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M EMOIRE BILAN : L ’ INDIVIDU EN QUESTION

Olivier Schwartz a excellemment résumé les problèmes soulevés par toute enquête dès lors qu’elle touche aux

fondements de l’identité des individus34. Les uns interpellent

le chercheur qu’ils invitent à réfléchir sur ce qu’il restituera sans affecter « les stratégies des individus et des

groupes, leurs sentiments et leurs valeurs » ni les

transformer en objets de consommation exposés à la violence de toute interprétation. D’autres concernent au premier chef les enquêtés soumis, fût-ce avec leur consentement, aux risques d’une dépossession par autrui. À quoi s’ajoute, pour une enquête menée auprès d’une majorité de retraités et de préretraités, la difficulté d’une rétrospection aux allures de bilan et d’autoévaluation. L’opération ne va pas de soi.

Le vocabulaire et les postures adoptés, les appréciations formulées s’en ressentent qui, entre fierté, satisfaction, humour, regrets, désarroi, colère ou révolte, attestent la dimension affective de l’exercice. Rien d’univoque dans ces attitudes où l’expression d’un sentiment dominant se nuance souvent de considérations contraires. Aussi intimes que puissent être les processus psychologiques en cause, tous s’ordonnent et prennent sens autour de l’expérience décisive de la reconnaissance de soi par soi et les autres – collègues, supérieurs, clients, usagers, patients… – à travers le travail au sens large que nous lui avons donné. L’individuation opérée au regard de prouesses et de déboires professionnels personnels a, simultanément, valeur d’intégration aux divers

34 O. Schwartz, « La déontologie de l’ethnologue », La Région parisienne

collectifs – équipe, entreprise, corporation classe, etc. – dont on partage les heurs et malheurs. Elle n’est cependant jamais définitive, ainsi que le souligne la confrontation mémorielle, plus ou moins douloureuse, du passé au présent. L’obsolescence, on l’a dit, guette les compétences jadis les mieux établies et, avec elles, à la croisée des critères d’efficacité et d’utilité sociales, du bon et du juste, voire du beau, les fondements de l’estime de soi. En ce sens, le regard jeté sur ce que l’on est devenu altère peu ou prou le jugement porté sur ce que l’on a fait et été. Le constat désolé de la quasi-disparition des repères de jadis exacerbe l’affligeant sentiment de la perte consécutif au retrait, parfois brutal, de la vie active et à l’évanouissement des

sociabilités qui allaient avec35. Sous la nostalgie banale que

secrète l’évidence de l’irrémédiable perce fréquemment

l’amertume et la rancœur. Le ton des témoignages captés aux différents stades du double travail de deuil et de mémoire

dépend, alors, du degré d’intégration, de repli et

d’exclusion. Au pire, l’impression de gâchis et d’échec conforte les angoisses que nourrissent le compte à rebours personnel et l’évolution de la société. À l’origine de replis fatalistes, l’évidence de l’inéluctable et de l’irréversible n’invalide pas l’expression multiforme d’un refus du présent. La variété des phénomènes et des responsables mis en cause – élus et représentants attitrés, administrations et leurs fonctionnaires, organisations, employeurs, etc. –, des cibles désignées à la vindicte – nouveaux venus de tous statuts et origines – trahit celle des points de vue.

Discordance des temps ou les enjeux de la mémoire au présent

Dans l’entre-deux des « espaces en sursis » de Billancourt et du XIe, voire d’Austerlitz, l’incompatibilité d’activités et de modes de vie décalés, ancrés dans des temps qui ne concor- dent pas, scelle la défaite des « perdants » – immigrés, ouvriers, classes populaires, personnes âgées à faibles revenus… – des métamorphoses urbaines. La dislocation et l’érosion des catégories concernées activent leur retrait du devant de la scène sociale, prélude à l’enfouissement de leur mémoire de sites peu à peu épurés de traces indésirables.

La tranquille assurance des « vainqueurs » se lit dans la facilité avec laquelle les « nouveaux venus » trient les

35 Cf. J. Barus-Michel, « Crise et identité », in M. Pagès (dir.), La

souvenirs et les vestiges. Ceux-ci, définitivement déconnectés des productions et des sociabilités qui leur donnaient du sens

et faisaient système, apportent une précieuse patine

historique au décor éclectique d’un post-modernisme sans mémoire ni projet autre que commercial. Ne généralisons pas. Tous les actifs et les résidents installés depuis peu à proximité des rues Oberkampf ou Jean-Pierre Timbaud ne se satisfont pas de cet exotisme moins tourné vers eux que destiné à séduire la clientèle nocturne et de passage des bars de l’îlot. Une partie des nouveaux habitants, guère moins lointaine, socialement et culturellement, de la population d’autrefois, récuse les opérations en trompe-l’œil pour prôner une démarche d’intégration respectueuse du passé du quartier. Mus par une curiosité culturelle aiguisée par les savoirs professionnels d’enseignants, de libraires ou d’artisans restaurateurs et les présupposés idéologiques de vieilles sympathies contestataires, les plus engagés revendiquent ou suggèrent un devoir de mémoire conçu, par d’autres et eux- mêmes, en termes de combat et de « résistance ». L’accent mis sur l’identité laborieuse des sites affiche la triple dimension politique, sociale et culturelle de cette lutte contre l’oubli. Chemin faisant, ce combat éclaire les enjeux de la remémoration et la portée de sa contextualisation. Le militantisme qu’il suscite sur des modes spécifiques, en rappelle de plus anciens, notamment partisans et syndicaux. Parfois relais et prolongement de leurs structures, il prend acte de leurs revers et échecs par sa manière de lier la réhabilitation, parfois la résistance, des « perdants » au renouveau des sociabilités, valeurs, mythes et utopies qu’il s’obstine à leur associer.

Ambitieuse, l’entreprise peine à remonter le courant dominant d’une époque que, par sa thématique et ses acteurs, elle illustre et alimente sur un registre critique. Sur place, ses initiatives profitent des malentendus entretenus avec la lame de fond patrimoniale et muséographique dont elle dénonce le penchant à effacer le travail vivant et ses tensions derrière la valorisation privilégiée des architectures, des machines et des « grands hommes ». On ne certifiera pas qu’en dépit de motivations initiales distinctes, les « parcours industriels » de l’Office du tourisme de Boulogne-Billancourt et ceux des associations du XIe arrondissement soient très différents en ce qui concerne la composition des publics et leur quête de pittoresque.

Les phénomènes de domination sociale et culturelle continuent d’éclairer les pratiques et leurs retentissements. Tandis que les OS immigrés d’ATRIS sont maintenus à l’écart des lieux où se décide l’avenir du site de Billancourt, les collectifs, mieux entendus, du XIe comptent peu d’anciens travailleurs du quartier auxquels sont étrangers la plupart de leurs ani- mateurs. Mais il y a plus. Si l’enquête met à jour les enjeux des « batailles » actuelles de la mémoire du travail, observons que celles-ci se livrent, pour l’essentiel, sur le terrain culturel. En soi, le constat serait banal. Il l’est moins, cependant, lorsque, des Frigos et de la BNF à la Maison des Métallos en passant par les projets en débat sur le site de Billancourt, les institutions et activités culturelles comblent les vides de la désindustrialisation. Hors des réalisations-phares d’envergure dont la localisation précise résulte surtout d’opportunités foncières, c’est bel et bien du côté de l’animation culturelle que, au niveau des quartiers en proie aux crises et tensions nées des mutations sociales et urbaines, les administrations et les élus ont cherché un

analgésique, sinon un remède36.

Il n’entre pas dans notre propos de nier l’insuffisance de solutions à la « crise urbaine » appréhendée sous les seuls angles des formes – architecturales et territoriales –, des institutions ou de la gouvernance. Ce que l’on sait du travail va à l’encontre de l’occultation de ce qui se joue autour de lui, des identités majeures qui s’y construisent ou s’y confirment dans la coopération et le conflit. Plutôt que

d’opposer le territoire et l’urbain à la classe et au social37,

il importe donc, de veiller à l’articulation des politiques économiques et sociales, celles de la ville et de l’emploi et la ville.

S’agissant de la mémoire du travail, on admettra que sa préservation-réhabilitation-transmission puisse concourir, de par son objet même, à doter les individus des repères nécessaires à la construction d’une personnalité équilibrée à travers la mise en perspective historique de son activité et du rapport qu’elle entretient avec la ville. Elle contribue,

36 A propos des dérives d’une « patrimonialisation du social », H.-P. Jeudy

observe – La machinerie patrimoniale, Paris, Sens & Tonka, 2001 - que « L’identité culturelle vient combler les défaillances de l’identité sociale », cité par S. Pryen, J. Rodriguez, Quand la culture se mêle du

social. De la politique culturelle roubaisienne aux actions culturelles à visée sociale, Rapport PUCA, 2002, p. 99.

37 A. Fourcaut, « De la classe au territoire ou du social à l’urbain », Le

indissociablement, à la confrontation compréhensive des collectifs – générations, genres, classes, nationalités,

ethnies, professions, catégories, etc. –, démarche

complémentaire de l’expérimentation des solidarités et des contradictions aux sources du lien social. On a vu comment, certains faisaient de cette connaissance et reconnaissance un des moyens d’intégration au quartier et à l’agglomération. On saisit ce que sa prise en compte apporterait, dans la perspective des politiques de la ville, à la maîtrise individuelle et collective des dynamiques sociales et urbaines.

ANNEXE

Programme du séminaire Mémoire du travail.

Université de Paris 1 – Centre d’Histoire sociale du XXe siècle

Séminaire Mémoire du travail

Bibliothèque Jean Maitron • 9 rue Malher – 75004 Paris • Métro : Saint-Paul

Programme 2001

21 février : Michel PIGENET (CHS-Paris 1) : À propos des sources de

l’histoire du travail.

21 mars : Noëlle GEROME (ATP, CHS-Paris 1) : La mémoire du travail. Le cas

de Renault-Billancourt.

25 avril : Fabienne BACLE-GIARD (IFRESI-Lille 1) : Activités minières.

Anthropologie du bassin charbonnier du Nord-Pas de Calais.

9 mai : Christian CHEVANDIER (CHS-Paris1) : Espaces d’activités : La Pitié-

Salpêtrière, Austerlitz, quais de la Seine.

24 octobre : Guido VAN DER HULST (La Fonderie, Bruxelles) : Expériences

d’enquêtes sur la mémoire du travail.

21 novembre : Thomas LE ROUX (doctorant, Paris 1) : La mémoire du travail

LES MEMOIRES DU TRAVAIL DANS UN VIEIL ESPACE