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Chapitre I Les théories de la linéarisation

2 L’Axiome de Correspondance linéaire : Kayne (1994)

4.3 Distinctivité

Richards (2010) a avancé une hypothèse concernant une condition de linéarisation qui se définit sous le nom de Distinctivité (cf. Distinctness). Cette notion est spécifiée comme suit :

(80) Distinctivité

« Si une expression est linéarisée comme <α, α>, la dérivation échoue. » -Richards (2010 : 5)

Le fonctionnement de ce principe se base sur les notions syntaxiques de phase et label. Essentiellement, dans un domaine de Spell-Out, c’est-à-dire la partie « non- marginale » d’une phase forte (cf. Strong Phase), il ne peut pas y avoir deux

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projections portant le même label. S’il existe deux XPs, on aura un cas de figure <α, α> et la dérivation va échouer.

A cette idée centrale s’ajoutent certaines spécifications : 1/ les phases fortes comprennent CP, vP transitif, PP et KP14; 2/ seulement les projections fonctionnelles sont supposées obéir à la contrainte de Distinctivité, les projections lexicales semblent en être immunisées ; 3/ les langues peuvent varier en ce qui concerne « le niveau de Distinctivité », c’est-à-dire que dans une langue X, deux DPs seront considérés comme non distincts et leur co-occurence dans un domaine de Spell-Out est exclue, mais dans une autre langue Y, deux DPs pourront être vus comme distincts s’ils portent des traits de cas ou de genre qui ont des valeurs différentes ; 4/ la Distinctivité est une condition supplémentaire par rapport aux contraintes que les recherches à la Kayne posent sur la linéarisation en termes d’antisymétrie, car il vise à rejeter les arbres dans lesquels deux nœuds apparaissent dans un même domaine de Spell-Out et entretiennent une relation de c-commande asymétrique entre eux (Richards 2010 : 5).

Dans la partie suivante, je vais donner des exemples pour montrer le fonctionnement de la Distinctivité avant d’en faire des commentaires. Selon Richards (2010), l’inversion locative de l’anglais est une illustration de ce principe :

(81) a. [Into a room] walked a man. [dans un chambre] a.marché un homme ‘Un homme est entré dans une chambre.’

*b. [Into a room] kicked a man a ball [dans un chambre] avoir.donné.un.coup.de.pied un homme un ballon

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Intuitivement, l’agrammaticalité de (81b) résulte de la séquence linéaire <a man, a ball> constituée de deux DPs. Cette situation peut être capturée par la figure suivante :

(82)

Dans (82), vC15est une tête de phase qui rend v transitif. Après le déplacement du PP à

la position SpecvCP et du verbe à la position vC, ce qui reste dans le domaine de Spell-

Out est les deux DPs. Cette dérivation est donc exclue.

Il faut remarquer que la Distinctivité est sensible au domaine de Spell-Out et non à l’adjacence linéaire. Les exemples suivants montrent ce point:

(83) a. We saw John leave. 1PL avoir.vu John partir ‘Nous avons vu John partir.’

*b. John was seen leave.

15 La tête vC est mise en relation avec v de la même manière que C est mis en relation avec T. Comme T qui

hérite son trait φ de la tête phasale C, v hérite sa capacité de légitimer et se mettre en accord (cf. Agree with, voir Richards 2010 : 14) l’objet direct de la tête vC. En résumé, la tête vC est responsable de la transitivité de v, elle est absente lorsque v est intransitif.

vCP

PP vC’

into the roomt vC vP

kickedt DP v’

a man v VP

tkicked DP V’

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John a.été vu partir

c. [How many prisoners] did you see leave? [combien beaucoup prisonnier] AUX 2SG voir partir ‘Combien de prisonniers as-tu vus partir ?’

Parmi les trois phrases en (83), seulement (83b) est agrammaticale. Si l’on suppose qu’elle est mise à l’écart en raison de la construction seen leave, (83c) qui présente le même ordre linéaire see leave est pourtant légitime. Une explication plausible est que dans (83c) mais non dans (83b), les deux v se trouvent dans des domaines de linéarisation différents. Richards (2010) propose les trois dérivations suivantes pour prendre en compte ces phrases :

(84) a. *b. vCP DP vC’ we vC vP vv VP V vP saw v VP DP V John leave CP C TP DP T’ John T vP was v VP V vP seen v VP leave

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c.

La présence ou l’absence de la projection vCP est cruciale dans ces trois exemples.

C’est une phase forte, sa tête est vC qui marque un petit v transitif. La position vC est également la position d’arrivée pour le verbe transitif déplacé. Il est clair que parmi les trois phrases en (83), (83a) et (83c) ont respectivement une forme verbale transitive (cf.

CP DP C’ how many C TP prisoners DP T’ you T vCP vC’ vC vP v’ v VP V vP see v VP leave

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saw et see), celle-ci se déplace pour se trouver en dehors du domaine de Spell-Out, c’est-à-dire le vP. Dans (83b), la forme seen est passive et il n’y a pas de vCP. Par

conséquent, le verbe passif se trouve obligatoirement dans un même domaine de Spell- Out avec le deuxième verbe leave, ce qui amène à l’échec de la dérivation illustré en (84b).

Richards (2010) a également postulé que les langues disposent de mécanismes qui évitent la violation de la Distinctivité. Plus spécifiquement, une langue peut : 1/ ajouter une structure entre deux XP identiques pour séparer les deux ; 2/ effacer une structure sur un des deux XP pour qu’ils ne soient plus identiques ; 3/ bloquer un mouvement susceptible de mettre deux éléments dans un même domaine de Spell-Out ; 4/ déclencher un mouvement pour déplacer un des deux éléments pour qu’ils ne se trouvent plus dans un même domaine de Spell-Out.

La première stratégie est illustrée par la construction suivante de l’anglais:

(85) *a. the destruction the city la destruction la ville

b. the destruction of the city la destruction de la ville

‘la destruction de la ville’ Richards (2010:54)

Dans cet exemple, l’insertion de la préposition a pour effet d’introduire une frontière entre les deux DPs étant donné que PP est une phase.

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(86) a. Mari-nak a kalap-ja-i

Mari-DAT ART chapeau-POSS-PL ‘chapeaux de Mari’

b. (a) Mari kalap-ja-i

(ART) Mari chapeau-POSS-PL

En hongrois, il y deux constructions de possession possibles : dans (86a), le possesseur est au datif et se trouve à gauche du déterminant du possédé. En suivant Szabolcsi (1994), on peut supposer que dans ce cas, le possesseur se déplace à une position haute de spécifieur dans le DP possédé. Dans (86b), le possesseur est au nominatif marqué par zéro et se trouve à droite du déterminant du possédé. Selon Richards (2010), le possesseur doit se débarrasser du matériel fonctionnel pour se mettre dans cette position. Le marquage morphologique zéro suggère donc un effacement.

La troisième stratégie est illustrée par le blocage des mouvements wh multiple. On peut observer le contraste suivant en croate :

(87) ??a. Kojem je čovjeku kojem dječaku pomoči ? quelDAT AUX hommeDAT quelDAT garçonDAT aiderINF

‘Quel homme va aider quel garçon?’

b. Kojem je čovjeku pomoči kojem dječaku? quelDAT AUX hommeDAT aiderINF quelDAT garçonDAT

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L’exemple (87a) n’est pas acceptable parce que deux DPs marqués pour des cas ayant les mêmes valeurs se trouvent en périphérie gauche16. Par conséquent, la langue fait le choix d’éviter le mouvement wh multiple comme dans (87b).

La quatrième stratégie est supposée être démontrée par des données du chinois :

(88) a. Wǒ sòng-le Zhāng Sān nà-běn shū. 1SG donner-ASP Zhang San DEM-CL livre ‘J’ai donné ce livre à Zhangsan.’

b. Wǒ sòng-le nà-běn shū gěi Zhāng Sān. 1SG donner-ASP DEM-CL livre à Zhang San ‘J’ai donné ce livre à Zhangsan.’

En chinois, l’objet direct et l’objet indirect peuvent se mettre dans deux ordres différents. Lorsque l’objet direct précède, une préposition est nécessaire. Dans le même temps, certains adverbes de fréquence se comportent différemment dans ces deux types de phrases :

(89) a. Wǒ sòng-le nà-gè péngyǒu liǎngcì xiǎoshuō. 1SG donner-ASP ce-Cl ami deux.fois roman ‘J’ai donné un roman à cet ami deux fois.’

16 Le mouvement wh multiple est possible en croate tant que les éléments wh déplacés portent des cas différents

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b. Wǒ song-guò liǎngcì xiǎoshuō gěi Zhāngsān. 1SG donner-ASP deux.fois roman à Zhangsan ‘J’ai donné un roman à Zhangsan deux fois.’

Lorsque l’objet indirect précède l’objet direct dans (89a), l’adverbe liǎngcì se met entre les deux ; lorsque l’objet direct précède l’objet indirect comme dans (89b), le même adverbe se met devant les deux. Selon Richards (2010), ceci montre que l’objet indirect dans (89a) se situe plus haut que l’objet direct dans les deux exemples en (89). Cette situation suggère un mouvement de l’objet indirect dans (89a) vers une position haute pour ne pas se trouver dans le même domaine de Spell-Out avec l’objet direct. La Distinctivité pose une contrainte supplémentaire sur la linéarisation. Par « supplémentaire », on entend le fait que les représentations syntaxiques exclues par la Distinctivité peuvent être celles qui respectent la c-commande asymétrique comme (79b).

On devrait aussi remarquer que la Distinctivité telle qu’elle est définie semble demander la capacité d’anticiper. Contrairement à l’Antisymétrie à la Moro, où une tête fonctionnelle intervient après qu’une symétrie soit formée en syntaxe étroite, la Distinctivité exige que deux XPs identiques soient séparés par une tête phasale, avant que le deuxième XP ne soit fusionné. Par exemple, si on schématise la dérivation de l’expression syntaxique bien formée the destruction of the city de l’anglais, on aura la figure suivante : (90) DP D NP the N PP destruction P DP of D NP the city

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Dans (90), le domaine de Spell-Out est le complément de P0, cette tête est fusionnée pour séparer le DP the city et le DP the destruction, sans que le ce deuxième DP ne soit présent dans la dérivation syntaxique. C’est un scénario complètement différent de l’intervention tardive à la Moro comme dans (90). On ne voit pas de quelle manière la grammaire pourrait anticiper le besoin de la Distinctivité, si l’on supposait que l’anticipation est impossible.