Les expérimentations présentées dans les chapitres précédents ont permis de montrer que les
capacités de germination, la croissance et le métabolisme de L. hexapetala, L. peploides subsp.
montevidensis, M. aquaticum et E. densa pouvaient être influencés par la température, et pourraient
potentiellement accroître leurs capacités de colonisation en cas de réchauffement climatique.
Dans cette dernière partie, nous allons explorer la question plus globale de l’impact du
changement climatique sur la distribution future de nos modèles d’études. Pour ce faire, nous
avons utilisé des modèles de distribution d’espèces, appelés SDM (Species distribution models).
Les SDM sont des modèles empiriques qui prédisent l’adéquation de l’environnement pour
une ou plusieurs espèces, dans le temps et dans l’espace (Guisan et al., 2013). Ils sont basés sur les
relations statistiques estimées entre les observations d’une espèce et les valeurs de variables
biotiques ou abiotiques des localisations où l’espèce est présente ou absente. De nombreuses
terminologies existent pour désigner ce type de modèle, telles que modèles de niche écologique
(ecological niche models ou niche-based models), modèles d’habitat favorable (habitat suitability
models) ou encore modèles d’enveloppe climatique (climate envelope models) lorsque seules des
données climatiques sont utilisées. Nous considérerons ces termes comme équivalents, cependant
le choix d’utiliser un terme ou l’autre peut dépendre du point de vue des utilisateurs, et est
largement discuté (Elith & Leathwick, 2009; Peterson & Soberón, 2012; Guisan et al., 2013).
L’absence de consensus prend surtout source dans l’incertitude liée au concept de niche
écologique (Mcinerny & Etienne, 2012), défini pour la première fois par Grinnell en 1917 comme
étant l’ensemble des facteurs biotiques et abiotiques qui conditionnent la présence d’une espèce à
un endroit donné (Grinnell, 1917). Hutchinson différenciera ensuite la niche fondamentale
(enveloppe des conditions environnementales permettant la survie et la reproduction d’une
espèce) de la niche réalisée (expression de la niche fondamentale après avoir pris en compte les
interactions biotiques) (Hutchinson, 1957). La complexité des écosystèmes et la limite de
disponibilité de certaines données sur les variables biotiques et abiotiques font que les modèles de
distribution d’espèces utilisent le plus souvent une approximation de la niche fondamentale, ce
qui implique une certaine prudence dans l’interprétation biologique des résultats. Néanmoins, les
SDMs sont utilisés de manière exponentielle depuis les vingt dernières années (Lobo et al., 2010)
car ils constituent un moyen d’évaluer la vulnérabilité des espèces face aux changements globaux
à travers les modifications de distribution. Il a récemment été démontré sur les oiseaux que les
SDMs prédisaient correctement si les impacts des changements climatiques étaient positifs ou
négatifs sur les espèces (Stephens et al., 2016). Ainsi il peuvent notamment servir d’outils pour
prioriser les actions à mener en biologie de la conservation (Guisan et al., 2013; Leroy et al., 2013)
mais aussi pour anticiper la présence d’espèces invasives dans certaines régions
Les modèles climatiques les plus récents utilisent les scénarios RCP (Representative
Concentration Pathways) établis par l’IPCC pour son 5
èmerapport (Moss et al., 2010). Il existe
quatre scénarios de référence, représentatifs de l’évolution future des concentrations en gaz à
effets de serres (GES), selon les évolutions sociétales et économiques mondiales. Ces scénarios
sont appelés RCP 2.6, RCP 4.5, RCP 6.0, RCP 8.5, les chiffres représentant le forçage radiatif
9, en
W.m
-2. Le scénario le plus optimiste, RCP 2.6, intègre l’application des décisions politiques pour
réduire les émissions de GES qui limiteraient l’augmentation moyenne des températures sur
l’ensemble de la Terre à 1°C en 2100. RCP 8.5 est le scénario le plus pessimiste, où
l’augmentation des températures atmosphériques serait d’environ 4°C en 2100 (Fig. P3-1). Ces
scénarios climatiques sont intégrés dans les modèles de circulation globale (GCM) qui permettent
de simuler la circulation atmosphérique, et de prédire les climats futurs.
Figure P3-1. Série temporelle des températures moyennes de surface du globe historiques et prédites. Pour chaque RCP, les projections montrent la moyenne de plusieurs modèles (traits pleins) et les intervalles de
confiance. Source : IPCC, 2013
Dans ce chapitre, des données d’occurrences des espèces provenant du GBIF (Global
Biodiversity Information Facility) ont été utilisées. Or des risques de confusion entre L. hexapetala
et L. peploides subsp. montevidensis sont possibles de par la forte plasticité morphologique de ces
espèces en réponse aux conditions environnementales, et de par leur grande ressemblance
morphologique en dehors de la période de floraison. Il n’est pas toujours possible de connaître le
degré d’expertise des utilisateurs ayant signalé les occurrences dans la base de données, ce qui
laisse le doute sur des mélanges potentiels entre L. peploides et L. hexapetala. A cela s’ajoutent les
confusions taxonomiques entre L. grandiflora et L. hexapetala présentées dans l’encadré 1 de
l’introduction générale. En effet, des erreurs de dénomination des espèces peuvent être observées
dans la base de données pour certaines occurrences, tel que Ludwigia grandiflora (Michx.) Greuter
& Burdet en Europe au lieu de L. hexapetala ou son synonyme L. grandiflora subsp. hexapetala. Ces
raisons m’ont conduite à regrouper ces trois espèces dans le chapitre 6, sous l’appellation Ludwigia
spp.
9Différence entre l’énergie radiative reçue et l’énergie radiative émise par un système climatique donné. Un forçage radiatif positif tend à réchauffer le système.
Figure P3-2. Illustration du découpage de la planète en cellules et des superpositions fictives des différentes couches d’informations.
Dans cette troisième et dernière partie de la thèse, nous allons utiliser des SDMs pour prédire
la distribution géographique potentielle actuelle et future de M. aquaticum, E. densa, et Ludwigia spp.
à l’échelle du globe. Quelques étapes des SDMs telles qu’appliquées dans ce chapitre sont
présentées dans l’encadré P3. Utiliser la modélisation comme approche pour explorer les
conséquences du changement climatique permettra d’apporter des informations complémentaires
quant au risque invasif futur. Cela nous permettra ensuite de confronter les résultats
expérimentaux avec les projections obtenues.
Encadré P3. Présentation succincte du fonctionnement des SDMs et de la méthodologie
appliquée dans le Chapitre 6.
Les données d’entrée des modèles comprennent :
- les données d’occurrence des espèces, qui correspondent aux coordonnées géographiques
où les espèces ont été observées depuis 1950, provenant de différentes bases de données.
- 19 variables de températures et de précipitations
correspondant au climat de 1950 à 2000.
- 3 GCM qui prédisent des données climatiques pour le futur,
selon les différents scénarios RCP.
Ici les données climatiques actuelles et futures ont été téléchargées
à une résolution de 0.8°, soit un découpage de la planète en
cellules d’environ 10 km de côté. Chaque variable climatique
considérée correspond à une couche d’information pour le logiciel
(Fig. P3-2).
Ces différentes données ont ensuite été utilisées par 9
algorithmes implantés dans le package R biomod2, selon le
protocole synthétisé dans la figure P3-3.
༃ La première étape consiste à synchroniser les données manquantes qui existent dans les
données de variables climatiques actuelles et futures, afin que dans chaque cellule toutes les
variables possibles soient disponibles.
༄ Estimation de la niche climatique de l’espèce : à partir des points de localisation des
espèces et des variables climatiques actuelles, les algorithmes estiment statistiquement les
conditions environnementales qui sont favorables à la présence de l’espèce.
༅Sélection des variables qui conditionnent le plus la présence de l’espèce.
༆ Parmi les données de climats futurs de chaque GCM, les variables d’importance
sélectionnées sont utilisées pour calibrer les modèles à partir de 70% des données d’occurrence,
et ainsi prédire la probabilité de présence de l’espèce dans chaque cellule du globe.
༇ La même étape est répétée, mais avec les 30% d’occurrences restants cette fois, afin de
comparer les prédictions des modèles calibrés précédemment, et d’évaluer leur fiabilité.
༈ Choix des meilleurs modèles (un modèle par algorithme utilisé) selon les résultats de
l’évaluation.
༉ Projection combinée des prédictions des modèles : les prédictions des différents
algorithmes utilisés sont combinées afin d'estimer la tendance moyenne (moyenne des
probabilités de présence entre tous les modèles) et l'incertitude autour de la moyenne ce qui
correspond à la réalisation d’un modèle d’ensemble. On obtient ainsi des cartes de distribution
consensuelles qui indiquent les probabilités de présence de l’espèce dans la zone géographique
considérée. Ces cartes sont ensuite transformées en cartes de présence-absence potentielles en
appliquant un seuil permettant d'optimiser les présences bien prédites et les absences bien
prédites (Allouche et al., 2006).
L’ensemble de ces étapes est répété pour chaque GCM. A l’issue de ce processus, si au moins
deux GCM ou plus prédisent la présence de l’espèce dans une cellule, on considère qu’il y a
effectivement prédiction de sa présence, sinon on considère que l’espèce est absente de la cellule :
Chapitre 6 – Distribution actuelle et future de cinq espèces de
plantes aquatiques
Résumé
L’objectif de cette étude est d’établir quelle est la distribution actuelle potentielle de cinq espèces
de macrophytes dans leur aire native et dans les régions où elles sont exotiques, et d’évaluer le
risque d’invasion par ces espèces selon les scénarios climatiques futurs. Nous avons prédit la
distribution actuelle et future de cinq espèces de plantes aquatiques en utilisant des modèles de
distribution d’espèces, avec neuf algorithmes différents et trois modèles de circulation globale.
Nous avons restreint les cartes d’habitats favorables aux cellules contenant des écosystèmes
aquatiques. Selon les prédictions, l’aire bioclimatique actuelle des taxons recouvre 6,6 à 12,3% des
écosystèmes aquatiques d’eau douce à l’échelle du monde, avec de fortes variations entre les
continents. En Europe et en Amérique du Nord, leurs aires d’invasion, le pourcentage d’habitats
favorables devrait augmenter, même selon les scénarios d’émissions de gaz à effet de serre les
plus faibles. Pour ces deux continents, les prédictions montrent que la surface potentiellement
favorable à ces taxons devrait doubler d’ici 2070, selon le scénario d’émissions de gaz à effet de
serre les plus élevées. Les nouvelles aires favorables seront localisées principalement au nord de
leur aire de distribution potentielle actuelle. Sur les autres continents où ils sont exotiques et dans
leur aire d’indigénat (Amérique du Sud), la surface des zones favorables devrait diminuer avec le
changement climatique, spécialement pour Ludwigiaspp. en Amérique du Sud (jusqu’à -55% d’ici
2070 selon le scénario RCP 8.5). Cette étude pourrait permettre la priorisation du suivi des taxons
étudiés dans leurs aires d’invasion. Ainsi les efforts de suivi devraient se focaliser sur les habitats
qui ne sont pas occupés par les espèces actuellement, mais qui leur sont potentiellement
favorables dans le présent et dans le futur, c'est-à-dire au sein et au nord de leur distribution
actuelle. Nous pensons que la sensibilisation du public pourrait être un levier majeur dans la lutte
contre les espèces invasives. Au vu des résultats de cette étude et de la sensibilité connue des îles
aux invasions, l’importation d’Egeria densa et de Myriophyllum aquaticum en Islande devrait être
particulièrement évitée.
Present and future distribution of five aquatic plant species: an
increase of suitable environments in their invasive ranges (Article 5)
M. Gillard
a, G. Thiébaut
a, C. Deleu
b, B. Leroy
ca ECOBIO, UMR 6553 CNRS, Université de Rennes 1, Rennes, France b IGEPP, UMR 1349 INRA, Université de Rennes 1, Le Rheu, France
c BOREA, UMR 7208, Muséum national d'Histoire naturelle, Univ. Pierre et Marie Curie, Univ. de Caen Basse-Normandie, CNRS, IRD, Sorbonne Univ., Paris, France