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La Condamine, comme nous l’avons vu en introduction, a été désigné par l’Académie pour mener une expédition en Amérique du Sud, avec onze de ses confrères. L’éloge de Condorcet donne donc ses propres sources au cours de l’éloge. Il décrit les progrès scientifiques apportés par Newton et Huygens, et en profite au passage, conformément à la morale de son temps, pour placer son raisonnement dans le mouvement des Lumières, par opposition aux siècles précédents.151

Toujours est-il qu’au moment où l’entreprise à laquelle la Condamine participe est formée, il existe en France un grand débat autour de la physique cartésienne et newtonienne, à savoir quel est le système le plus juste pour décrire le monde152. Ce débat est évoqué un peu plus haut dans l’éloge, lorsque Condorcet mentionne Voltaire, cet homme « illustre », qui « avait rendu les découvertes de Newton pour ainsi dire populaires, et avait opposé au « livre de la Pluralité des monde 153», un ouvrage fondé sur une physique plus vraie. ». Le

premier ouvrage, les Eléments de philosophie de Newton, soutient la nouvelle physique mise en place par l’astronome anglais et son système du monde. Il paraît en 1738, tandis que le second, Entretien sur la pluralité des mondes de Fontenelle, publié en 1686, se fait défenseur de la physique cartésienne qui a alors un succès retentissant en France (entre autre). Il y a là une anticipation de Condorcet quant au débat : l’ouvrage de Voltaire n’est pas encore paru, et paraîtra un an avant que les scientifiques envoyés au Pérou aient de mesurer le méridien.

Toutefois, le lecteur constate aisément que la cause première qui pousse l’Académie à monter une expédition, selon Condorcet, ce ne sont pas les bienfaits que

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Crépel et Bru parlent ici d’un processus court, puisque La Condamine meurt en février et l’éloge est lu en avril.

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EdA, Vol. I, p.239 : « Les anciens n’avaient pas ignoré la sphéricité de la terre, mais il vint un temps où l’on ne connut des anciens que leurs erreurs : le peu de vérité qu’ils avaient enseignées furent oubliées. Dès le cinquième siècle de notre ère, l’opinion que la terre était un globe paraissait aux plus grands philosophes une absurdité palpable. Dans le treizième siècle, ce fut une impiété […] ».

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C’est dans ce cadre qu’Elisabeth Badinter place le début de ses Passions intellectuelles.

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pourraient en retirer l’humanité ou une volonté purement scientifique, mais bien un élan patriotique.

« Cependant, pour que le système de Newton s’établit en France sans contradiction, il fallait qu’une opération d’éclat vint le confirmer ; il fallait surtout que les Français en eussent l’honneur. On regardait comme une humiliation pour la France d’être obligée d’abandonner Descartes pour Newton, comme si la gloire d’un peuple pouvait dépendre du hasard qui avait fait naître Descartes en Touraine et Newton dans le comté de Lincoln. »154

Il est manifeste qu’ici Condorcet tourne quelque peu en ridicule ce simple motif, au demeurant important dans les mœurs des Français. Il développe par la suite, la volonté de se racheter l’honneur de sa nation en par la confirmation des théories de Newton sur près d’une page. Ainsi si Newton n’est pas français, se permet-il l’apologie des français newtoniens (au titre desquels on compte immanquablement la Condamine). Mieux, il fait leur apologie en les substituant aux anglais qui auraient dû, en tant que successeurs de Newton, se lancer dans les recherches. Par ce coup de maître, il articule au sein d’une même démonstration, la grandeur de la recherche scientifique et son patriotisme :

« En exécutant la mesure d’un degré du méridien, les Français allaient mériter à leur patrie un honneur dont elle pourrait se glorifier à plus juste titre que l’Angleterre ne s’enorgueillit des découvertes de Newton ; car une découverte est l’ouvrage d’un homme dont le sort place la naissance où il lui plaît :mais une entreprise comme celle de la mesure du degré ;qui demande la protection du gouvernement et l’approbation du public, doit être regardée comme l’ouvrage de toute une nation. »155

Ce faisant, il flatte de cette façon l’ego de ses collègues, mais aussi celui des ministres ayant investi dans cette entreprise d’Etat (l’Académie est alors un institut monarchique). Faisant fi des querelles entre les cartésiens et les newtoniens, il donne alors à la France et ses scientifiques les lettres de noblesse que les découvertes de Newton avaient octroyée aux anglais. Et ce n’est pas rien, car rappelons-le, lorsque Samuel Sorbière lance un appel à la monarchie et lorsque Colbert y répond pour créer l’Académie royale des sciences, tous deux font référence à la gloire de la France par la science.

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EdA, Vol. I, p.242

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« Un héros d’une espèce nouvelle »

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Ce qui ressort également de l’éloge de la Condamine, c’est son final pour le moins poétique, et sa la figure quasi héros que Condorcet lui donne. Lorsqu’il parle de son voyage, Condorcet parle à plusieurs reprises du courage de la Condamine, de sa « gloire » (une fois n’est pas coutume, c’est un terme qui revient bien souvent dans les éloges), ou encore de son altruisme. Lorsqu’il évoque le voyage au Pérou, Condorcet mentionne à plusieurs reprises les « fatigues incroyables » que la Condamine a endurées, poussant parfois l’expression jusqu’à « dix années de fatigues incroyables ».

Cette nouvelle sorte de héros, c’est ici la figure du savant voyageur. Certes, au moment où Condorcet écrit l’éloge, le Nouveau Monde a été découvert depuis trois siècles. Toutefois, une entreprise comme la mesure du degré du méridien, surtout dès lors qu’elle dure dix ans, paraît une réelle prouesse. Nul doute que sur ce plan, le fait d’avoir lu le récit de la Condamine a peut-être altéré le jugement de Condorcet (parfois radicalement objectif, comme le montrent d’autres éloges par la suite). Certes, l’exploit mérite d’être mentionné et mérite une gloire certaine, mais Condorcet prend un tel attachement à décrire tous les malheurs qui ont entravé la route de la Condamine qu’on ne peut que les applaudir lorsqu’ils reviennent en France. De même, en soulignant cette quête, étrange pour un scientifique, de la recherche des Amazones157, il inscrit le héros la Condamine au sein du cadre mythologique gréco-romain.

La figure du héros, ici, se superpose à celle du savant. Ce savant est tout droit sorti de l’imagination baconienne (Bacon fait du savant le protagoniste d’une société modèle dans son Atlantide), et correspond en certains points à l’image que donne Condorcet. Il ne se contente pas d’être scientifique et d’être courageux, il est également altruiste. Ainsi, la Condamine, qui avait contracté la petite vérole étant plus jeune, s’investit-il dans les recherches sur l’inoculation, qu’il défend vaillamment158 : « Nous voici arrivé à l’époque la plus glorieuse pour lui, au moment d’une vie toujours si bien employée où peut-être il a été plus utile : je veux

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EdA, Vol. I p.261

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« il y avait en vain cherché ce peuple de femmes armées, qu’une tradition ancienne plaçait sur les bords du Maragnon. ». EdA, Vol. I, p.276

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A ce titre, lire les recherches de Crépel et Bru qui ont publié l’extrait de l’éloge de la Condamine concernant l’inoculation, et qui l’ont annoté et commenté.

parler des ouvrages en faveur de l’inoculation ».159 Ce procédé, considéré comme l’ancêtre du vaccin, s’appliquait tout spécialement à la petite vérole et s’était révélé particulièrement efficace en Angleterre et la Condamine, entre autres, s’investit à le généraliser en France.

Enfin, ce héros qu’est le savant, le demeure jusque dans sa fin (que certains ont reprochée à Condorcet pour son caractère trop dramatique, justement). Le portrait dressé par Condorcet de la Condamine mourant, est empreint, une fois de plus, de l’image de l’homme se surpassant :

« Lorsqu’il ne fut plus en état de venir à l’Académie, il voulut du moins en parcourir les registres […] il essaya même de rendre utiles au publics ces mêmes maladies qui l’empêchaient de le servir d’une autre manière : il proposa un prix sur la nature de l’espèce de paralysie dont il était attaqué. »160

Une fois de plus se manifestent la volonté d’être utile, et le courage de la Condamine. Il le montre comme le parfait savant, consacré tout entier à l’aide des autres, jusque dans sa mort : « Enfin lorsqu’il n’eut plus rien à donner à l’humanité, il lui fit le sacrifice de sa vie. Ayant lu la description d’une opération peu connue encore, et qu’on proposait comme utile pour guérir une des maladies dont il était attaqué, il voulut consacrer le peu qui lui restait de jours à une épreuve utile. »161 Le sacrifice ici magnifie la Condamine et en fait définitivement un héros pour

l’humanité.

L’éloge de la Condamine passe donc par bien des chemins traditionnels de l’éloge académique. Il est presque un éloge type tant les détails sur sa vie foisonnent. Les expressions le mettant en valeur ne demeurent pas en reste, puisqu’elles parsèment le discours de Condorcet, faisant, conformément à ce que veut un éloge, de cet homme un héros. Empreint de ce degré patriotique propre à l’Académie, cet écrit peut s’inscrire dans le modèle que suit Condorcet pour ses autres éloges, même s’il se permet des écarts, des longueurs ou des raccourcis, selon les savants.

159 EdA, Vol. I, p.284. 160 EdA, Vol. I, p.302. 161 EdA, Vol. I, p.303.

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Chapitre VIII – D’Alembert : l’ami perdu.

L’éloge de d’Alembert est le plus long réalisé par Condorcet durant sa période de secrétariat. Se déroulant sur près d’une centaine de pages, il est le dernier hommage que le marquis fait à son ami et père spirituel. Il demeure d’une importance capitale, car pourrait presque représenter un « éloge idéal ». Condorcet ne concède dans cet ouvrage, aucun trait négatif à son ami, l’encensant toujours plus, dans un cheminement atypique par rapport à d’autres éloges : de la forme purement institutionnelle qui se dégage à son début, Condorcet dérive peu à peu vers un hommage personnel et intime pour se terminer dans un final proche de la sentence funéraire. Il convient de voir comment Condorcet met en place l’approche élogieuse d’un de ses proches, d’analyser sa façon de traiter l’œuvre de son ami défunt, et d’entrevoir les débuts d’un Condorcet qui peu à peu prend de l’assurance dans ses opinions personnelles.

Je ne doute pas que le lecteur du présent mémoire ne sache qui a pu être le très célèbre d’Alembert. Toutefois son parcours et sa vie méritent d’être rapidement retracés avant de se lancer plus avant dans l’analyse de cet éloge. Né et abandonné le 16 novembre 1717 à Paris, il est rapidement retrouvé par son père et placé dans une famille d’adoption. En 1729, il entre au collège des Quatre Nations, et suite à son baccalauréat, il tente successivement le droit puis la médecine, qu’il abandonne aussitôt. Il commence dès vingt- deux ans à présenter ses travaux à l’Académie royale des sciences, et finit par y entrer en 1742, et bientôt il entre à l’Académie de Berlin en 1746. Habitué des salons parisiens, il rencontre cette même année Diderot, et ils commencent à travailler sur L’Encyclopédie qui est publiée en 1751. Il entre en 1754 à l’Académie française, puis, lorsque L’Encyclopédie est interdite en 1757, il se retire de l’entreprise. Il quitte sa maison familiale (dans laquelle il a vécu depuis sa naissance) en 1765, pour aller vivre avec Mlle de Lespinasse (avec laquelle il vit un amour platonique qui devient ensuite souvent sujet à souffrances pour lui). En 1772, il devient secrétaire perpétuel de l’Académie française, charge qu’il continuera à exercer jusqu’à sa mort le 29 octobre 1783. Son éloge est lu par Condorcet le 21 avril 1784.