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L'ÉMAIL DE L. LIMOSIN • 15

5. Enfin, en 1899, M. Romain-Rolland a écrit: « Sans doute, il faut tenir compte, dans un genre aussi capricieux que l'émail, de ce qu'il y a toujours d'un peu vague et d'approximatif dans les ressemblances, et, malgré la maîtrise et le souci psychologique de Limosin, telles erreurs commises sont pour nous mettre sur nos gardes. [Voir, p. 119, où un érudit des plus sûrs admire l'exactitude d'un portrait de Diane de Poitiers, qui se trouve être celui d'Elisabeth de France.]

Mais la plupart de ces portraits ont un accent de sincérité puissante, qu'il est malaisé de mettre en doute. — Pour plusieurs, nous avons du reste des termes de comparaison : ce sont les crayons du temps et quelquefois de Clouct, qui peut-être ont servi de modèles. Enfin, un certain nombre ont une valeur documentaire unique : tel le Calvin jeune, dont nous n'avons l'équivalent nulle part ailleurs '. »

Voilà à peu près tous les renseignements qui existent.

II

Et la situation est celle-ci : L'émail de Limosin, — d'après ceux qui y voient un portrait de Calvin, — ne porte aucun signe extérieur confirmant cette attribution ; cette attribution passe pour ancienne, mais on en ignore l'origine et la date ; ce dessin est unique, sans équivalent, et la figure du personnage ne paraît pas correspondre à l'âge que Calvin avait à l'époque indiquée.

Comme Calvin et Limosin n'ont pas été en contact direct, il faut supposer que l'émail aura été dessiné d'après une esquisse, faite on ne sait point par qui.

On comprend que, si les partisans de l'authenticité s'expriment ainsi, il y ait des critiques (j'en ai rencontré de nombreux et de compétents) qui soutiennent Pinauthenticité ; ils n'ont besoin que de souligner, très légèrement, les aveux de ceux qu'ils contredisent.

Ils déclarent ne pas reconnaître les traits classiques du Réformateur et se refusent à voir sur cet émail un jeune homme de vingt-six ans. Il s'agit tout simplement pour eux d'un docteur, comme le prouve la figure austère et les vêtements sombres. Mais pourquoi ce docteur serait-il Calvin ? Aucune preuve n'est fournie. De plus, l'hypothèse d'une esquisse faite on ne sait par qui, et transmise à Limosin, leur paraît fort suspecte. En 1535, Calvin avait quitté la France, et quant à Limosin (né à Limoges en 1505 et mort en 1574), il avait peint ses premiers émaux en 1532, et depuis cette époque il travaillait pour le roi. Qu'il ait, dans ces circonstances, fait le portrait d'un proscrit, et cela en 1535, l'année où il exécutait un très long ouvrage, un ouvrage de plu-sieurs mois, à savoir la fable de Psyché en grisaille,... c'est difficile à prouver 2.

Léonard Limosin, et non sans grande apparence de raison, représente toute l'émaillerie de la même épo-que. » (Ibid., p.. 282.) — « C'est lui qui est le véritable inventeur du portrait en émail. > (Ibid., p. 285.) —

« Au demeurant, si les portraits qu'il a exécutés ne peuvent soutenir la comparaison avec les bonnes peintures de l'époque, ce sont encore des documents iconographiques fort précieux, et d'un coloris sou-vent agréable.» (Ibid., p. 281.)

i. Revue historique, janvier-février 1899, p. 177, article sur le volume Léonard Limosin, déjà cité.

2. Voir Molinier, L'émaillerie: «En 1535, il copie l'histoire de Psyché, gravée par le maître au Dé, d'après les dessins de Raphaël. » (p. 286.) — « Ce ne fut qu'en 1548 qu'il devint définitivement valet de chambre et émailleur du roi, mais bien avant cette date il travaillait déjà pour la cour. » (p. 286, 287.) —

« Dès 1545, L. recevait une commande du roi François Ier. > (p. 287.) — « Il est à croire que ce fut surtout à partir de 1548 qu'il s'adonna à la peinture des portraits des grands seigneurs de la cour de France et des personnages les plus célèbres de son époque. » (p. 288.)

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III

i. Nous arrivons à l'ouvrage de MM. L. Bourdery et E. Lachenaud.

Ces messieurs citent le jugement du Bulletin du protestantisme et se bornent à ajouter : « Le • personnage ici représenté paraît avoir plus de vingt-six ans l. » — Mais la préface du volume s'exprime ainsi : « Léonard Limosin peut personnifier à lui seul l'école de Limoges.... Il a porté l'art de l'émail peint à son apogée. Mais si Léonard s'est montré si supérieur à ses émules, il est une partie de son œuvre pour laquelle il demeure surtout hors de pair, et où nul n'a, pour ainsi dire, tenté de rivaliser avec lui, c'est la peinture des portraits.... Léonard, peintre, graveur, géomètre, chimiste, miniaturiste et émailleur, esprit vif et ouvert à tout, a pris son art presque à son origine, et en quelques années est parvenu à en tirer la suprême' expression". Léonard, peintre, émailleur et valet de chambre du roi, était, suivant les mœurs de son temps, trop bon courtisan pour ne pas chercher à flatter ses souverains dans ce qui leur allait plus directement au cœur. Ainsi, Diane de Poitiers, l'heureuse maîtresse de Henri II, est-elle inscrite ici pour huit portraits 3.

» Enfin, il existait déjà un autre pouvoir que celui du Roi ou celui des Guise, c'était celui de la Réforme, qui avait d'ardents partisans jusqu'à la cour, et que Jeanne d'Albret faisait^tous ses efforts pour propager en Limousin. Les chefs du parti ne furent point oubliés par Léonard, bien que rien ne nous porte à supposer qu'il soit entré, comme certains de ses confrères, dans l'Eglise réformée. Toujours est-il que nous retrouvons aujourd'hui, dans l'œuvre de l'émailleur, les por-traits de Calvin, Luther, Mélanchthon, Théodore de Bèze, et d'un certain nombre de Réformateurs inconnus, mais jugés comme tels, d'après leur austère physionomie, leur costume et le style de l'ouvrage. Le portrait de Calvin existe en double exemplaire 4. »

Il peut paraître à priori possible, mais piquant, que Léonard, « ce fin courtisan » de Fran-çois Ier et de Henri II, ait peint autant de fois des figures graves de Réformateurs que la figure de Diane de Poitiers (la grande « mérétrice » de François Ier et de Henri II, comme l'appelaient les disciples de ces Réformateurs), avec divers costumes ou sans costume du tout. Il peut paraître possible, mais plus piquant encore que Léonard, « ce fin courtisan » de François Ier et son « valet de chambre», ait peint Calvin en 1535, précisément au moment où celui-ci adres-sait à celui-là sa fameuse lettre, destinée à lui faire honte de ses mensonges aux yeux de toute la chrétienté, de telle façon que la lettre et l'émail seraient contemporains ! — Mais enfin nous sommes prêt à reconnaître que, dans ces lignes, M. Bourdery donne les deux raisons les plus plausibles que nous ayons rencontrées de l'authenticité du portrait de Calvin : i° l'influence de Jeanne d'Albret, et 2" l'existence d'autres portraits de Réformateurs.

2. L'influence, dans le Limousin, de Jeanne d'Albret, vicomtesse de Limoges, n'est pas con-testable. Seulement, en 1535, elle ne devait pas encore se faire sentir beaucoup, vu qu'à ce moment la princesse avait à peine sept ans •"'. — Toutefois, elle peut expliquer comment, plus tard, Léonard aurait peint des Réformateurs.

1. L. Bourdery et E. Lachenaud, Léonard Limosin, peintre de portraits, 1897, p. 26. — 2. Ibid., p. II, III. — ."!. Ibid., p. Vil. — i. Ibid., p. Vin. — ri. « Jeanne d'Albret [née en 1528] ne fit jamais que de courtes haltes en Limousin. > Alfred Leroux, Histoire de la Réforme dans la Marche et le Limousin, 1888, p. 42.

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3. Et en tout cas, si Léonard a peint Luther, Méknchthon, Théodore de Bèzc, il n'y a aucune raison pour ne pas admettre qu'il ait peint aussi Calvin ; il est au contraire vraisemblable qu'il l'a peint. Aussi est-ce avec une curiosité, pleine d'un intérêt particulier, que nous avons recherché ce que MM. Bourdery et

Lache-naud disent dans leur Catalogne sur les por-traits de ces trois Réformateurs. Le voici :

« 114. Luther: En 1539 [dit M. de La-borde, 1852], Léonard peignit le portrait de Martin Luther, qui était de bonne défaite à cette cour de France, où les tendances se portaient avec ardeur vers la Réforme. Hau-teur : 70 mm. environ. Notice des émaux exposés au Musée du Louvre, 1852. » — Et en note : « Journal archéologique de Londres.

On y lit, t. VII, p. 81, que M. Webb a pré-senté à l'association un portrait de Martin Luther, par Léonard Limosin, signé L. L., 1539. J'ai vu chez M. Webb, mon collègue du jury de Londres, ce portrait, peint un peu durement sur fond bleu ; il n'a pas une res-semblance bien décidée avec Luther l. » — Et c'est tout comme indication et comme

Catalogue de la vente Spitzer.

preuve !

Passons à Méknchthon: « 116. Méknchthon: A. N° 245. Portrait de Calvin vu de trois quarts, émail colorié, de six pouces de grandeur. » Et les auteurs expliquent : « Dans le catalogue de la collection Révoil, publié par M. Courajol, c'est sous le N" 245 que se trouve inscrit ce portrait.... M. de Laborde avait accepté, pour ce portrait, le nom de Calvin sous ton/es réserves.

M. Darcel a cru devoir y reconnaître Mèlanchihon. C'est sous ce dernier nom que nous inscrivons le personnage. » Et qu'est-ce qui a guidé M. Darcel dans l'attribution de ce portrait, où l'on voit

«un bonnet plat à oreillères et une robe noire damassée de noir?» Voici : « N" 256 de la Notice des émaux par M. le comte L. de Laborde, qui admet la même attribution avec un point d'interrogation. Ce portrait, qui ne rappelle en rien les traits de Calvin, nous semble se rapprocher davantage [« davantage » que « rien » n'est peut-être pas beaucoup] de celui de Méknchthon, peint par Albrecht Durer et possédé par le Musée de Munich -. »

Reste Théodore de Bèze.

Je lis: « N" 2915. Plaque rectangulaire. Portrait de Théodore de Bèze, tenant un livre des deux mains.... Baron James de Rothschild. » Et cette note des auteurs: « M. Alfred André, qui a nien voulu étudier spécialement pour nous les portraits des collections de MM. les barons de Rothschild, n'a pu parvenir à identifier celui de Théodore de Bè^e avec aucun de, ceux qui figurent

1. Bourdery et Lachcnaud, p. 269. — 2. Ibid., p. 272, 273.

ICON. C A L V . 3

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aujourd'hui dans ces riches galeries, de même que, de notre côté, nous n'avons pu trouver à ratta-cher ce texte à aucun de ceux que nous citons dans cet ouvrage1. »

De telle sorte qu'il n'y a aucune preuve que Léonard ait peint ni Luther, ni Mélanchthon, ni Théodore de Bèze, les attributions ayant été faites, semble-t-il, au hasard, et sans tenir compte même de la ressemblance. — Or si les attributions relatives aux portraits des Réformateurs sont fantaisistes, pourquoi celle relative à Calvin serait-elle plus sûre?

IV

Que conclure ? Il n'est pas possible de démontrer l'authenticité, — et il n'est pas possible de démontrer l'inauthenticité. Ce qui manque, ce sont les éléments positifs de la discussion. Et il faut nous en rapporter à notre sentiment subjectif.

Seulement ici il ne faut pas se contenter du portrait publié dans le Catalogue de la vente Spitzer, portrait dessiné à la plume, et qui ne peut pas rendre exactement l'impression faite par l'original, par la peinture sur émail. L'honorable possesseur de l'œuvre de L. Limosin, Sir Julius Wernher, à Londres, a bien voulu faire faire à notre usage une excellente photographie. Nous le remercions très vivement pour sa grande amabilité et pour le vrai service qu'il nous a rendu.

Si donc nous fixons nos regards sur cette photographie, nous ne pouvons pas nous défendre de l'impression que ce pourrait être un Calvin. L'objection faite au dessin du catalogue Spitzer, que le personnage a plus de vingt-six ans, tombe devant l'émail lui-même. Nous avons bien quel-qu'un de jeune, à figure pleine, et tel que Calvin, fort précoce, et ayant déjà beaucoup travaillé et veillé, pouvait être à vingt-six ans. L'impossibilité s'évanouit. Et alors nous avons le nez de Calvin, les yeux, avec les arcades sourcilières de Calvin, la bouche et la barbe. Devant cette pho-tographie la plupart des raisons formulées contre le dessin du catalogue Spitzer perdent leur fondement. Et, ce me semble, l'attribution est possible.

Si l'on compare l'émail de L. Limosin et le portrait de la Touraine, on ne peut pas dire que les lèvres soient différentes : elles attirent également l'attention ici et là. La pose enfin est la même (retournée, comme cela arrive si souvent). Seul le manteau, entr'ouvert dans un portrait, est boutonné dans l'autre. — On pourrait très bien ne voir entre les deux qu'une différence d'âge, soit que les années aient vraiment fait leur oeuvre, soit que la peinture et la reproduction aient elles-mêmes opéré le changement. -— Toutefois, il est prudent de terminer ce chapitre, comme le précédent, par un point d'interrogation.

t. Bourdery et Lachenaud, p. 14.

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