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Discussion et conclusion du chapitre

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 106-110)

de Jacques Roubaud

3. Discussion et conclusion du chapitre

Ce chapitre nous a permis de mettre en évidence la forte représentativité des phénomènes de conflits d’incidence dans le recueil Qcn, et la diversité des facteurs y contribuant.

Les précédentes analyses se sont donné comme principe de classer par catégorie (sémantiques, syntaxiques, ponctuatives, mise en page) les phénomènes responsables des conflits d'incidence ou de portée. Cette démarche avait pour but d'en faciliter l'analyse, mais il est bien évident qu'une telle idéalité ne correspond pas à la réalité polyphonique2 du texte poétique. Les textes poétiques procèdent au contraire d'une intrication de phénomènes ressortissant à différents niveaux d'analyse, qui bien souvent conspirent3 vers la production d'effets poétiques. Dans l’étude qui précède, limitée à la question des relation d’incidence et de portée entre constituants, l'introduction d'espaces, alinéas et sauts de ligne sont autant d’éléments favorisant la segmentation entre les constituants apport et support.

Cette segmentation, qui n’est pas sans rappeler les phénomènes d’enjambement ou de contre-rejet de la littérature en vers (voir une analyse très pénétrante menée par Neveu 2006 : 93), induit un affaiblissement des relations de concaténation entre ces constituants. Ainsi, pour reprendre l’exemple (1), la présence de l’espace altère la relation de concaténation qui existerait entre le constituant « inarticulé » et son contexte gauche :

(1) Je [1] me trouvai devant ce silence [2] inarticulé un peu comme le bois

(Qcn : 12)

2 Schaeffer (2010 et 2015) emploie la notion de polyphonie pour renvoyer à la dimension stratifiée du langage, c’est à dire dans un sens tout à fait différent du concept de polyphonie linguistique. Nous reviendrons sur cette notion lors du chapitre 4.

3 Nous empruntons l'expression à Dominicy (1997 : 725).

Les contraintes de concaténation étant obligatoires, leur altération va affecter l’appariement des segments en position connexe. Il peut en résulter une ambiguïté sur la localisation du segment support, qui oblige alors le lecteur à en reconstruire les liens. Pour ce faire, ce dernier va devoir recourir à des stratégies interprétatives qui seront celles de la macrosyntaxe, car fondées sur la façon dont l’information est agencée. Ainsi, dans l’exemple (1), selon que l'interprétant choisira de placer au premier plan la représentation qu’il a construite du locuteur, ou du « silence », l’appariement d’« inarticulé » différera. Ces « coulissages interprétatifs » (Neveu 2000a : b4) sont possibles car l’organisation de l’information opérée par l’interprétant obéit à un ensemble ouvert de facteurs : étant guidée par le contexte, elle est guidée par un ensemble d’hypothèses externes à l’énoncé, ensemble par définition non fini. Le caractère non obligatoire de l’agencement de l’information a pour conséquence que plusieurs hypothèses alternatives peuvent à présent cohabiter. Il semble donc que les phénomènes de conflits d’incidence étudiés ici, et de manière plus générale la possibilité d’observer des parcours interprétatifs concomitants soient directement liés à l’existence d’un niveau d’analyse où les contraintes menant à la formation du sens exprimé sont non obligatoires. Dans l’exemple (1), le choix du contenu placé au premier plan – le locuteur ou le « silence » – sélectionnera le segment support.

C’est, encore une fois, le caractère non obligatoire des procédures liées à la gestion de l’information qui permet à l'interprétant d’opérer un choix dans cette sélection. A ce stade de la réflexion, l’on peut donc dire que parmi les phénomènes responsables d’effets poétiques figurent les stratégies visant à rendre ambigu ou problématique le rattachement de constituants apports à un segment support de manière univoque.

A un certain stade du processus interprétatif, plusieurs solutions sont donc possibles pour l’interprétant. Dans des conditions de communication standard, si des cas d’ambiguïté sont rencontrés, une fois qu’un parcours interprétatif unique a été sélectionné, il est en principe attendu de l’interprétant qu’il élimine les solutions concomitantes. Une part importante des processus à l’œuvre dans la formation et l’interprétation des énoncés vise en effet à désambiguïser les énoncés. Au contraire, l’analyse du corpus qui précède a permis de mettre en

évidence des facteurs de plurivocité que sont la présence d’espaces, les alinéas ou encore les choix ponctuatifs. Le fait que différentes solutions plausibles demeurent perceptibles en sortie du processus interprétatif va donc à l’encontre des principes généraux de la communication. La théorie de la pertinence de Sperber & Wilson proposait une explication intéressante pour les phénomènes que nous avons analysés ici. La multiplication des solutions interprétatives concomitantes est en effet un phénomène cohérent avec leur hypothèse que les effets poétiques s’appuient sur une pluralité d’implicitations faibles. Cependant, nous avons vu dans le chapitre 1 que l’hypothèse d’implicitations faibles était difficilement compatible avec le cadre général de la théorie de pertinence. Il nous faut donc explorer d’autres pistes.

L’exemple (16) va nous servir de piste pour avancer :

(16) Je [2] laisse le soleil [1] s'approcher, me recouvrir, s'éteindre, laissant sa chaleur un moment, pensant, sans croire, ta chair remise au monde.

(Qcn : 37)

Comme nous l’avons vu, les contraintes syntaxiques et sémantiques régissant le participe présent commandent l’appariement du constituant « laissant » avec le pronom personnel sujet « Je » de la phrase. L’emploi du verbe « laisse » dans la proposition principale vient par ailleurs renforcer cette solution. Mais au niveau sémantique, l’action exprimée par le syntagme « laissant sa chaleur un moment » suggère au contraire d’indexer le constituant participial au GN « le soleil ». La contradiction entre deux niveaux d’analyse par nature hétérogènes introduit une ambiguïté constitutive à l’énoncé. Sa résolution est laissée à la charge de l’interprétant, mais il est probable qu’elle ne pourra être levée complètement.

Même si ce dernier décide, au moment où il interprète « laissant », de mettre au premier plan la sphère actancielle du locuteur – représentée par « Je » –, nous pensons que la solution consistant à indexer le participe « laissant » au GN « le soleil » ne sera pas complètement éliminée, et restera perceptible en sortie du processus d’interprétation. De même, au moment où il interprète « laissant », si l’interprétant décide de mettre au premier plan le groupe actanciel représenté par

le GN « le soleil », la solution consistant à indexer le participe « laissant » au pronom « Je » pourrait ne pas être complètement éliminée. Il semble donc bien que nous ne soyons pas dans un cas d’implicitations faibles de même poids, mais plutôt dans un jeu de « coulissage » (Neveu 2000a : b2) entre différentes solutions interprétatives, l’une n’éliminant jamais entièrement l’autre. Plus que des interprétations concurrentes et concomitantes, nos analyses suggèrent donc que des parcours interprétatifs, probablement de poids différents, coexistent. Au parcours interprétatif principal analysant ce qui est communiqué (au sens de Recanati 2004 : 39), s’ajoutent donc des effets de sens, de poids inférieur, mais néanmoins présents dans le processus interprétatif finalisé.

Au terme de cette discussion, notre hypothèse sera donc la suivante : l’un des phénomènes concourant à la création d’effets poétiques réside dans la possibilité de créer des effets de sens « résiduels », qui viennent s’ajouter à la solution interprétative principale sélectionnée par l’interprétant. A cet égard, nous nous plaçons ici dans le sillon de Dominicy (2011 : 253-255), qui insiste sur le fonctionnement parallèle, « en tandem », entre les phénomènes évocatifs et linguistiques. La question qui se pose à nous est alors de savoir quel est le statut linguistique de l’information ne faisant pas partie du sens communiqué, mais néanmoins perceptible, et donc susceptible de créer des effets de sens. En répondant à cette question, nous espérons être en mesure de proposer une description plus précise des effets poétiques.

Chapitre 3 :

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 106-110)