• Aucun résultat trouvé

V. Les œuvres de fictions : une réflexion sur le statut d'herbivore

V. 1. Edamame ou la valeur de l'étiquette

Edamame apparaît dans le recueil de nouvelles de Hashimoto Osamu appelé Hatsunatsu no iro355 soit « La couleur du début d'été ». Si aucune des histoires ne semble en apparence reliée aux autres, elle reflète chacune à sa manière un aspect nouveau apparu dernièrement dans la société Japonaise. Par exemple, Tasukete 助 け て (Aidez-moi) relate l'expérience d'une jeune fille en collocation avec un reporter confronté physiquement et moralement au désastre du 11 mars 2011 qui a touché la région du Tôhoku et dont les secousses ont été ressenties jusqu'à Tôkyô ; Uzumaki 渦巻 (Tourbillon) traite de la distance relationnelle qui se creuse entre des parents et leurs enfants ne voulant pas suivre le parcours traditionnel du mariage. En toute cohérence, Hashimoto se lance dans une réflexion sur les herbivores, phénomène d'actualité qui touche l'idée de nouveauté sociale. Nous verrons que l'écrivain lance une réflexion sur la question de l'étiquetage, et à quel point elle peut atteindre un individu.

Dans cette nouvelle, le personnage principal, du nom d'Atsushi, se retrouve poussé par un de ses camarades à participer à une étude sociologique en tant que sujet, du fait que, selon cet ami, il est un herbivore. L'étudiant en sociologie, nommé Minoura, qui le prendra en charge, lui explique son intention de comprendre s'il y a une réalité derrière le phénomène médiatique induit par le mot sôshoku kei danshi, et pourquoi ce dernier s'est autant répandu. L'idée est donc d'étudier les personnes portant cette appellation et d'examiner leurs points communs afin de confirmer ou d'infirmer les préjugés dont ils font l'objet. Pour ce faire, il distribue d'abord un questionnaire à choix multiples à Atsushi, où les questions, toutes liées à la relation amoureuse, sont décrites précisément dans le récit. Le personnage principal restera sur la défensive tout au long de ce test : les questions étant inappropriées, beaucoup des réponses proposées ne semblent pas lui convenir. Il répond à contre-coeur sans être véritablement satisfait. Mais on peut aussi penser que si Atsushi tend à dénigrer ce test, c'est que les questions, largement tournées vers ses expériences sexuelles qui sont peu nombreuses, lui renvoient la représentation qu'il s'est bâtie de sa propre virilité. Par ailleurs, même s'il avoue ne pas être très connaisseur du phénomène des herbivores, il sait que le mot n'est pas connoté positivement. Il cherche donc à ne pas être considéré comme tel par Minoura. Cette préoccupation transparaît tout au long de l'entretien avec l'étudiant, et chacune de ses réponses

sera suivie par une réflexion sur son statut. Par exemple, face à une mauvaise interprétation des réponses d'Atsushi par l'étudiant Minoura , la conversation s'échauffe :

« “Vous avez répondu que vous avez déjà eu des relations sexuelles avec une fille auparavant, et que vous avez un intérêt sexuel pour le sexe opposé, cependant vous dîtes également que vous ne voulez pas entretenir de relations actives avec elles. Cela veut-il dire que vous ne voulez pas entretenir des relations autres que sexuelles avec une fille ? [...]

– Attendez, ça donne l'impression que je ne pense qu'au sexe ! […] Je n'ai pas tant d'intérêt que ça là-dedans!” lui dit Atsushi. […] “Eh mince...” pensa-t-il. Le jeune homme aux lunettes devant ses yeux devait maintenant sans aucun doute en conclure qu'il est un herbivore. »

« “Anata wa, josei to seiteki kôshô o motta koto ga atte, josei ni wa seiteki na kanshin

ga aru keredo, josei ni taishite sekkyoku teki na kakawari o mochitakunai to kotaete imasuga, josei ni wa seiteki igai no kakawari o mochitakunai to iu koto desuka ?” […]

Dattara boku wa, sekkusu no koto shika kangaete inai mitai janai desuka. […]

Sonna ni sekkusu ni kyômi nanka arimasen yo, boku wa” to itta. […] “Shimatta” to omotta. Me no mae no megane no otoko wa, Atsushi no koto o “sôshoku kei danshi” to dantei shita no ni chigai nai no da.

「あなたは、女性と性的交渉を持ったことがあって、女性には性的な関心があ るけれど、女性に対して積極的な関わりを持ちたくないと答えていますが、女 性には性的以外の関わりを持ちたくないということですか?」[...] 「だったら僕は、セックスのことしか考えていないみたいじゃないですか」[...] 「そんなにセックスに興味なんかありませんよ、僕は」と言った。[...] 「し まった」と思った。目の前の眼鏡の男は、敦志のことを「草食系男子」と断定 したのに違いないのだ。 »356

La conversation finit par se réduire à la lutte d'Atsushi afin de ne pas passer pour un herbivore aux yeux de Minoura. Le premier tente désespérément d'éviter d'être caricaturé par le second pour les réponses qu'il donne quant à sa sexualité. Il ira même jusqu'à lui demander son avis personnel (est-il un herbivore aux yeux de l'étudiant ?) en espérant que ce dernier réponde par la négative. Il s'ensuit de longues explications de Minoura afin de montrer que le fait qu'Atsushi soit un herbivore ou non n'est pas primordial en soi, l'important est qu'il soit considéré comme tel. Il définit ces jeunes hommes comme des personnes qui, non dénuées de désir sexuels, n'approchent cependant pas ouvertement les filles. C'est un sujet de raillerie entre hommes car il touche à leur masculinité, explique l'étudiant qui tente alors de rassurer Atsushi, en partageant son embarras face au dilemme suivant : s'il est intéressé par le sexe, il passe pour un pervers ; s'il répond qu'il ne l'est pas, c'est un herbivore. Il ajoute enfin que ces garçons séduisent les filles grâce à leur modestie. Pourtant la stratégie de l'étudiant en sociologie ne fonctionne pas : Atsushi pense qu'il se moque de

lui et il nie catégoriquement être un herbivore. L'entretien se clôt sur un sentiment d'échec et d'humiliation pour le personnage principal qui se réfugie au café de l'université.

Suit une discussion entre lui et une amie du nom de Tomomi sur ce qu'est un herbivore et si Atsushi répond à cette appellation. Pour elle, le terme a surtout été inventé pour des secrétaires qui n'ont pas de succès avec les hommes et qui se cherchent des excuses, ce qui renvoie à notre conclusion à propos du magazine An-an. Atsushi, quant à lui, insiste sur le fait qu'il ne veut pas appartenir à une catégorie de personnes antipathiques. Néanmoins, dans un léger flirt taquin, elle tend à considérer Atsushi comme un herbivore du fait qu'il ne l'invite pas pour des rendez-vous. Le jeune homme répond de manière vague.

La nouvelle de Hashimoto nous montre à quel point le sous-texte est important. On voit que le personnage principal refuse d'accepter une réalité qui le dérange. Atsushi est convaincu de ne pas être un herbivore alors que la moindre de ces actions nous montre l'inverse. On remarque au passage que Hashimoto est bien informé de la définition de l'herbivore selon Fukasawa, et beaucoup d'éléments du récit font directement référence à la description proposée par la journaliste. Par exemple, quand Atsushi raconte sa première sortie avec une fille, il explique que cette dernière le lui a proposé et qu'il a simplement accepté un peu « comme ça »357 . Fukasawa avait justement noté qu'il leur arrive de sortir avec des filles de manière détachée, simplement parce qu'on le leur propose358. Par ailleurs, le narrateur nous précise qu'il ne voit pas Tomomi comme une fille, mais s'intéresse avant tout à son côté humain359. Là aussi, nous retrouvons une particularité clairement définie par Fukasawa dans sa chronique originelle360. Plus généralement, l'attitude passive d'Atsushi tout au long du récit, face aux événements (par exemple, il participe à cette étude simplement parce qu'un ami le lui dicte), suggèrent au lecteur qu'il se conduit comme un herbivore. L'ensemble de la nouvelle traduit la considération que les Japonais ont certainement de ce phénomène médiatique. Atsushi rejette l'idée d'être un herbivore car il refuse l'étiquette du fait de la connotation négative qui l'accompagne. Pourtant s'il n'approche pas les filles de manière « active » (sekkyoku teki 積極 的, un mot qui suit la définition des herbivores partout où elle se rencontre), c'est simplement qu'il ne le désire pas particulièrement, comme avec son amie Tomomi. Hashimoto nous plonge ici dans la psychologie d'un jeune garçon « victime » de cette étiquette. Ce faisant, l'écrivain dépasse la perception « positive » ou « négative » que nous nous efforçons d'extirper de nos sujets d'analyses, pour traduire directement le sentiment qu'éprouvent certains jeunes confrontés personnellement à la question des herbivores. La négativité est attachée à l'étiquette qu'on donne aux personnes et non au phénomène en lui-même.