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CHAPITRE 2 : Une historicité bouleversée

4 De la douleur à la souffrance

La prise en charge de la douleur est une nécessité médicale. L'International Association for the Study of Pain définit la douleur comme : « une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable associée à un dommage tissulaire réel ou potentiel, ou décrite dans d’autres termes évoquant un tel dommage. »

Monsieur N explique qu’il a mal. Je lui propose alors d’essayer de localiser sa douleur et de la décrire. « C’est difficile à expliquer. J’ai surtout mal à côté de la cicatrice. » Le caractère subjectif et individuel de l’éprouvé complexifie la retranscription du ressenti. Le sujet devient d’une certaine façon « expert » de sa douleur. Wittgenstein, philosophe britannique l’illustre : « si je puis me représenter ma douleur, si autrui peut le faire aussi ou si nous disons que nous le pouvons, comment pouvons-nous vérifier si nous nous sommes correctement représenté cette douleur, et avec quel degré d’incertitude.45

»

4.1 Au-delà d’une réponse physiologique

La douleur dépeint un processus physiologique qui avertit le sujet qu’un stimulus nociceptif menace son intégrité physique. Il s’agit d’une expérience locale, brève et désagréable. Pour autant, la définition de la douleur ne se réduit pas à la dimension physique, d’origine lésionnelle.

4.1.1 Une manifestation existentielle

La douleur est avant tout un fait d’existence. Monsieur N l’illustre justement : « si j’ai mal c’est que je suis toujours là.» En exprimant sa douleur, le sujet manifeste son existence. Etre apte à dire que l’on a mal, c’est être capable de retranscrire ce que l’on ressent et bien entendu le manifester. Souvent, Monsieur N s’excuse de se plaindre de ses douleurs. « Mais je sais que ça me fait du bien de vous le dire, parce que je sais que vous avez de la considération pour moi. » Depuis sa maladie, il explique avoir changé. Monsieur N énonce en effet ressentir une douleur plus ou moins journalière. « Quotidienne », la douleur semble s’être comme

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MOLINIER A, 2007, p 120

incrustée en lui. « Elle est toujours là. Je dirais presque que je m’y suis habitué » Parfois, la douleur peut aller jusqu’à amener le sujet en porte-à-faux avec sa propre personne. Monsieur N verbalise ne pas se reconnaître. « J’ai l’impression de me plaindre tout le temps. Avant je n’étais pas comme ça. » Lorsque Monsieur N exprime sa douleur, j’ai comme l’impression qu’elle l’envahit et le suit dans ses faits et gestes. « Voilà en quoi la douleur se distingue d’un simple message sensoriel excessif, elle entame l’homme dans son identité et parfois le brise.46 »

4.1.2 Une symbolique

La douleur peut également être vectrice d’une symbolique. Parfois, la symbolique s’avère plus forte que l’affection elle-même.

A force de compenser avec l’hémicorps gauche, Monsieur J dépeint fréquemment des douleurs au niveau de la ceinture scapulaire. Capable d’identifier ses tensions, Monsieur J reste relativement demandeur de toucher-massages. « C’est pour venir écraser mes tensions et abaisser mon épaule droite. Vous pouvez me passer le ballon ? » La récurrence de sa demande le positionne dans une forme de maternage. « Prendre soin de » fait référence aux manipulations, aux soins mais aussi à la fonction contenante et rassurante. Il me semble ainsi pertinent de faire le lien avec les notions de holding et handling développées par Donald Winnicott47, pédiatre et psychanalyste. Le holding correspond au soutien, au maintien de l’enfant tant physiquement que psychiquement. Monsieur J me renvoie effectivement à la notion de portage. Les premières séances, Monsieur J manifeste une attitude préférentiellement en repli. Il semble avoir besoin qu’on l’amène à percevoir et à ressentir son axe afin d’accéder à un étayage, un ressenti procuré par sa propre charpente interne : son rachis. Le handling dépeint quant à lui les manipulations du corps : soins de toilette, habillage, échanges cutanés… Pendant longtemps, le travail axé autour du réinvestissement de sa main avec des toucher-massages a porté cette connotation. « Je n’aime pas prendre soin de moi. Par contre, c’est vrai que ça me fait du bien quand c’est vous qui le faites. »

Le patient semble avoir besoin de l’autre (soignant, infirmier, médecin…) pour se soustraire de ses symptômes et palier à la douleur dont ils sont souvent générateurs. Pour autant, la douleur ne s’inscrit pas toujours au centre des premières préoccupations.

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LE BRETON D, 2006, p 15

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4.2 Quand la souffrance prend le relais

La souffrance serait le fait de ressentir une douleur en continu. Comme contenue par la souffrance, la douleur envahirait l’homme dans toute l’épaisseur de son être en investissant à la fois les dimensions physiques et psychologiques.

« Je souffre mais j’essaie d’intégrer la douleur parce que de toute façon je vis avec. » Chez Monsieur N, il me semble que la souffrance soit l’écho d’une douleur sans frontière. Monsieur N expose dans ses propos une douleur intégrée. Elle paraît ainsi avoir franchi la dimension psychique. Ne pouvant se positionner vis-à-vis de son état de santé, la question de son évolution et par conséquent de son existence semble glisser du côté de la souffrance en tant que douleur morale. « Je ne vais pas vous mentir, je me demande vraiment ce que je vais devenir. Et combien de temps cela va durer. »

Monsieur J a du mal à mettre des mots et du sens sur son état psychologique. Afin de l’accompagner dans ce sens, je lui propose de faire un état des lieux de son état (psychique et physique) en passant par une production écrite (représentation de soi). Monsieur J réalise un premier tracé. D’un air peu satisfait, il demande à recommencer au verso de la feuille. « Ce n’est pas assez gros en fait. » Une fois terminé, j’invite Monsieur J à m’expliquer ce qu’il a dessiné. Les yeux tournés vers sa production, il me lance d’une voix tremblante : « C’est une tombe. Je me sens abattu. C’est comme ça tout le temps en ce moment. (cf. annexes 2 et 3 p 79-80) » Monsieur J justifie son état par une fatigue écrasante. « Je n’ai plus de force. » L’asthénie qu’il souligne ici, semble étroitement liée à une aboulie. Les manifestations dépressives de Monsieur J font écho à l’impact de son intégrité corporelle et mettent en évidence un état de souffrance.

Selon Michèle Chahbazian, médecin et psychiatre, la souffrance est « comme toute caractéristique typiquement humaine et indissociable de la vie, il faut pouvoir l’intégrer de façon à ce qu’elle participe, elle aussi, à ce grand équilibre que la vie met en jeu.48

» Chez Monsieur N, la souffrance ne paraît pas encore acceptée et intégrée. La souffrance apparaît chez lui comme identitaire : « Je souffre donc je suis ». Contrairement à Monsieur N, Monsieur J n’est pas en mesure de mettre des mots sur sa souffrance. C’est à travers divers passages par l’acte que Monsieur J l’exprime symboliquement. Inscrit dans le déni, Monsieur J fait semblant que tout va bien et tente d’annihiler la souffrance pour qu’elle se taise. Pourtant, même muette, la souffrance reste présente.