselin avait décidé de recourir aux conseils et

157 Jules Racine, L'engagement du père Georges-Henri Lévesque dans la modernité canadienne-française

[...], op. cit., p. 282-283.

158 Abbé Paul-Émile Gosselin, « Notes sur la fondation d'un Institut d'histoire et de géographie à l'Université

Laval », AVQ, Fonds de la Société historique de Québec P20/74625/Dossier « L'Institut d'histoire ».

159 Ibid.

124 aux services du R.P. Delanglez, directeur de l'Institute of Jesuit History de l'Université Loyola, à Chicago, et dont il avait précédemment fait la connaissance dans le cadre d'activités organisées à la société d'histoire régionale161. Ainsi, du 13 au 24 janvier 1947, Delanglez vint donner à Québec une dizaine de cours de méthodologie et profita de son séjour pour élaborer un programme et préparer un budget.

Ce jésuite, Belge de naissance mais Américain de formation, était un érudit formé dans le sillage intellectuel des penseurs allemands positivistes du XIXe siècle. Auteur de plusieurs biographies de personnages importants du Régime français associés notamment aux explorations héroïques et à l'essor territorial de la Nouvelle-France (Jean Cavelier de La Salle, Louis Jolliet, Louis Hennepin), ses travaux avaient de quoi enorgueillir bien des historiens et hommes de lettres canadiens-français à la sensibilité traditionnelle. Son autorité scientifique suscitait déjà l'admiration de plusieurs d'entre eux, dont le chanoine Groulx, qui l'avait invité à prendre part aux premières activités de l'IHAF162. Quelques années auparavant, Groulx avait également envoyé l'un de ses protégés, Guy Frégault, parfaire sa formation historienne aux États-Unis sous la supervision de Delanglez, duquel il avait acquis le sens de la rigueur méthodologique et du souci de la source et des fiches documentaires nécessaires au métier d'historien163. L'influence du père jésuite allait se développer à d'autres niveaux, notamment par la diffusion, dans les instituts d'histoire de Montréal et de Québec, d'un traité de méthodologie historique (A Guide to Historical

Method) qu'il avait livré au public à la fin de 1946 (nous reviendrons sur le contenu et

l'importance de ce traité au prochain chapitre).

La première ébauche de programme du nouvel Institut à Laval élaborée par Gosselin prévoyait plusieurs filières comprenant l'histoire du Canada, l'histoire ancienne,

161 Lors d'un voyage aux États-Unis, en 1945, Honorius Provost était allé rencontrer Delanglez à Chicago, un

« ami de la cause », pour lui parler des activités de la Société historique de Québec. Il relatait ses déplacements à Paul-Emile Gosselin (« Lettre d'Honorius Provost à Paul-Emile Gosselin, 11 avril 1945 », AVQ, Fonds de la Société historique de Québec P20/74620/Dossier « Correspondance 1945 ».

162 Dès sa première année, l'IHAF avait institué un cours annuel de cinq leçons données à l'Université de

Montréal et confiée à des spécialistes. En 1947, Jean Delanglez avait assuré l'une de ces premières leçons sur la vie et les voyages de Louis Jolliet. L'Institut avait également parrainé, dès ses débuts, la parution d'une édition française de Life and Voyages of Louis Jolliet. (Lionel Groulx, « Un Institut d'Histoire : causerie prononcée au club Richelieu de Montréal, le 14 octobre 1948 », Revue d'histoire de l'Amérique française, vol. 2, n° 3, 1948, p. 476.

163 Sur l'influence de Delanglez dans la pensée historienne de Frégault, se référer à Jean Lamarre, Le devenir

125 l'histoire de l'Église, l'histoire du Moyen-Âge, l'histoire moderne, l'histoire contemporaine et la géographie. Plusieurs leçons étaient également réservées à la méthodologie et l'on souhaitait que le père Delanglez en assure la préparation et l'enseignement. L'histoire du Canada occupait, dans cette composition, une place de choix avec, au programme, 30 leçons en histoire de la Nouvelle-France données par le père Delanglez; 30 leçons en histoire des lettres, des arts et des sciences sous le régime français données par Antoine Roy164; 30 leçons en histoire du Canada contemporain données par Guy Frégault de l'Université de Montréal et 10 leçons en histoire de l'Acadie, données par le frère Antoine Bernard, qui enseignait déjà ce cours à l'Université de Montréal165.

Delanglez considérait qu'un tel programme, moyennant quelques modifications mineures, suffisait pour une première année. Il doutait cependant que les autorités à Loyola ne le laissent se rendre à Québec pour y donner un enseignement à temps partiel, d'autant que sa santé chancelante l'avait contraint à diminuer sa mobilité. Quant à Frégault, Delanglez pouvait cependant attester son enthousiasme à l'idée de venir professer à Québec166. L'esquisse de ce premier programme allait constituer une étape importante dans le processus d'institutionnalisation de l'histoire au sein de l'enseignement supérieur à Québec. Par ce détour, on voit aussi comment l'Institut, dans ses premières formulations, s'était surtout développé dans le giron de la Société d'histoire régionale de Québec mais aussi, au vu du choix du corps professoral, dans une certaine continuité avec l'enseignement de l'histoire à l'Université de Montréal. Cependant, une fois de plus, les choses allaient se gâter.