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Ce travail sur les processus de décision collective dans le domaine de la gestion de l’eau et sur les méthodes pour les appréhender ou les faciliter amène à participer à la dynamique des questions de recherche dans trois domaines : la gestion de l’eau, les enjeux dans l’accès à

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l’information, et la modélisation participative. Cela correspond au champ thématique et aux deux piliers théoriques et méthodologiques exposés en introduction.

6.1 Du point de vue de la gestion de l’eau

La norme actuelle pour la gestion de l’eau est celle d’une gestion par bassin versant. La définition d’un espace autour des limites physiques de la ressource pour la gestion de celle-ci a été conçue dès le 19ème siècle pour transcender les intérêts particuliers (Viellard-Coffre, 2001). Les usagers restent hors de la gestion, qui devient du ressort exclusif de spécialistes de l’eau. Cette délimitation pose cependant rapidement problème du fait de la complexité des enjeux de la gestion de l’eau : comment prendre en compte le recouvrement entre différentes ressources (nappe souterraine et réseau de surface), comment prendre en compte les échanges d’eau organisés (transferts interbassin), comment prendre en compte la localisation des usages et les transferts d’eau virtuelle ainsi induits… Au bout du compte, les limites des territoires où se discute la gestion de l’eau sont discutées au sein de la sphère technique, quand bien même l’implication des usagers est mise à l’honneur. D’autres territoires seraient possibles, tel que bassin d’approvisionnement, territoires de demande, mais les enjeux écologiques ramènent souvent « naturellement » au sacro-saint bassin versant (Mermet & Treyer, 2001).

Tout montre cependant que le bassin versant n’est pas un espace fonctionnel de gestion pour les acteurs de terrain. Il renvoie spécifiquement à la rationalité de l’expert (Salles & Zelem, 1998). Les objectifs d’aménagement du territoire, de production énergétique nationale ou d’autosuffisance alimentaire génèrent des décisions généralement hors du contexte d’une institution de bassin, alors qu’elles ont des incidences sur les hydrosystèmes en lien avec ce territoire. Elles prennent en compte des besoins spécifiques tel que la préservation de l’emploi dans un territoire donné ou les attaches culturelles à une certaine forme de paysage hydraulique. Ces formes de paysage hydraulique peuvent être issues d’autres zones géographiques12.

Le caractère naturel de la justification de la constitution des institutions en charge de la gestion de l’eau est un moyen de dépasser leur nécessaire mortalité telle que décrite par Hatchuel (Hatchuel, 2000). Tant que l’eau coule l’institution de bassin se doit d’exister. Le même type de rationalisation par les dynamiques naturelles a conduit dans le contexte de sociétés agricoles dirigées par une classe bureaucratique à ce qui a été décrit comme le despotisme oriental des états hydrauliques d’Asie (Wittvogel, 1964). Cette rationalisation n’est pas seule à l’origine de cette forme de pouvoir, l’absence d’échelons intermédiaires entre le pouvoir central et les individus est en particulier une condition présente dans l’analyse de Wittvogel qu’on ne retrouve pas dans les politiques de l’eau actuelles. La mise en place d’un mode de gouvernance déterministe et technique de la gestion de l’eau est un élément permettant une évolution dans ce sens.

Nous avons vu dans ce qui précède que s’appuyer sur la diversité des points de vue permet des décisions collectives efficaces et robustes. La prise en compte de cette diversité se fait en suivant les réseaux au fur et à mesure des interactions, que celles-ci soient de nature physique, sociale ou économique, donc sans limite géographique a priori. Le métier d’un ingénieur ayant en charge la bonne gestion de l’objet bassin versant devrait alors s’appuyer sur cette diversité et l’existence éventuelle d’institutions indépendantes du bassin versant mais interagissant avec celui-ci. Une des pistes que nous engageons actuellement avec plusieurs

12 La notion de débit minimum défini par une valeur statistique en zone méditerranéenne conduit ainsi certains animateurs de bassin versant à dire que les rivières sont « hors la loi » car naturellement sèches de manière épisodique, ces rivières ayant un débit très variable !

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collègues est de travailler sur la notion de solidarité, dont l’ensemble des interactions existantes et identifiées peuvent être le support.

6.2 Un questionnement sur les jeux autour de l’information

Un processus de gestion intégrée de bassin versant commence souvent par la mise en place d’un système d’information, base de connaissance partagée, censée résoudre les problèmes de coordination et de comportements de passagers clandestins dans la gestion du bien commun qu’est le bassin versant. Tout est affiché, chaque usage non conforme avec les règles communes peut être identifié, l’état de la ressource et la mise en œuvre de règles spécifiques déclenchées par l’évolution de cet état sont transparents. Cependant cette information est en fait localisée ou moyennée sur une portion de territoire donnée, les bornes d’enregistrement sont parfois vandalisées, le traitement de l’information peut sembler une boîte noire pour des usagers dont l’accès à cette base de connaissance partagée est parfois difficile du fait d’indicateurs qui ne leur conviennent pas nécessairement. La confiance dans l’usage qui sera fait de l’information délivrée d’une part et dans la pertinence de l’information reçue est mise en cause. Ainsi, dans la Drôme, les agriculteurs sont prêts à diffuser de l’information sur leurs pratiques d’usage de l’eau et leurs assolements au sein d’une structure dépendant de la profession agricole. Celle-ci pourra ensuite échanger des synthèses de ces informations avec les autres secteurs. Les agriculteurs ne sont pas prêts à diffuser individuellement ces informations au niveau de la CLE. Ils souhaitent conserver au niveau de leur profession le contrôle sur les échanges d’infirmation concernant leurs pratiques (Brochier, 2000).

Ces systèmes d’information, ainsi que tout l’appareillage technique et social qui y est associé, se retrouvent en effet pris dans les réseaux d’interactions sous-jacents aux processus de décision collective. Les connaissances apportées lors de la construction d’un système d’information partagé dépendent des réseaux de relations entre les acteurs qui les apportent, tout comme elles modifient ces réseaux.

D’un point de vue théorique, cela pose la question de l’analyse des jeux autour d’un système d’information. Chaque partie prenante ayant intérêt à recueillir le plus possible d’informations valides en en délivrant le moins possible. On se retrouve devant un problème classique de partage d’un bien commun. D’un point de vue opérationnel cela pose les questions de construction de confiance entre les acteurs du bassin, connectés à un système d’information. Le système d’information ne peut pas être imposé comme la solution a priori, mais il doit être construit. Si un système d’information est identifié comme un moyen pertinent, il s’agit alors d’arriver à une combinaison des filtres d’indicateurs pertinents pour les différents. Des moyens tel que la construction progressive et révisable ainsi que le recours à une décontextualisation partielle dans la restitution de cette information peuvent être envisagés. La simulation sociale et la modélisation d’accompagnement constituent des pistes pour aborder cette question. Les jeux autour de l’information sont complexes et leur simulation interactive permet de se donner les moyens de mieux les comprendre, en explorant des scénarios de relations entre détenteurs/usagers/information/gestionnaire. Dans une perspective d’appui à la mise en place d’un système d’information partagé, la modélisation d’accompagnement a le potentiel pour amener à préciser les objectifs qu’il recouvre et à explorer différents scénarios.

6.3 Modélisation interactive : vers une sociologie expérimentale

Enfin une grande part de ce travail concerne la modélisation participative ou interactive, dont la modélisation d’accompagnement peut être vue comme une forme particulière. Une originalité du travail de la communauté se retrouvant dans la modélisation d'accompagnement

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composée en grande partie de modélisateurs est le caractère secondaire accordé au modèle. La majorité des travaux s’intéressant à la modélisation participative mettent la participation au service de la modélisation. La participation est supposée améliorer la qualité du modèle du point de vue des attentes d’un client qui aura ensuite à l’utiliser (Rouwette et al., 2002). Au sein du réseau ComMod, l’objectif est la compréhension ou la facilitation d’un processus de décision collective, la modélisation en interaction avec les acteurs de ce processus a pour but de mieux atteindre cet objectif.

Cela nous a amené à développer une forme de sociologie expérimentale (Richard & Barreteau, 2006) au travers de jeux de simulation comme Concert’eau. En effet nous reproduisons une micro-société, aux règles plus ou moins fermées, permettant de tester les conséquences d’un ensemble de règles de comportements individuels et collectifs et d’observer des individus en interaction afin d’améliorer notre compréhension de leurs comportements. Il s’agit d’une sociologie expérimentale dans un sens proche de celui utilisé pour l’économie expérimentale, et non du test de nouvelles règles ou dispositifs sur un échantillon de population comme cela a été parfois le cas (Chapin, 1938). L’éventail des jeux présentés ici et développés au sein du groupe ComMod couvre deux des idéaux-types proposés par Callon et Muniesa (Callon & Muniesa, 2006) : l’expérience de type laboratoire et la plateforme expérimentale. Le premier, dont est assez proche un jeu comme Njoobari, laisse a priori peu de marges de manœuvre au joueur. Les règles de comportement sont définies et on vise à observer ce qu’elles produisent, en comparaison avec des simulations informatisées. Le deuxième, dont sont assez proches Pïeplue ou Concert’eau, laissent plus de place aux joueurs dont on va observer les choix ou que l’on va conduire à discuter ensuite de ces choix. Cependant même dans le premier cas, les joueurs arrivent à trouver des adaptations possibles. Il s’agit, dans l’animation du jeu, de laisser cette créativité s’exprimer et de se donner les moyens de la saisir. C’est là une différence majeure avec l’économie expérimentale canonique qui considère mettre en scène des sujets avec lesquels on ne revient pas sur les choix de leurs actions, le débriefing individuel et collectif utilisera au contraire ces éléments inattendus pour enquêter plus avant.

Ce choix méthodologique pose des questions. Pour un usage en compréhension, quelle est la valeur de connaissances pouvant sortir d’un tel processus ? Les modèles ne sont pas toujours validés. Les observations se font en partie sur des situations virtuelles. Le processus est en fait générateur d’hypothèses, de théories, restant à invalider par l’expérience et la confrontation à des terrains. La modélisation d’accompagnement et les artefacts qu’elle produit ont vocation à s’intégrer dans des démarches de recherche pouvant comporter d’autres modes d’observations. Elle permet de cibler ces observations et via la production de situations décalées, d’amener les acteurs à révéler et partager plus d’informations sur leurs points de vue et interactions avec un système de gestion d’une ressource naturelle.

Pour un usage en appui à un processus de décision collective, il se pose la question de la légitimité de ce qui peut sortir d’un tel processus. Cette légitimité dépend de la légitimité des participants (chercheurs modélisateurs inclus) à intervenir dans le processus de décision collective. Il se pose la même question que pour d’autres démarches participatives : pour une forme de décision prétendant mettre en œuvre une démocratie participative impliquant les acteurs, quelle est la légitimité d’un groupe, aussi grand et organisé dans des mécanismes de représentation acceptés par tous, à décider pour des acteurs ne faisant pas partie de ce groupe. Les pratiques consistant à générer des contraintes pour des acteurs ou des territoires non impliqués sont très présentes dans ces processus. Ce sont par exemple les irrigants de la basse vallée de la Durance qui arrivent à s’entendre grâce à l’eau du barrage de Serre-Ponçon. Une manière de progresser pourrait être de poser comme règle qu’un choix émanant d’un processus participatif ne peut concerner que la population légitimement représentée dans ce

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processus, les participants au processus doivent donc avoir une activité réflexive pouvant les amener à redéfinir la géométrie de leur groupe.