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Le dispositif de sécurité : gouverner non pas le réel mais « à partir du réel » 57

Dans le document Efficacité : normes et savoirs (Page 103-109)

Géraldine Brausch : « Un détour par les stratèges de Jullien pour relire les analyses stratégiques de

VI. Le dispositif de sécurité : gouverner non pas le réel mais « à partir du réel » 57

Vers l’« efficience » chinoise

Le pouvoir disciplinaire a été, dans un premier temps, essentiellement distingué de la rationalité du pouvoir juridico-souverain. Dans la seconde moitié des années 1970, la logique des disciplines se spécifie à partir d’une troisième logique, plus contemporaine, désignée provisoirement par le terme de « dispositif de sécurité » et nommée ensuite gouvernementalité libérale. Ces logiques, insistons encore, ne doivent pas être conçues comme se succédant dans le temps (l’une chassant l’autre) mais comme pouvant coexister et produire, par leur coexistence même, des combinatoires. En 1978, au Collège de France, Foucault reprend donc la troisième logique de pouvoir aperçue deux ans plus tôt. Pour en dégager la spécificité, il convoque des secteurs et des événements ayant tous élaboré les trois mêmes modes de gouvernement (le « juridico-discursif » (ou souverain), le « disciplinaire » et le « libéral »). L’histoire de l’épidémie, de la disette, de la criminalité, de l’urbanisme, etc. offre en effet à voir des différences semblables en matière de gestion (ou de non gestion puisque, au fond, le souverain ne gouverne pas, il règne).

On a vu, au point III, en quoi consistait la gestion disciplinaire d’une ville à travers le cas de Richelieu. Foucault expose, par contraste, le plan d’aménagement de Nantes proposé (et réalisé) par Vigné de Vigny au XVIIIe, qui serait typique du dispositif

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Pour reprendre l’expression de Thomas Berns dont le travail actuel vise, par une analyse de la rationalité statistique notamment, à distinguer une gouvernementalité qui pretend gouverner non pas le reel mais à partir du reel (en tant qu’il dicterait les normes). V. T. Berns, Gouverner sans gouverner. Une archéologie politique de la statistique, PUF, coll. « Travaux pratiques », Paris, 2009.

de sécurité. Nous ne prétendons pas ici faire une synthèse exhaustive de ce dispositif, du gouvernement qui lui est associé et de son opérateur principal, la « population »58. Il

s’agit seulement de noter quelques traits qui permettent de distinguer des arts de gouverner mais qui, surtout, puisque tel est l’objet de notre propos, nous guident vers une différenciation des conceptions de l’« efficacité » au sein même de l’analyse stratégique foucaldienne. Pour Vigné de Vigny donc, il convient concrètement de percer des axes polyfonctionnels puisqu’ils assurent quatre fonctions : l’hygiène, le commerce intérieur de la ville, l’articulation de ce commerce à l’extérieur, la surveillance d’une ville désormais ouverte à tous les vents. Il faut gérer d’un même coup la bonne et la mauvaise circulation. Si ces considérations sur la circulation peuvent paraître peu spécifiques – on pourrait vraisemblablement les retrouver dans des villes définies par d’autres types de gestion –, elles reçoivent pourtant une réponse qui n’est pas anodine. Nantes ne se pense et ne se déploie pas comme devant organiser une parfaite circulation, c’est-à-dire une circulation répondant à un plan idéal dont la mise en œuvre aurait nécessité de partir de « rien ». La solution mise en œuvre ne vise aucunement à supprimer la mauvaise circulation (vol, maladie, etc.) parce qu’on sait parfaitement qu’on ne la supprimera jamais. Il s’agit bien plus de faire jouer les tendances de telle sorte qu’on « maximalise la bonne circulation en diminuant la mauvaise »59.

Tout se passe comme si l’on se méfiait d’une planification/règlementation qui pourrait bien produire ce que précisément elle veut prévenir, qui pourrait, autrement dit, relever du principe d’« efficacité inversée ». Intervenir directement et frontalement sur le réel (dans ce cas, pour supprimer toute mauvaise circulation) pourrait avoir l’effet inverse à celui escompté. De même, à la différence des mercantilistes, les physiocrates refusaient de contrer la disette (de s’acharner frontalement sur un phénomène) et préconisaient « de prendre appui sur le processus même de la disette, sur l’espèce d’oscillation quantitative qui produisait tantôt l’abondance, tantôt la disette : prendre appui sur la réalité de ce phénomène, ne pas essayer de l’empêcher, mais au contraire de faire jouer par rapport à lui d’autres éléments du réel, de manière que le phénomène en quelque sorte s’annule lui-même »60. On prend appui sur le

phénomène à gérer et on joue sur divers éléments du réel pour que ce processus s’annule lui-même ou, du moins, se développe de manière acceptable. Foucault

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C’est au travers de la catégorie de « population » (nouveau type de multiplicité) que les individus sont ici gouvernés. Sur l’émergence de cette nouvelle multiplicité et sur la production de sa « naturalité », v. Sécurité, territoire, population. op. cit., p. 72 et s. Cette catégorie implique, notons-le, d’être appréhendée avec celle de « milieu » ou même d’’« environnement », comme ensemble de facteurs qui influent sur la « population » et à travers lesquels on va la gérer.

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Sécurité, territoire, population. op. cit., p. 20.

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compare ce rapport au réel, qui est aussi un art de gérer le réel, avec le processus de variolisation. Par contraste avec la gestion disciplinaire de la peste (quadrillage et réglementation totale de la ville touchée), la variolisation consiste bien à inoculer la maladie, mais à l’inoculer dans des conditions/proportions telles que, en jouant avec elle-même, la variole ne pourra pas se développer totalement. Le mécanisme de sécurité « se branche sur des processus que les physiocrates disaient physiques, que l’on pourrait dire naturels, que l’on peut dire également éléments de réalité. Ils tendent aussi, ces mécanismes, à une annulation des phénomènes, non pas du tout dans la forme de l’interdit (…), mais à une annulation progressive des phénomènes par les phénomènes eux-mêmes »61.

Dès lors, on n’attaque pas de front un phénomène en vue de le supprimer ; on s’en tient à ce qui est donné, on prend appui sur des « éléments de réalité » qu’on fait jouer « les uns par rapport aux autres »62. Un mode de gouvernement, radicalement

distinct du pouvoir souverain comme du pouvoir disciplinaire, se profile : il ne s’agit ni d’interdire quelque chose (qui porterait atteinte au roi) ni de construire, « à l’intérieur d’un espace vide ou vidé », une réalité qui « atteindrait un point de perfection »63. Il

s’agit de travailler sur « un donné » qui ne doit aucunement être reconstruit et qui est considéré à la fois comme un support pour l’action et comme une ressource à exploiter – un ensemble de facteurs porteurs ou de circonstances favorables, dirait Jullien.

Ce « donné » comporte des virtualités. Dans la réflexion urbanistique pour l’aménagement de Nantes, de Vigny pose une question inédite : « comment intégrer à un plan actuel les possibilités de développement de la ville ? (…) La ville se perçoit elle-même comme étant en développement. Un certain nombre de choses, d’événements, d’éléments vont arriver ou se produire. Qu’est-ce qu’il faut faire pour faire face à l’avance à ce qu’on ne connaît pas exactement ? »64. La question émerge

concrètement à propos du « commerce des quais », futurs « docks », alors en pleine expansion. La progression des quais va probablement avoir lieu ; comment agir pour la laisser faire sans qu’elle ne se déséquilibre et n’allonge indéfiniment la ville – ce qui rendrait l’administration et la circulation difficiles ? V. de Vigny ne propose ni d’interdire (le développement) ni de planifier selon un schéma figé (qui risquerait d’être inefficace, ou même inversement efficace, au moment de l’actualisation des faits anticipés). Il propose « de construire des quais le long d’un des bords de Loire, de laisser se développer un quartier, puis de construire, en s’appuyant sur des îles, des ponts sur la Loire, et à partir de ces ponts, de laisser se développer, de faire se développer un

61 Ib., p. 67. 62 Ib., p. 67. 63 Ib., p. 21. 64 Ib., p. 20.

quartier en face du premier, de sorte que cet équilibre des deux bords de la Loire aurait évité l’allongement indéfini d’un des côtés de la Loire ».

En quelque sorte, on (a)ménage le réel de telle sorte qu’il advienne. Ce qui signifie : la probabilité qu’une expansion des quais advienne est forte, on ne sait ni comment ni quand elle va advenir, aménageons le réel pour qu’elle advienne (de manière régulée/acceptable). Ainsi, la ville « ne va pas être conçue ni aménagée en fonction d’une perception statique qui assurerait dans l’instant la perfection de la fonction, mais elle va s’ouvrir sur un avenir non exactement contrôlé ni contrôlable, non exactement mesuré ni mesurable, et le bon aménagement de la ville, ça va être précisément : tenir compte de ce qui peut se passer. » Le problème sera donc celui de la gestion de séries ouvertes et indéfinies (d’événements, de quantités, de fonctions, etc.) – gestion qui peut se faire par une forme d’anticipation (la probabilité) et qui affirme non possible et non souhaitable le contrôle absolu de ce qui est anticipé. Non pas empêcher, non pas planifier pour empêcher ce qui est probable mais soutenir ce probable ; être en mesure d’accueillir ce qui va advenir et aménager le cadre qui permettra à ce qui va advenir d’advenir (de manière régulée, acceptable). Le plan de Vigné de Vigny fait signe vers une absence de planification entendue comme réglementation. On ne planifie aucunement ce que l’on souhaite voir advenir – on ne vise pas à transformer le réel frontalement – mais on (a)ménage les conditions qui favoriseront l’éclosion du possible. En même temps que le dispositif de sécurité gère les individus conformément à ce que le réel lui souffle, il travaille sur l’avenir. Que le réel dicte l’action ne signifie pas en effet que l’on se trouve dans un pur présent – le modèle, lui, fige le cours des choses et est dans un pur présent/instant. Au contraire, la temporalité privilégiée de cette gouvernementalité libérale, c’est l’avenir. Avenir incertain, indéterminé, mais qu’il faut pouvoir accueillir et laisser s’épanouir.

Le bon gouvernement est ainsi celui qui suit au plus près l’ordre des choses et l’accompagne dans l’avenir. On ne change pas le réel mais on se plie à sa vérité – ce qui suppose d’avoir admis que le réel dit le vrai65. Le réel dit le vrai et dicte l’action en

ce sens premier qu’il énonce la norme. Dans le dispositif de sécurité, la norme ne se réfère ni à un modèle ni à un interdit mais à une moyenne. Et cette norme, contrairement à la norme disciplinaire, n’est pas première (vis-à-vis du réel) mais seconde. Elle n’est pas du tout ce qui va désigner et qualifier le réel (comme normal ou anormal) mais ce qui découle du réel. La norme est un taux, un équilibre, une statistique, énoncé par le réel. Gouverner celui-ci, c’est dès lors écouter ce qu’il raconte (le cours des choses, la naturalité des phénomènes, le taux normal de ceux-ci,

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Comme le déploiera Foucault dans le cours au Collège de France de 1978-79, le marché n’est plus un lieu de juridiction mais de véridiction : le marché dit le vrai. Bien gouverner, c’est entendre cette vérité et s’y plier. Merci à Nicolas Thirion de m’avoir rappelé ce point.

etc.) et se laisser guider par lui – « laisser-faire ». Le réel dicte le réel. Cependant, gouverner, c’est aussi capter les éléments de ce réel pour les faire jouer ; c’est travailler l’environnement qui influera sur les éléments positifs et négatifs. Autrement dit, le « contexte », ce que la pensée de la modélisation considère comme les « circonstances » – « ce qui se tient autour » (du sujet/volonté ou du plan), ce que Clausewitz nomme « friction » en tant qu’elle fait signe vers ce contre quoi ça résiste ou grippe –, constitue la ressource même du dispositif de sécurité. Le réel n’est alors pas une entrave à la réalisation d’un objectif (qui lui est extérieur), c’est à la fois la ressource (le moyen) et la direction même de l’action. Le réel, c’est ce dont il faut « tirer parti » pour agir et non plus ce qu’il faut révolutionner en fonction d’une finalité étrangère.

Dans une telle logique, l’efficacité ne tient plus à l’ajustement des moyens et des fins ; elle n’est plus le mouvement direct de la flèche entre l’archer et la cible. On approche bien plutôt de l’efficacité telle que Jullien la pense dans L’art de la guerre

chinois, le Sun Tzu ou Sunzi, et qu’il nomme « efficience ». L’efficience, c’est « cette façon discrète (indirecte) d’opérer en prenant appui sur les transformations silencieuses, sans faire saillir d’événement, de façon à faire croître progressivement l’effet au travers d’un déroulement. Il s’agira moins de conduire – pompeusement, héroïquement – que d’induire l’effet »66. Laisser faire (le réel) sans le délaisser (l’action

consiste bien à l’accompagner, à l’accompagner dans son être) ; capter le réel, en saisir le cours, pour en tirer parti : c’est à une logique de la propension bien plus que de la finalité que nous avons affaire. Dans une telle perspective, il n’y a plus de frottement possible, plus de frein, plus de résistance et, certainement, plus d’échec. Soit la situation est favorable, les facteurs porteurs ; soit on attend et on ne bouge pas ; quoi qu’il en soit, ça ne rate pas.

VII. Conclusion

Alors même qu’il s’emploie à différencier des types de pouvoir (entendu minimalement comme conduite des conduites) en utilisant une méthode « stratégique », Foucault se prive des stratèges. Jullien, quant à lui, s’en empare pour distinguer deux types de stratégies qui sont aussi, selon lui, révélatrices de deux rationalités hétérogènes. A confronter les résultats des deux penseurs, on aboutit à une série de propositions qui nous paraissent porteuses à la fois sur le plan de l’étude interne des deux philosophes mais aussi, et surtout, sur le plan de la pensée politique.

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Du côté foucaldien, les dispositifs de pouvoir sont, à la lumière des pensées de la modélisation et de la propension (ou du processus), amenés à souligner leur référent : un modèle idéal pour le pouvoir disciplinaire, un taux ou une moyenne pour le dispositif de sécurité. Par conséquent, c’est un rapport spécifique au réel qui apparaît : pour le dire trop vite, un rapport de force d’une part, un rapport de soumission d’autre part. Quant au pouvoir souverain ou juridico-discursif, il est amené, et de manière quelque peu contre-intuitive, à se spécifier comme n’étant pas dans un rapport de force vis-à-vis du réel, c’est-à-dire dans un rapport de re-construction. Interdire ne relève aucunement d’un geste démiurgique. Les prétentions du pouvoir souverain seraient en quelque sorte bien plus humbles que celles du pouvoir disciplinaire mais aussi bien plus claires que celles du pouvoir de sécurité puisque, au fond, le souverain ne cherche rien sinon à maintenir sa place, son règne etc. Les différences entre les logiques de pouvoir étant ainsi rappelées, c’est alors la méthode qui se distingue de ses « objets ». Les présupposés et la rationalité du « point de vue stratégique » ne peuvent plus se confondre avec ce qui est regardé d’un tel point de vue.

En retour, les différents modes de pouvoir pensés par Foucault fournissent quelques propositions pour nuancer les blocs rationnels dégagés par Jullien. D’une part, Foucault brise bel et bien l’idée d’une rationalité européenne. Au sein même de l’« Europe », Foucault pointe des modes de pensée. Qui plus est – mais nous n’avons pas pu ici le développer – ces modes de pensée doivent être appréhendés moins comme se succédant (l’un chassant l’autre) que comme se contaminant et formant des combinaisons (impures par définition). D’autre part, le dispositif disciplinaire pose la question de savoir si une pensée de la modélisation est envisageable sans se référer à un « Sujet ». L’entité subjective est-elle indissociable, comme l’affirme Jullien, de la logique européenne ? Enfin, nous ne pouvons que réitérer, sans nuance cette fois, l’interrogation ultime de Jullien à l’issue de son travail sur l’efficacité. Que peut signifier une démocratie prise dans une logique « chinoise » ou libérale pour laquelle le réel n’est pas ce qui fait débat mais ce qu’il faut accueillir ?

Géraldine Brausch est assistante au Service de Philosophie morale et politique de l'ULg. Elle mène actuellement une thèse de doctorat sur les modes de politisation de l'espace urbain et architectural (autour de H. Lefebvre et M. Foucault principalement).

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