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Un discours matériel de l’espace

1.1 Le graffiti comme pratique urbaine

1.1.4 Un discours matériel de l’espace

Comme nous l’avons déjà souligné, le graffiti touche directement à l’invisibilité de certains lieux et nous pousse, conséquemment, à interroger la façon dont l’espace urbain est construit et organisé. Agissant dans une logique de résistance et de confrontation face à la neutralité architecturale de la ville, le graffiti explore les concepts de liberté d’expression et de rupture vis-à-vis une histoire matérielle de l’espace. Avec Painting without permission : hip-hop graffiti subculture, Janice Rahn commente la perception des graffiteurs envers

leurs espaces d’exposition, perception qui s’apparente au sentiment d’être dans un « monde » parallèle :

The key seemed to be in understanding their need to occupy a marginal place that somehow reflected a vision of themselves inside various social structures. […] For the graffiti writers, the atmosphere of impermanence and chaos in vacant spaces suggested possibilities in the freedom to make it one’s own. The stillness and weathered surfaces of decaying warehouse contrasted with the backdrop of a bustling gleaming city. (Rahn 2002 : 166)

Dans un ordre d’idées similaires, les œuvres photographiques de Lewis Baltz, San Quentin Point et Candlestick Point, décrites par Catherine Grout dans son livre Pour une réalité publique de l’art, relancent cette réflexion sur des espaces isolés passant inaperçus. Le travail de Lewis Baltz consiste plus précisément à photographier des endroits « péri- urbains » (Grout 2000 : 29), et de susciter du même coup une prise de conscience de la sélection visuelle que nous effectuons en rapport à notre environnement. Grout souligne

que, étant désormais photographiés, ces espaces deviennent visibles, ce qui permet « d’amener le public à voir par lui-même ce qu’il préfère ne pas voir. » (Grout 2000 : 30).

Parallèlement, si un lieu quelconque passe inaperçu, le graffiteur changera la donne en offrant une nouvelle identité à ce lieu, une nouvelle existence, qu’il conjuguera à celle de l’histoire de sa sous-culture.

Pourtant, cet investissement d’un contexte marginal n’empêche pas que les espaces signés par le graffiteur soient encore une fois plus ou moins remarqués. En fait, nous sommes tentées d’éviter ces endroits plus en raison de leur isolement, qui engendre un effet d’insécurité, que pour leurs graffiti. Par conséquent, le travail du graffiteur reste toujours peu perceptible. Ces espaces sont davantage utilisés à cause de la tranquillité qu’ils offrent et qui permet de plus grandes élaborations stylistiques, que dans le but d’émettre un commentaire sur l’urbanisme envahissant.

Sous ce rapport, l’artiste graffiteur crée l’opportunité des possibles et des interdits, pour reprendre les mots de Michel de Certeau dans L’invention du quotidien : Arts de faire

(Certeau 1980 : 181-182). Michel de Certeau y parle notamment de « "tournures" spatiales » (Certeau 1980 : 182) à la fois inopinées et illicites, soit des promenades qui ont pour objectif de donner une réflexion différente du concept de ville organisée. La marche du graffiteur procède alors d’une appropriation de la matérialité des lieux par l’accomplissement de trajectoires transgressives. Cette marche peut cependant, dans sa transgression, aussi bien être organisée que fortuite, étant donné que le cheminement du graffiteur se trouve souvent à être construit; l’investissement de l’espace qu’il envisage est, la plupart du temps, planifié, ce qui fait en sorte qu’il possède une idée relativement structurée des lieux. Une fois sur le site, l’artiste graffiteur modèle une spécificité aux lieux qu’il fréquente. Cette spécificité sert de matériau à une production. Ce sont ces gestes de graffiteur qui actualisent, modifient et révisent le discours urbain, celui d’un ordre établi dont il refuse la conformité. Le graffiteur crée des juxtapositions et des raccourcis, exécute une sélection, procède selon ses choix à une énonciation langagière spatialisée de par ses propres gestes. Ces jeux de fragmentations, d’ajouts et de distorsions spatiales composent une rhétorique de l’espace constamment transformée et réinventée par les marcheurs citoyens.

L’étude d’un paysage textuel constamment transformé et réinventé par les artistes graffiteurs, nous conduit à observer l’intervention graffitique comme une action qui met en lumière des espaces en marge au sein desquels se structure un récit sur une sous-culture. Le graffiti force à voir ce qui a été délaissé ou qualifié d’asocial, de par une distanciation du capital d’avec ces lieux où le tissu urbain est quasi inexistant. La densité démographique de certains lieux nous porte à leur attribuer un facteur de sécurité, ce qui tend à nous éloigner des lieux plus isolés où le récit graffitique peut s’observer. Bref, le graffiteur s’associe à un espace sans le demander et le revendique en y inscrivant son pseudonyme. L’espace urbain enveloppe avec lui l’histoire de l’artiste graffiteur et l’histoire que ce dernier attribue à un lieu :

From risk taking, […], from mapping parts of the city, to developing a recognizable style, from placing pieces in juxtaposition with officially sanctioned signage [...], to locating oneself within a particular spatial, class and ethnic

subculture of the city, graffiti are about establishing particular types of identity. (Pennycook 2009 : 307)

Déjà, à cette étape-ci, nous pouvons commencer à repérer des stéréotypes relatifs à des espaces marginaux peu fréquentables et qui se trouveront à être transférables aux individus qui les visiteront. Avec cette appropriation textuelle de l’espace par le graffiteur et la manière dont il manipule la réalité urbaine, nous verrons au chapitre deux comment la signature de son pseudonyme permet de relier le graffiteur à un statut original, outcast et viril.