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Du plaisir d’être trompé au regard du texte

Partie 3 : CÉLÉBRER LA FICTION TROMPEUSE : VERS UNE ESTHÉTIQUE DU

1. L’imposture littéraire : de l’acceptation du faux au rêve d’une mise en ordre du réel

1.1. Du plaisir d’être trompé au regard du texte

[…] l’ambiguïté, l’équivoque, l’incertitude sont les moteurs de la fiction : le lecteur est amené à s’interroger constamment, à remettre en question les certitudes qu’il pouvait avoir sur l’écriture218.

La constituante variable de la vérité que questionne le texte perecquien engage deux postures successives chez le lecteur que nous rappellerons ici : d’une part, celle de l’enquête- herméneute qui la traque et lui échappe sans cesse, tombant dans les pièges du texte qui lui sont tendus. De l’autre, la découverte de l’imposture inhérente au texte engage davantage une velléité à vouloir jouer avec le texte qu’à infuser le sentiment d’une confiance trahie du côté du lecteur. La disposition de lecture consentie que soutire le texte débouche donc une acceptation du faux dans le texte. L’écriture perecquienne se définit par un « plaisir de tromper219 » souligne Isabelle Dangy-Scaillerez, qui vient donc ébranler le pacte de lecture

traditionnel pour le plier à sa propre stratégie de lecture fondée sur une connivence ludique. Dans un fameux passage de sa République, livre V, Platon aborde le thème du mensonge en fiction par une condamnation : il dénonce la nature mensongère de la fiction à-travers la question de la mimêsis, la représentation. En tant qu’art mimétique, la fiction constituerait un pâle reflet du réel possédant la faculté corruptive à éloigner le sujet de la Vérité essentielle que la philosophie amène vers. Pour clarifier cette position condamnant le caractère mimétique des arts mimétiques, la tradition a maintes fois cité l’histoire du peintre Zeuxis racontée par Pline l’Ancien :

[Zeuxis] eut pour contemporains et pour émules Timanthès, Androcyde, Eupompe, Parrhasius. Ce dernier, dit-on, offrit le combat à Zeuxis. Celui-ci apporta des raisins peints avec tant de vérité, que des oiseaux vinrent les becqueter ; l’autre apporta un rideau si naturellement représenté, que Zeuxis, tout fier de la sentence des oiseaux, demanda qu’on tirât enfin le rideau, pour faire voir le tableau. Alors, reconnaissant son illusion, il s’avoua vaincu avec une franchise modeste, attendu que lui n’avait trompé que des oiseaux, mais que Parrhasius avait trompé un artiste, qui était Zeuxis220.

218 Ibid, p. 147.

219 DANGY-SCAILLIEREZ, Isabelle, L’Énigme criminelle dans les romans de Georges Perec, op. cit., p. 210. 220 L’ANCIEN, Pline, Histoire naturelle, Livre XXXV, chap. XXXV, éd. Émile Littré, Paris, Dubochet, 1848.

La conception de l’art qui nous est présentée par cet extrait concerne à juste titre une idéologie romantique selon laquelle l’art serait l’imitation de la nature. Dans un registre plus contemporain à notre étude, on préférera davantage la conception proposée par Nabokov, qui pointe le statut performatif de la fiction :

La littérature n’est pas née le jour où un jeune garçon criant « Au loup ! Au loup ! » a jailli d’une vallée néandertalienne, un grand loup gris sur ses talons : la littérature est née le jour où un jeune garçon a crié « Au loup ! Au loup ! » alors qu’il n’y avait aucun loup derrière lui. […] Voilà ce qui est important : c’est qu’entre le loup au coin d’un bois et le loup au coin d’une page, il y a comme un chatoyant maillon. Ce maillon, ce prisme, c’est l’art littéraire221.

Désignant le jeune homme comme un véritable « fabulateur » dans ce récit étiologique, Nabokov envisage la nature de la fiction sur le plan du pur mensonge ludique, qui clame une menace fictive en se mettant en représentation. Si le cas proposé par Pline l’Ancien envisage l’art dans sa dimension métaleptique, c’est-à-dire « une entorse au pacte de la représentation222 », poursuit le critique, c’est avant tout parce que le tableau en question

affiche, une fois dévoilé, la mise en abyme d’un spectacle qui feint d’avoir tout juste commencé. Les conséquences de cette conception nous invitent à pointer les ressorts trompeurs de la représentation mimétique : le mensonge vise moins à abuser autrui qu’à produire des « assertions feintes223 » d’une part. D’autre part, la représentation comme à

l’identique d’un objet du réel (ici, les raisins du tableau) engage une confrontation virtuelle entre l’objet d’art (la peinture d’ensemble) et un référent extérieur.

Il semblerait que cette conception puisse s’appliquer à la position proposée par Perec. Comme le note le critique, la fiction perecquienne se montre « en fonctionnement et joue avec ses propres moyens224 ». Cette autoreprésentation de la fiction chez lui se manifeste dans Le Condottière à-travers la question de la peinture qui se conçoit comme véritable métaphore du

fonctionnement de la fiction trompeuse. La toile d’Antonello de Messine se fait

le support d’une mise en abyme des mécanismes d’écriture et de lecture mis en œuvre dans le texte. La peinture apparaît comme un élément révélateur et perturbateur, qui

221 NABOKOV, Vladimir, Austen, Dickens, Flaubert, Stevenson, Paris, Stock, 1999, p. 142, in BARONI,

Raphaël, L’Oeuvre du temps. Poétique de la discordance narrative, op. cit., p. 224.

222 BARONI, R., « La fiction peut-elle mentir ? », L’Oeuvre du temps. Poétique de la discordance narrative, op.

cit., p. 225.

223 Ibid, p. 226.

224 BERTHARION, J.-D., Poétique de Georges Perec: ”… une trace, une marque ou quelques signes”, op. cit.,

dévoile et dénonce le fonctionnement mimétique, référentiel, de l’écriture romanesque. Cette mise en abyme rend visible l’invisible, à savoir le travail de l’écriture et les conventions qui président au fonctionnement du texte225.

Le tableau du peintre constitue une mise à l’épreuve des talents du copiste faussaire Winckler au même titre qu’il dénonce son propre caractère irréductible, a-mimétique, que la scène de destruction de sa copie n’a d’égal à le suggérer. Également bâti sur un principe de jeu de miroir, la toile renvoie au faussaire l’image de sa propre fausseté. Cet effet de renversement du fonctionnement mimétique est également palpable dans « 53 jours » qui conçoit au centre de son dispositif une construction en forme de « miroir ». Dans un entretien accordé à Gabriel Simony, Perec présente ainsi le projet d’écriture qui ne constitue « pas un livre, mais des histoires qui se regardent » :

C’est un peu comme si on mettait un livre dans un miroir et puis, ce que l’on voit de l’autre côté du miroir, c’est le contraire. C’est l’image inverse. C’est un livre où on va imaginer des choses dans la première partie et où, dans la deuxième, tout ce que l’on a imaginé va être complètement renversé. Ce sont des jeux sur un livre qui passe son temps à se transformer par rapport au lecteur226.

L’architecture vertigineuse du récit, qui dénonce à son tour le fonctionnement mimétique du texte fictionnel par ce tour de force habile, peut être saisie à travers la reprise de la formule stendhalienne qui sert justement à scinder les deux parties du roman, qui veut que le roman, à la façon d’un miroir, se promène le long d’une route. Cette déclaration stendhalienne autour du miroir se trouve mise à l’épreuve et sert à la fois de point de jonction à deux composantes essentielles dans la fabrique du roman : la question du réalisme et de la mise en abyme.

La polysémie accordée par Perec au terme de miroir permet ainsi de considérer le récit dans les deux acceptions suivantes, à savoir que le roman soit le reflet du réel, mais également une mise en abyme. Le texte est ainsi tiré entre deux conceptions littéraires presque opposables dont le miroir est l’opérateur de la rencontre, c’est-à-dire « l’attention au réel » d’une part, « le regard autoscopique du texte sur le texte227 » de l’autre, comme le résume

Maxime Decout.

225 Ibid, p. 133.

226 PEREC, G., Entretien (Gabriel Simony), Paris, Le Castor Astral, 1989, p. 24.

227 DECOUT, M., « Perec : l’abyme de Robbe-Grillet, le miroir de Stendhal », Poétique, vol. 168, n° 4, 2011, p.

1.2. Le refus de l’unicité du réel : autotextes, représentation-miroir, mises en