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En droit canadien : la confrontation de deux droits à valeur théoriquement

Chapitre 2. Des particularités en termes d’intangibilité : le droit moral de l’architecte à l’épreuve de

A. Le conflit entre propriété intellectuelle et propriété matérielle

2. En droit canadien : la confrontation de deux droits à valeur théoriquement

Le droit de propriété est défini, au Québec, à l’article 947 du Code civil du Québec, selon lequel « [l]a propriété est le droit d’user, de jouir et de disposer librement et complètement d’un bien, sous réserve des limites et des conditions d’exercice fixées par la loi »288. Il n’est,

au Canada, protégé ni par la Constitution, ni par la Charte canadienne des droits et libertés.

Toutefois, le droit de propriété est protégé par la Déclaration universelle des droits de

l’Homme de 1948, qui dispose dans son article 17 que « [t]oute personne, aussi bien seule

qu'en collectivité, a droit à la propriété »289 et que « [n]ul ne peut être arbitrairement privé de

sa propriété »290, conférant ainsi au droit de propriété le statut de droit fondamental.

Les droits moraux, quant à eux, sont apparus en droit canadien suite à la ratification de la

Convention de Berne par le Canada en 1928291, dont l’article 6 bis pose l’exigence, pour les

États signataires, de reconnaître un droit à la paternité et un droit à l’intégrité de l’œuvre au bénéfice de l’auteur :

Indépendamment des droits patrimoniaux d’auteur, et même après la cession desdits droits, l’auteur conserve le droit de revendiquer la paternité de l’œuvre et de s’opposer à toute déformation, mutilation ou autre modification de cette œuvre ou à toute autre atteinte à la même œuvre, préjudiciables à son honneur ou à sa réputation292.

Ainsi, la Loi sur le droit d’auteur contient aujourd’hui un article 14.1, selon lequel « [l]’auteur d’une œuvre a le droit, sous réserve de l’article 28.2, à l’intégrité de l’œuvre et, à l’égard de tout acte mentionné à l’article 3, le droit, compte tenu des usages raisonnables, d’en revendiquer, même sous pseudonyme, la création, ainsi que le droit à l’anonymat »293.

Il en découle que le droit canadien, conformément à la Convention de Berne, ne protège que

288 Code civil du Québec, (version à jour au 1er juin 2019) art. 947.

289 Déclaration universelle des droits de l’Homme, 10 décembre 1948 art. 17 al. 1. 290 Ibid. art. 17 al. 2.

291 Guylaine Gérin-Lajoie, Droit moral et intégrité de l’œuvre artistique en droit d’auteur canadien, Québec, Gouvernement du Québec, Direction des services aux artistes, 1986 à la p. 2.

292 Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques, 1886 art. 6 bis (1). 293 Loi sur le droit d’auteur, supra note 11 art. 14.1(1).

le droit à la paternité et le droit à l’intégrité de l’œuvre, entrainant que « la physionomie du droit moral au Canada est minimale »294.

Tout comme le droit de propriété, le droit d’auteur n’est pas protégé par la Charte canadienne

des droits et libertés. Toutefois, certains auteurs considèrent que « les droits moraux peuvent

être perçus comme une extension des droits de l’Homme »295, en raison de l’article 27 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, selon lequel « [t]oute personne a le droit de

prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent »296 et « [c]hacun a droit à la

protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l’auteur »297.

Cependant, bien que l’on puisse considérer que le droit d’auteur, et par la même, le droit moral, a une valeur fondamentale en droit canadien298, en pratique, très peu de décisions

tranchent en faveur du droit moral, et en particulier du droit à l’intégrité de l’œuvre299. A fortiori, dans le domaine architectural, où la nature particulière de l’œuvre ne saurait

permettre à son auteur d’empêcher toute modification de son œuvre, la résolution du conflit ne saurait pencher en faveur du droit à l’intégrité de l’architecte.

À ce titre, il n’existe à notre connaissance pas de décision canadienne faisant droit à la demande de l’architecte fondée sur son droit moral au détriment du propriétaire de l’œuvre. Même en dehors du contexte architectural, une seule action fondée sur le droit à l’intégrité a débouché sur une décision donnant raison à l’auteur300, mais la portée de cette décision est

jugée discutable par de nombreux auteurs, qui considèrent qu’elle « démontre plutôt que le recours en droit moral s’assèche ou, comme certains diront, qu’il n’y a jamais eu véritablement sa place en droit canadien »301. En effet, les conditions très restrictives de

294 Moyse, supra note 10 au para. 2. 295 Ibid. au para. 12.

296 Déclaration universelle des droits de l’Homme, supra note 289 art. 27 al. 1. 297 Ibid. art. 27 al. 2.

298 Voir en ce sens : Théberge v. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., [2002] A.C.S. 32 (CSC) au para. 33, qui évoque un « conflit économique fondamental entre le titulaire du droit d’auteur sur une oeuvre et le propriétaire du bien matériel qui incorpore les expressions protégées par le droit d’auteur ».

299 Pierre-Emmanuel Moyse, « Le droit moral au Canada : facteur d’idées » (2013) 25:1 CPI 141‑172. 300 Snow c. Eaton Center Ltd, [1982] O.J. 3645 (OHCJ).

l’atteinte au droit à l’intégrité, que nous étudierons dans de prochains développements, ne lui permettent pas de jouer le rôle protecteur de l’œuvre de l’auteur qui est le sien.

Par conséquent, bien que le droit de propriété et le droit à l’intégrité ont en théorie la même valeur et devraient ainsi donner lieu à une réelle mise en balance des intérêts en présence, ces prérogatives revêtent en fait une puissance inégale en droit canadien. Le conflit qui les oppose débouche ainsi sur une issue divergente selon que l’on envisage le droit français ou le droit canadien (3).

3. Une issue divergente pour des conflits entre prérogatives de puissance