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En tant que concrétisation de la démocratie postmoderne

La liberté de manifestation dans l’espace public latino-américain : la dimension historico — constitutionnelle (I)

B. En tant que concrétisation de la démocratie postmoderne

L’installation de la démocratie s’est accompagnée de changements structuraux touchant à la liberté de manifestation. Tout d’abord, de nouveaux partis politiques ont été créés, les demandes de dispositifs de participation citoyenne à la décision publique se sont multipliées et des mécanismes de représentation démocratique et de décentralisation ont été consacrés. On a ainsi pu constater un renforcement de la citoyenneté politique. En Bolivie par exemple, les grandes mobilisations des Indiens ont produit des changements structuraux dans la société et même au niveau de l’État285. Les revendications de genre et de droits catégoriels sont devenues de plus en plus fortes dans toute l’Amérique latine et les fondements traditionnels de la société comme la famille ont commencé à muter286.

Plus précisément, cette période de démocratisation a été caractérisée essentiellement par trois types de mobilisations sociales. Le premier a visé la défense des conditions des ouvriers au moment de la crise de l’industrialisation accélérée par des réformes économiques d’envergure ; on peut citer en ce sens les actions menées en Bolivie ou au Brésil avec le PT (Parti des travailleurs)287. Un deuxième type de mobilisation sociale est lié à l’urbanisation et au développement de secteurs informels qui ont conduit à une augmentation des demandes de services accompagnés de revendications de droits constitutionnels dits de troisième génération. Le troisième type de mobilisation sociale s’explique par le retour des revendications des paysans et des Indiens pour défendre leurs terres et leur culture face au processus de globalisation du capitalisme ; on peut mentionner à cet égard les grandes manifestations

283 C. R. GARAVITO, La globalización del Estado de derecho: el neo constitucionalismo, el neoliberalismo y la transformación institucional en América Latina, Universidad de los Andes, 2009.

284 J. L. L. GONZÁLEZ, « Consideraciones de Derecho comparado en torno a la libertad de reunión y manifestación »,op. cit..

285

V. CABEDO , Constitucionalismo y derecho indígena en América Latina, Valencia, Editorial de la UPV, 2004.

286 M. M. ESQUEMBRE VALDÉS, Derecho constitucional y género. Una propuesta epistémica metodológica, 2014.

287

L. WHITEHEAD, « Sobre el radicalismo de los trabajadores mineros de Bolivia », Revista Mexicana de Sociología, 1980, vol. 42, n° 4, p. 1465-1496.

qui ont eu lieu en Colombie, en Équateur, au Brésil et au Mexique encore marqué par le mouvement « zapatiste »288.

La liberté de manifestation dans l’espace public a ainsi cessé d’être l’expression de grandes organisations sociales comme les syndicats autour de la question de la construction de l’État-nation pour devenir une mobilisation de catégories, de communautés et d’identités culturelles revendiquant des droits subjectifs dans un État constitutionnel pluraliste. C’est notamment la logique des revendications féministes, des partisans du mariage homosexuel, de la dépénalisation de l’avortement, ou encore de la dépénalisation de la consommation de drogues, etc. Cette nouvelle pratique constitutionnelle de la liberté de manifestation conduit à une redéfinition et une fragmentation des partis politiques, et plus généralement de la politique elle-même qui est de moins en moins l’affaire partagée de tous les citoyens et davantage l’affaire particulière de certaines catégories de citoyens attachés à leurs droits propres. L’incertitude quant à l’intérêt général et la chose commune ainsi que l’atténuation de la frontière entre l’espace public et l’espace privé deviennent des signes distinctifs d’une liberté de manifestation qui s’inscrit désormais dans une logique catégorielle et non plus politique et publique. La politique au sens classique du terme semble être remplacée par une dogmatique constitutionnelle et un droit public subjectif qui remodèle l’État constitutionnel et accentue le rôle des juges qui doivent l’interpréter.

Ainsi, à l’aube du XXIe

siècle, la liberté de manifestation se trouve au centre d’une dynamique de refondation de la politique sur de nouvelles logiques d’État et de déconstruction de la tradition constitutionnelle occidentale pour penser juridiquement la modernité. On peut alors s’interroger : comment comprendre le « commun » et l’ « intérêt général » dans un espace « public » catégorisé et dématérialisé ?

Conclusion : La « protesta social », une contre-voie à l’histoire constitutionnelle

La lecture historique de la liberté de manifestation dans l’espace public en Amérique latine (« la

protesta social ») demande de réfléchir au concept même de démocratie constitutionnelle sur le long

terme pour trouver les faiblesses institutionnelles qui ont rendu impossible le traitement des conflits sociaux sans l’usage de la violence. Il semble désormais nécessaire de penser un concept constitutionnel moins rhétorique des droits et plus concret du pouvoir pour se diriger vers une réflexion tangible sur l’État, le pouvoir et la dimension politique, pluraliste et participative des conflits entre l’État et la société en Amérique latine. Tant la démocratie constitutionnelle — qui est devenue un mot « prêt à porter » — que les nationalismes populistes de droite et de gauche ont échoué à assurer la reconnaissance de la légitimité des acteurs sociaux et de leurs demandes à l’intérieur de l’État. Au contraire, le constitutionnalisme postmoderne latino-américain a permis que s’imposent des politiques publiques et économiques sans réellement écouter la société politique comme l’illustre par exemple la signature de traités de libre-échange. Il s’est creusé un fossé plus profond entre la société et l’État. C’est peut-être pour cela que les inégalités politiques, économiques ou ethniques structurellement ancrées en Amérique latine sont le moteur des tous les conflits. La « protesta social » se fait contre les acteurs du marché, du Gouvernement et parfois contre la société civile elle-même, et toujours contre l’État.

Ainsi, la liberté de manifestation dans l’espace public en Amérique latine interroge trois dimensions de l’État constitutionnel. La première concerne le cadre organique de l’État plus que le cadre substantiel des droits, la capacité républicaine des institutions publiques de résoudre les conflits entre

288

G. TREJO, « Etnicidad y movilización social. Una revisión teórica con aplicaciones a la cuarta ola de movilizaciones indígenas en América Latina», Política y Gobierno, 2000, vol. 7, n° 1, p. 203-252.

la société et l’État dans le cadre d’un dialogue institutionnel, mais aussi l’ouverture démocratique et le renouvellement des élites. La deuxième a trait à la capacité d’une société de changer et de s’adapter aux nouvelles demandes et défis sociaux. Les inégalités sociales et les conflits sociaux manifestent la faiblesse du cadre organique de l’État et la nécessité d’une restructuration des règles politiques de distribution et d’exercice du pouvoir. La troisième dimension de l’Etat qui est interrogée aujourd’hui par la liberté de manifestation relève des conflits sociaux culturels : la culture, la religion et plus généralement les éléments identitaires sont en cours de réorganisation sous l’effet notamment des nouvelles technologies qui tendent à effacer la frontière traditionnelle dans l’État nation entre espace public et espace privé afin de reconstruire ou de déconstruire une nouvelle pratique de la liberté de manifestation qui tend ainsi, à tout le moins en partie, à se dématérialiser. Ces trois questions constituent des thèmes importants pour penser la consolidation de la démocratie institutionnelle en Amérique latine. Le modèle désirable est l’encadrement des conflits sociaux par des institutions républicaines et démocratiques qui disposent de la capacité institutionnelle de les résoudre. Autrement dit, penser la constitutionnalisation de la liberté de manifestation en Amérique latine passe nécessairement par une réflexion historique sur la légitimité et l’architecture du pouvoir de l’État.

La liberté de manifestation dans l’espace public latino-américain (II) : la