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Une division rigide qui peut être horizontale ou verticale

1 La division du travail au sein des groupes de musique

1.2 Une division rigide qui peut être horizontale ou verticale

Division verticale et marge de manœuvre plus horizontale

La division du travail rigide peut s’être établie sur une logique hiérarchique. C’est le cas du groupe de hard rock en voie de professionnalisation déjà évoqué. Le travail musical de composition et d’élaboration est dévolu à deux musiciens, le reste des membres se contentant d’exécuter, tout en se laissant cependant une certaine marge de manœuvre :

« Vianey : Pour la compo, bah ouais on a commencé à trois, et en fait c’est Phil qui a apporté les idées principales, c’est lui qui a toujours amené la matière première au truc quoi, que ce soit du texte ou de la compo (se tournant vers Phil qui sourit) calme toi hein ! (Revenant vers moi), et donc du coup il nous envoie des maquettes absolument dégueulasses et après on va chez moi parce que j’ai un petit home studio, donc il me les envoie et j’essaye, enfin parfois il m’envoie une structure qui allait plus ou moins avec…

Phil : ouais en fait je lui envoie la structure, des riffs*, soit je lui envoie toute la musique qui est écrite dans la structure, soit je lui note la structure sur une feuille et ensuite je lui dis « démmerde toi »

Vianey : ouais une feuille dégueulasse que je mets une heure à déchiffrer. Et en gros là-dessus je pose une batterie, une basse et quelques fois des arrangements un peu synthé, enfin pour la batterie c’est pseudo-batterie du coup parce que je suis pas batteur, mais voilà, je conçois un peu le morceau autour des idées de Phil du coup, et puis après on essaie de caler une voix dessus, parfois on a une ligne de voix, quelquefois non, donc il y a pas trop de règles, les règles générales c’est

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y a Phil qui a en général un riff, on construit le morceau autour, on trouve des idées pour la voix, et puis après on écrit un texte. »

Les musiciens sont donc surtout chargés d’exécuter ce qui a été composé en amont. La division du travail est donc rigide puisque les rôles sont soigneusement répartis et, de plus, cette division est assez verticale et sépare d’un côté les musiciens qui composent de ceux qui exécutent. Si Phil est celui qui impulse l’élan, c’est Vianey, qui est la véritable plaque tournante, puisqu’il utilise les idées de son guitariste pour ensuite les mettre en forme en créant des ébauches de partitions pour les autres instruments. De surcroit, c’est lui lui qui possède le matériel pour réaliser des maquettes d’album puisqu’il a un home studio chez lui, ce qui témoigne d’une certaine aisance car on sait que le matériel en musique est onéreux. On observe ici le rôle du capital économique hérité puisqu’il est fils de patron. C’est donc lui qui possède une partie importante des moyens de production. Néanmoins, les musiciens se gardent toujours une marge de manœuvre dans l’exécution, c’est le cas de Kevin qui « pour le premier album, [s’]

engageait à être rythmique, avec quelques petites harmonies tout ça ». De plus, ces harmonies

en question sont une façon assez habile de dépasser sa simple fonction de guitariste rythmique, sans pour autant remettre en question la répartition des rôles puisqu’il s’agit, en réalité, de doubler à certains moments la mélodie faite par le guitariste soliste en juxtaposant des notes différentes pour créer des intervalles et donc les bases d’une harmonie. Ainsi, Kevin arrive à combiner par là, les deux versants de sa pratique, à savoir son inclination soliste en jouant une mélodie, mais en continuant à remplir son rôle de guitariste rythmique qui consiste en grande part à soutenir les harmonies. C’est la raison pour laquelle Kevin tente le plus possible de proposer ce genre de technique de jeu en répétition.

Division horizontale et marge de manœuvre plus verticale

Mais la division du travail au sein des groupes de musique peut s’être figée autour de positions plus également réparties. Il faut ici évoquer les groupes qui ne font pas de la composition mais qui reprennent du répertoire. J’ai rencontré deux groupes qui entrent dans cette catégorie : un trio d’élève du Conservatoire National Supérieur de Musique, qui a déjà un pied dans le monde professionnel, et un trio de chant complètement amateur de quinquagénaires parisiens. Dans les deux cas, la marge de manœuvre est assez faible puisque les partitions régulent quasiment en totalité le rendu final et donc la division du travail musical. Que ce soit

39 pour le trio piano, violon, violoncelle, ou pour le trio de chant, les partitions sont figées et fixent potentiellement les rapports de force53. Bernard Lehmann, en étudiant les rapports entre les

musiciens d’orchestre, montre comment la partition contribue au renversement de la hiérarchie sociale des instruments : les cordes, qui proviennent davantage que les autres sections des catégories supérieures sont la très grande majorité des tuttistes, alors que les bois, qui proviennent relativement d’un environnement plus populaire ne sont que des solistes, et sont par ce fait favoriser dans la reconnaissance interne (statut de salaire notamment). Mais la particularité du trio classique est d’être assez horizontale dans sa répartition des tâches musicales. Contrairement aux concertos par exemple, qui cherchent expressément à établir une distinction entre instruments solistes (piano, violon) et instruments tuttistes (le reste de l’ensemble), ou même à l’orchestre, le trio mêle davantage les partitions. De façon similaire, dans le trio de chant, si le registre de chant diffère d’un chanteur à l’autre, ainsi que la mélodie produite, il ne saurait y avoir un chanteur qui serait mis plus en avant que l’autre par la partition, créant de fait un soliste et des accompagnateurs. La division du travail musical paraît donc plus horizontale, bien que très rigide. Pour autant, c’est dans la sélection des morceaux que peut se jouer une grande part des rapports de forces au sein de ces formations.

Encadré 3 : un trio classique au CNSM

Ce trio classique de musique de chambre est composé d’un violoncelliste, Raphaël, d’une violoniste, Camille, et d’un pianiste, Alexis. Tous étudiants au CNSM de Paris, entre 22 et 24 ans, ils partagent des profils sociologiques assez proches. Ils viennent tous de villes importantes de province, Metz pour Raphaël, Lyon pour Camille, et Caen pour Alexis. Ils ont tous transité par différents conservatoires, d’abord dans leur région, puis en banlieue parisienne (St Maur pour Alexis et Camille, Boulogne pour Raphaël) avant d’intégrer le CNSM. Ce passage dans les conservatoires de banlieue parisienne fait l’office de « classe préparatoire54 » avant l’entrée au CNSM de Paris. De plus, ils ont tous des parents musiciens même si le niveau de pratique diffère : Camille a un père qui a joué à haut niveau dans un quatuor renommé, il est à présent professeur de musique à San Francisco ce qui présume d’une belle carrière, sa mère, flutiste à la base, est à présent Chargée de TD en droit à Paris

53 « Moi je me souviens je me suis engueulé avec un type qui jouait du tuba à l'Orchestre de Z parce que dans

Tannhaüser il y avait les violons qui avaient un congé je ne sais pas tous les combien de fois, je sais plus ça tournait : "Eh bien les violons ils tournent !" Je dis : "Heureusement qu'ils tournent, tu vois pas ce qu'ils ont à jouer." Lui il faisait une note quand un violoniste jouait dix pages, en fait il y a une démesure. Les musiciens se sont organisés de telle manière qu'en fait on accorde autant de valeur à un type qui joue beaucoup qu'à un type qui joue pas beaucoup » extrait d’entretien in B. Lehmann, « L'envers de l'harmonie. » Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 110, décembre 1995. Musique et musiciens. pp. 3-21

54 A. Pégourdie, Les provinces de la musique. Pratiques professionnelles, trajectoires et rapports au métier des

40 Descartes, ainsi qu’à Science Po Paris en droit international, elle doit donc être juriste par ailleurs, ce qui témoigne d’une certaine aisance. On a donc l’esquisse d’un environnement familial à la fois très favorable à la musique, et bénéficiant d’un capital culturel important et d’un capital économique relativement élevé par rapport au milieu de la musique et de l’enseignement. C’est moins le cas des deux autres membres, que ce soit Alexis dont les parents sont eux aussi musiciens et enseignants de musique au collège, ou Raphaël dont les parents sont tous les deux membres d’un orchestre régional. Le trio a aussi été sélectionné pour participer à la programmation de l’Association des Jeunes Talents, un organisme parapublic qui aide de jeunes musiciens, sélectionnés sur concours, dans leur carrière en leur offrant la possibilité de jouer dans des cadres imposants pour des concerts importants.

Pour le trio instrumental, dont les membres se destinent à une carrière dans la musique, le choix des œuvres se fait stratégiquement, en fonction des avancements de carrière qu’elles offrent :

« Raphaël : Alors nous on est encore un ensemble jeune, puisque que ça fait qu’un an et demi qu’on joue ensemble, donc pour notre formation, un trio avec piano y a énormément de répertoire possible de toutes les époques donc notre objectif à nous ça a été, ça l’est encore maintenant, d’avoir un panel, c’est-à-dire d’avoir des œuvres d’un peu tous les compositeurs principaux des différentes époques, donc là on a trois compositeurs différents pour la période classique, on en a trois ou quatre pour la période romantique, et deux au moins trois bientôt pour la période du XXème. Pour l’instant, c’est ça, c’est comme ça qu’on fait les objectifs après on choisit les morceaux en fonction des échéances qu’on a, par exemple nous on va faire des concours en trio, donc en musique de chambre où il y a un certain programme qui est imposé, ou en tout cas, un nombre d’œuvres imposé, même si il y a beaucoup de liberté ensuite, ça nous a obligé à choisir des œuvres plus que d’autres. […]

Q : et par rapport au concours tu m’as dit, mais est-ce que vous répétez des œuvres en vue de certains concerts cette fois ?

Camille : oui, ba là….

Raphaël (la coupant) : oui, mais des concours plus que des concerts, euh on a une bonne dose de liberté déjà dans le programme, les gens

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ne vont pas nous imposer. En fait, c’est le concours qui détermine le programme, et les concerts vont nous servir pour préparer.

En effet, le programme que le trio est capable de jouer est un des éléments fondamentaux qui détermine la place des futurs musiciens dans la hiérarchie de leur instruments, comme le rappelle Adrien Pégourdie :

« Devenir musicien indépendant ne répond toutefois pas qu’à des exigences relevant de la « virtuosité instrumentale ». Parvenir à cette fonction est également intimement lié au répertoire classique soliste propre à chaque instrument. Les possibilités d’accession à cette catégorie professionnelle sont fonction des potentialités de production en soliste de chaque instrument, qui sont elles-mêmes liées à l’offre de répertoire. Plus un instrument possède un répertoire soliste important en « quantité » et en « qualité », c’est-à-dire le nombre des œuvres et la réputation des compositeurs, plus le nombre des sollicitations professionnelles est potentiellement élevé. Les cordes, dont les répertoires solistes en musique classique sont plus développés et plus reconnus, possèdent un avantage certain par rapport aux autres familles55 ».

La sélection des œuvres pour les concerts et les concours apparaît donc comme un enjeu crucial au sein de ce trio en voie de professionnalisation. Que ce soit pour le développement du trio lui-même, que pour l’avancement de la carrière individuelle de chaque musicien. Peser dans la sélection devient donc un élément important dans le rapport de force au sein du groupe, et l’on peut faire l’hypothèse, à la lecture de l’extrait, que c’est Raphaël qui tire le plus parti de cette situation, en témoigne le rôle de porte-parole qu’il endosse, n’hésitant pas à couper la parole à Camille à qui je m’adressais.

Encadré 4 : un groupe de chant amateur à Paris

Dans ce groupe de musique vocale polyphonique, composé d’amateurs entre 50-60 ans, les caractéristiques sociales sont là encore assez homogènes. Bénéficiant tous d’un capital culturel assez important, que ce soit Stéphane et Mathilde qui travaillent dans l’orthophonie (Mathilde est la fille d’un ingénieur et d’une enseignante de lettres ; Stéphane vient d’une

55 A. Pégourdie, « L’instrumentalisation des carrières musicales. Division sociale du travail, inégalités d’accès à

l’emploi et renversement de la hiérarchie musicale dans les conservatoires de musique », Sociologie 2015/4 (Vol. 6), p. 321-338.

42 famille plus populaire, il a un père plombier et une mère commerçante) et qui ont eu une certaine ascension dans leur carrière, ou Anne qui a l’air un peu moins prise par son environnement professionnel mais qui travaille en tant que directrice artistique graphiste dans une agence de communication (elle a aussi un père ingénieur et une mère enseignante d’allemand). Ils ont tous eu une expérience musicale assez brève dans leur enfance, que ce soit dans un cadre privé qu’on pourrait qualifier de « bonne famille » pour les deux femmes, ou plus public et populaire pour Stéphane avec l’harmonie municipale. Ils habitent à présent tous dans l’Est parisien assez gentrifié, et le chant a été une découverte assez tardive pour tous, qu’on peut fixer autour de la quarantaine. La musique se pratique à un niveau amateur, devant un public familial ou amical à l’occasion de fêtes. Même s’ils essaient tous de d’accorder du temps à ce qu’ils font, on peut noter quelques différences de degré d’investissement ; il est intéressant de voir que Anne se définit elle-même comme quelqu’un de « très, très passionnée » et qu’elle est inversement aussi définit par Mathilde comme celle qui est « vraiment la passionnée oui. La pasionaria ». En effet, des trois, elle est celle qui s’est le plus impliquée dans cette pratique en y consacrant beaucoup de son temps, et de son énergie en multipliant les stages, les cours, et aspirant à un peu plus en postulant et en accédant au Chœur de Chambre de Paris, bien qu’il s’agisse là encore d’une formation amateur, présente un niveau de pratique supérieur : « c’était pas le même genre d’ambition,

pas le même genre de public, c’était un chef de chœur formidable qui s’appelait D. B, une pointure vraiment, donc il y avait une audition ». A l’inverse, les deux autres membres se

sont eux cantonnés à une pratique bien plus amateur.

Pour le trio de chant, la sélection des morceaux est clairement dévolue à Anne, chez qui le groupe répète et qui est la plus impliquée :

« Q : et comment vous en arrivez à choisir les morceaux, c’est une proposition individuelle ?

Mathilde : bah, en ce moment c’est plutôt Anne qui a plus de temps que nous, c’est vraiment elle qui est force de proposition et de passion aussi, elle est vraiment la passionnée oui. La passionaria ! »

C’est Anne qui s’occupe de cette part très importante du travail car elle cumule deux éléments très importants dans le monde de la musique amateur à savoir le temps, et la « passion ». Ce sont des caractéristiques qui sont celles de tous les musiciens professionnels à un niveau implicite car évident, mais qui pour autant ne sont utilisées que par les musiciens amateurs pour désigner ceux d’entre eux qui s’investissent plus. Cette dimension n’est pas sans faire penser aux travaux d’Hyacinthe Ravet56 sur la vocation musicale. En partant de l’exemple des

H. Ravet, « Devenir clarinettiste. Carrières féminines en milieu masculin », Actes de la recherche en sciences

43 musiciennes clarinettistes qui évoluent dans un environnement en grande majorité masculin, l’auteur repère le rôle joué par les incitations familiales au sein des catégories supérieures quand les parents ont eux-mêmes été musiciens amateurs, ainsi que le rôle du professeur au moment de la découverte de l’instrument. On retrouve bien ces deux aspects chez Anne :

« Mes parents, un père ingénieur une mère professeure de lettre, et donc mon père faisait du violon très mal, j’ai des souvenirs très grinçants, mais il était accroché et ma mère avait fait dans son enfance un peu de piano, et elle jouait invariablement les premières notes du « gai laboureur » : do-fa—la-do ! et ça s’arrêtait là (rires). Donc ça c’est mes parents musiciens, moi j’ai commencé la musique du piano dès l’âge de 6 ans pendant une dizaine d’année avec un formidable professeur…

Q : au conservatoire ?

Anne : non non avec un professeur à la maison. Et j’ai beaucoup aimé ça au début, c’est moi qui voulait en faire au début parce que j’avais un petit ami qui était très très musicien dans une famille de grands musiciens et moi je voulais faire pareil, euh, et puis vers l’adolescence j’ai trouvé que c’était un peu casse pied de trop travailler, j’ai un peu décroché, puis après mon professeur a eu des problèmes de santé et donc quand j’ai recommencé à trouver que c’était très intéressant, elle a été malade et moi il était hors de question que je reprenne un autre professeur »

On retrouve bien les deux aspects de la « vocation » repérés chez Ravet, ce qui expliquerait en partie qu’elle soit considérée comme « la plus passionnée ». La « passion » est donc le moyen d’objectiver pour soi-même et par les autres, le temps dépensé pour la pratique, c’est donc une catégorie qui cherche à naturaliser les positions dans le groupe. D’autant plus qu’Anne est désignée par Mathilde non pas comme « passionnée » mais comme « la passionnée ». Ce qui est sous-entendu ici c’est qu’elle est la plus passionnée d’entre eux. Ce caractère relationnel de la légitimité est important pour notre hypothèse. Ici, malgré la division extrêmement rigide et assez horizontale du travail musical figée par la partition, il existe toujours des marges de manœuvre de différenciation au sein du groupe qui se répercutent sur la division du travail. Celle-ci n’est donc jamais complètement horizontale par le cumul des tâches quasi inéluctable

44 de certains membres. On voit donc, avec ces deux exemples, que si la division du travail est souvent rigide, il existe toujours des stratégies pour les membres afin de gagner en autonomie vis-à-vis de la structure, que ce soit en tentant de rendre une structure verticale plus horizontale (l’exemple de Kevin) ou l’inverse.