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Discours pour la justification des lettres et des arts attaqués par Jean-Jacques Rousseau

(Ms. 128-89)

Ce discours, prononcé devant l’Académie de Lyon le 10 mars 1767, est le plus virulent des trois que Nonnotte consacra à la défense des lettres et des arts, que Rousseau avait accusé de corrompre les mœurs (1). Certains passages, qui attaquaient le philosophe en des termes acerbes, furent d’ailleurs barrés dans le manuscrit, les rendant en partie illisibles. APK

Messieurs,

De tous les vices dont un homme peut être taché, il n’en est point qui révoltent davantage et qui soient plus odieux que l’ingratitude et que l’abus des lumières pour combattre la vérité. L’enfant qui mordrait par méchanceté le sein de la nourrice d’où il tire sa force et sa vie serait un monstre à nos yeux, et l’homme qui emploie la force et la vigueur des talents pour corrompre les sources de la vérité et de la vertu ne mérite pas moins d’être détesté. Or, n’est-ce pas sous ces vices odieux que se présentent ces hommes qui s’élèvent contre les sciences, les belles-lettres et les beaux-arts, et qui voudraient les rendre responsables des égarements humains, de l’affaiblissement du goût pour la vertu, de la puissance séduisante des passions. Ingrats ! Après avoir été nourris du lait le plus précieux, ils se servent des forces qu’ils ont acquises pour battre la nourrice qui le leur a donné. C’est des sciences même, des lettres et des arts qu’ils empruntent des armes pour les combattre, en s’efforçant de surprendre la raison par des paradoxes séduisants.

Serons-nous donc autorisés à nous plaindre des dons et des biens dont la nature a enrichi la terre, parce que des hommes sourds à la voix de la raison et de la reconnaissance en auront quelque fois abusé ! Condamnerons-nous les douceurs de l’harmonie, les grâces du pinceau, les sublimes ou tendres essors de la poésie, parce que ces heureux talents ont été quelquefois profanés et ont malheureusement consacré au vice des hommages qu’ils ne devaient qu’à la vertu ? Parce qu’il y a des langues indiscrètes, médisantes, trompeuses, parjures, blâmerons-nous le Créateur de nous avoir donné la parole, ce lien si doux et si aimable de la société ? Y a-t-il quelque chose, Messieurs, de si utile, de si gracieux, de si innocent, je dirai même de si saint, dont la perversité de l’homme ne puisse abuser ? Et l’abus criminel d’une chose fera-t-il jamais un titre de condamnation ?

Ô toi, génie original et singulier, que l’esprit admire, que la raison condamne et que la religion déteste ; prodige tout nouveau par les oppositions et les contrariétés de lumières et de ténèbres, de sagesse et d’écarts, de vices et de vertus que présente ton caractère ; plus singulier qu’admirable dans ta modestie, indomptable dans ton orgueil, pur dans tes préceptes de mœurs, insensé dans tes principes de religion, modéré dans l’apparence, implacable dans la réalité, esprit sans règles et sans bornes, capable et incapable de tout, excessif en tout, redoutable partout, c’est toi qui te montres coupable de ces vices odieux de l’ingratitude et de l’abus des lumières pour combattre la raison et la vérité ! Tes efforts pour noircir les belles-lettres et les beaux-arts prouvent bien l’abus qu’on peut faire des talents, mais ils ne prouvent rien contre les talents même.

Pour nous, Messieurs, faisons parler la raison et la reconnaissance en faveur des lettres, des sciences et des beaux-arts. Ils sont déjà assez vengés par les vertus et par les exemples de ceux qui les cultivent. Nous en trouvons dans cette Académie les plus sûrs

garants. En se communiquant ici ses pensées, ses sentiments, ses lumières, quelle attention, quelle réserve, quel respect pour tout ce qui appartient à la décence des mœurs et à tous les devoirs de l’homme de société et de l’homme chrétien ! Avec quelle vigueur s’élèverait-on contre un membre qui s’écarterait de ces respectables principes ! Ne serait-ce pas à vos yeux un titre légitime d’exclusion et de proscription ?

On ose accuser les lettres, les sciences et les arts d’avoir corrompu les mœurs, d’avoir banni la vertu des sociétés, d’avoir rendu l’homme moins bon, moins vrai, moins juste qu’il ne l’est dans l’état de nature, et l’on donne pour origine des vices qui déshonorent la terre ce qui fait le principe de nos agréments, ce qui perfectionne les vertus sociales, ce qui donne l’essor le plus glorieux à l’esprit humain. Mais écartons le préjugé, ne nous laissons pas surprendre par la vue de quelques abus, remontons aux vrais principes, écoutons ce que nous dit une raison pure, un premier sentiment qui est toujours vrai, parce que c’est la voix de la nature même.

L’homme est né avec des dispositions et un génie qui le portent à la recherche de la vérité et à la découverte des connaissances qui l’élèvent au dessus des créatures dont il est environné. Serait-il criminel de suivre un attrait qui est un des précieux dons qu’il ait reçus du Créateur ! Est-il vrai que la culture des belles-lettres et des beaux-arts qui enrichissent et polissent la société ait été la source empoisonnée qui a corrompu les mœurs ? Ce qui est bon en soi peut-il être jamais regardé comme mauvais par lui-même et funeste dans ses suites ? Enfin, si une chose très bonne par elle-même est quelquefois mauvaise dans ses suites, y en a-t-il d’autres causes que l’abus criminel qu’on en aura fait contre les vues et les intentions de l’auteur de la nature ? Développons ces différentes questions pour justifier les belles-lettres et pour rendre à la vérité tous ses droits.

J’ai dit que l’homme est né avec un génie qui le porte à acquérir les connaissances qui doivent l’élever au dessus des autres créatures. Ce premier goût le flatte, il semble deviner ce que sa condition exige de lui ; à peine sa langue se délie-t-elle qu’il s’informe, qu’il veut savoir ce que sont chacun de ces divers objets qui le frappent, d’où ils viennent et à quoi ils sont bons. Dès l’enfance la plus tendre, on peut démêler à quoi son goût le portera plus fortement et pour quel objet on doit s’appliquer à le cultiver. Placez-le au milieu d’un cabinet d’études rempli de livres, de desseins, d’estampes et de tous les instruments propres aux différents arts, sa curiosité et son inclination vous laisseront peu de doute sur ce qui lui conviendra le mieux. Ces indications de sa part sont autant de preuves que c’est de la nature qu’il reçoit ses goûts et que c’est elle qui lui a marqué la place qu’il doit tenir dans le monde et les objets auxquels il doit s’appliquer.

L’homme est né bon, dit M. Rousseau, cela est vrai. Mais il est né libre. En avançant en âge, il connaît le bien et le mal, il peut choisir. Les connaissances qu’il acquiert dans les lettres et les arts ne peuvent point le déterminer au mal ; ce qui est bon en soi ne peut point conduire au vice ; c’est l’abus de ces connaissances qui peut seul être nuisible et dangereux. Que nos censeurs se renferment à donner eux-mêmes des leçons et des exemples de sagesse, de modération, de respect pour les lois et pour la religion ; qu’ils n’entreprennent point de réformer le monde par le renversement de tout ce qui est sagement établi pour l’instruction et le bonheur de l’humanité. Et ils auront la douce satisfaction de ne voir éclore parmi nous que les fruits de décence, de paix et d’union, qui sont les plus dignes productions de la vraie vertu.

La source de la corruption des mœurs n’est donc point dans la culture des lettres, des sciences et des arts. Elle n’est que dans l’orgueil, l’ambition, la cupidité et les autres passions que la raison condamne et dont on se laisse si souvent dominer. Si nous remontons jusqu’aux

sources respectables de la Révélation, nous trouverons que l’orgueil fut la cause de la rébellion de ces pures intelligences dont le trône de l’Être Suprême était environné, que le premier meurtre fut dirigé par la cupidité, la jalousie et l’envie, que l’oisiveté fut l’inventrice de toutes les débauches dans tous les temps. Les désordres que le Créateur punit par le déluge n’étaient point les fruits de l’étude des lettres et des arts. Les massacres et toutes les cruautés dont l’histoire ancienne est remplie se trouvent réunies avec les temps de barbarie et d’ignorance.

Rome naissante ne connaissait point les lettres et les arts comme elle les connut depuis. Fut-elle vertueuse alors ? Si ce sont les sentiments de cœurs purs et vertueux qui firent si cruellement déchirer le corps de Romulus, qui firent passer avec tant de barbarie le char de Tullie sur le corps de son père, et qui déshonorèrent Lucrèce, ne pouvons-nous pas nous écrier avec justice : Quels sentiments ! Quelles vertus horribles !

Rome eut besoin de lois pour contenir tous les ordres de l’état dans les bornes que la raison pouvait leur prescrire. Elles furent tirées de la sage Grèce qui les tenait de ses philosophes et de ses lettres. Rome, enfin rassasiée de ses conquêtes et jouissant, pour ainsi dire, des dépouilles de tout l’univers, voulut posséder également les lettres et les arts. Elle les aima, elle reçut et accueillit ceux qui les cultivaient et qui pouvaient les faire germer dans son sein. Pouvons-nous reprocher aux lettres et aux arts d’avoir contribué à la décadence de l’Empire romain ? Un Cicéron, un Mécène seront-ils des objets d’exécration, pouvons-nous le penser ? Un Sénèque, un Pline et tant d’autres que nous admirons encore aujourd’hui n’étaient-ils pas dans leurs siècles comme ils le sont pour le nôtre des modèles de vertu et de sagesse ? Cicéron, par son éloquence, sauva sa patrie des fers que lui préparait Catilina. Mécène ramena dans Rome la douceur des mœurs si longtemps bannie de cette capitale par les guerres civiles, il l’y ramena en y rétablissant l’amour des lettres et des arts. Sénèque avait jeté les semences de toutes les vertus dans le cœur de Néron qui ne les étouffa que par la débauche et les cruautés. Pline, l’un des plus savants et des plus vertueux des hommes, donna par ses largesses et par les établissements qu’il forma toute l’extension possible aux progrès des lettres. Il vécut sous un prince vertueux et instruit ; l’Empire était alors au plus haut degré de bonheur et de gloire et il ne tomba qu’avec le goût pour les talents.

Quels exemples frappants ne nous fourniraient pas de même au besoin en faveur des lettres et des arts le vaste empire de la Chine et celui des anciens Perses. Le premier ne se soutient depuis des siècles nombreux que par un amour constant pour les lettres et pour les arts et par le respect de tous les sujets pour les lois anciennes que les lettrés ont données et dont ils sont maintenus les dépositaires. Le second, qui est le fameux empire des Perses, ne fut renversé que par la mollesse et par tous les vices qu’engendrent l’ignorance et l’oisiveté.

Quelle abondance de fruits utiles à l’humanité l’Europe entière n’a-t-elle pas retirés depuis le rétablissement des lettres et des arts par les Médicis en Italie et, en France, par François Ier ? De bons citoyens, des hommes sensés pourraient-ils souhaiter que nous retombions dans l’ignorance de ces siècles qui ont précédé ce rétablissement ? Si les connaissances acquises depuis le retour des études ont pu produire quelquefois des fruits dangereux, ce n’est que lorsqu’elles ont été déposées dans des vases empoisonnés et déjà corrompus. L’art de bien écrire et de bien parler dans un homme droit et vertueux ne peut avoir que d’heureux effets, la religion dans ce qui l’intéresse, l’État dans ce qui doit en faire le soutient, la société dans ce qui peut en raffermir les liens et en assurer les avantages, tous les hommes en général, et chacun d’eux en particulier, ne peuvent qu’y gagner. L’innocence trouvera des défenseurs contre la méchanceté et l’injustice. L’aimable vérité mise au jour avec les grâces, la candeur et la noblesse qui lui sont naturelles foulera au pied le mensonge

et la fraude après les avoir démasqués. Encore une fois, les malheurs dont on se plaint à la charge des lettres et des arts ne tirent point leurs sources de l’étude qu’on en fait, mais de l’abus que l’esprit de corruption en a pu faire. Et de quoi ne peut-on pas faire abus ?

Ce sont ces distinctions, Messieurs, que nous ne pouvons trop faire et que nous ne ferons jamais assez. Et qui de nous voudrait être connu pour se livrer à des occupations qui seraient propres à le déshonorer ? Les arrêts des tribunaux contre quelques-uns des ouvrages de ce siècle qui ont été condamnés les ont bien faites, ces distinctions. Jamais ils n’ont prononcé contre les talents des auteurs mais contre l’abus qui les a égarés. Un honnête homme ne mettra jamais au jour que des travaux qu’il pourra avouer sans honte et sans craindre les châtiments que les lois peuvent infliger. Les désaveux de quelques-uns de nos écrivains découvrent leurs torts et prouvent que l’abus seul qu’ils ont fait de leurs lumières les retient et les empêche de s’exposer à l’animadversion des juges qui, d’ailleurs, les admirent.

Mais, Messieurs, si quelques-uns de nos auteurs se sont rendus coupables par des productions criminelles et répréhensibles, combien n’en avons-nous pas eu qui n’ont jamais mérité aucun reproche ? L’Église et l’État ont été servis par un grand nombre de plumes savantes qui en ont relevé l’honneur et la gloire. Combien d’autres se sont livrés à l’utilité publique par des veilles et des recherches curieuses et profondes qui les ont conduits à des découvertes aussi utiles que satisfaisantes pour l’humanité. Les beaux-arts, ainsi que les lettres et les sciences, se sont perfectionnés et c’est en suivant la même route de l’honneur que chacun des vrais sages a concouru au bonheur commun.

Dites-le-nous, grondeur critique, où voulez-vous nous conduire et que prétendez-vous par vos déclamations injurieuses contre les talents ? Nous ne sommes points nés pour être des sauvages et nous n’avons point le bonheur que vous avez désiré d’habiter les montagnes dont vous avez parlé avec tant d’enthousiasme. Nous aimons les sciences et les arts, nous ne changerons point. Nous construisons toujours nos temples avec magnificence et dignes, s’il est possible, de la grandeur de celui qui les habite. Nous continuerons d’enrichir nos tabernacles sacrés de tout ce qu’il y a de plus précieux, parce que notre religion n’est pas comme la religion imaginaire des déistes et que notre christianisme n’est pas un christianisme trompeur, comme celui des sociniens. Nous décorerons la vaste étendue de nos temples par des statues et des tableaux qui nous rappellerons toujours les bontés du Seigneur, seul objet de notre adoration. Les mystères, qui sont la base de la foi, la vie et les exemples de notre législateur divin et de ses généreux imitateurs, c’est une absurdité qui n’est plus de saison de nous dire que nous adorons les images, nous en conserverons l’usage parce que nous ne sommes point iconoclastes.

Nous bâtirons des palais à nos rois et, pour cela, nous ferons la recherche de tout ce que l’art des constructions a de plus noble et de plus élégant. Ce qui doit caractériser le centre du bon goût, de la richesse, de la délicatesse et de la splendeur d’une nation, l’exige et le veut.

Nous élèverons des monuments à la vertu et à la gloire des grands hommes - qu’y a-t-il de plus raisonnable et de plus juste ? - des édifices à l’uta-t-ilité publique ; par là, on occupe des hommes, on fait circuler l’argent, c’est un bien pour un grand État.

Qu’y a-t-il de blâmable dans la recherche des embellissements et des commodités que l’on peut procurer à des maisons particulières, surtout lorsque c’est des gens de condition et des riches qui les font construire ? Par ce moyen, ils partagent leur superflu entre des gens de différents arts et de différents métiers, soutiennent grand nombre de citoyens et font également honneur à l’humanité et à l’État. Les mœurs reçoivent-elles quelque dommage des ornements dont on décore ces habitations ? Et ne serait-il pas ridicule de croire que la vertu refusa de s’y loger ?

Mais, votre humeur mélancolique ne s’exhale pas seulement contre les lettres et les arts, elle s’étend encore sur les hommes et sur leur façon de penser. Toute la nation française a eu pour vous des égards que vous n’avez jamais eus pour elle. Elle estime vos talents supérieurs, elle y rend justice, elle ne blâme en vous que l’abus volontaire que vous faites de vos rares lumières. On loue votre simplicité et votre modestie extérieure, peut-être serait-on plus content de vous si on vous trouvait assez de complaisance et d’humanité pour vous mettre un peu plus à l’unisson de vos semblables. On vous trouve une partie des vertus de ce philosophe qui méprisait si fort les richesses que le seul meuble qu’il eut peut-être, ne lui paraissant pas même nécessaire, il le brisa (2). Je me plais à croire que vous n’en avez pas les défauts. Vous êtes né bon, cela se peut ; c’est le seul abus de vos sublimes talents qui vous perd ; nous en gémissons sincèrement, personne n’était plus disposé que nous à vous prodiguer des éloges.

Tout ce que je viens de dire, Messieurs, n’a été rappelé que pour servir de preuves ; que ce ne sont point les lettres, les sciences et les arts qui ont fait germer la corruption parmi les hommes et que c’est le seul abus que quelques-uns en ont fait qui a pu nuire aux mœurs. J’aurais souhaité de tout mon cœur pouvoir éviter de toucher en aucune manière l’auteur de qui les lettres ont si fort à se plaindre, soit dans ce qu’il a fait contre elles, soit dans la manière dont il en a abusé. Nous admirerons toujours l’énergie et l’éloquence qui paraissent dans les écrits de M. Rousseau, nous déplorerons ses malheurs, nous le plaindrons dans ses disgrâces, mais nous ne pourrons jamais adopter ses sentiments sur nos goûts, sur notre gouvernement et sur notre religion.

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