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B Une éclatante représentation de la culture monastique

2/ Diffusion de la culture monastique irlandaise

Les monastères constituent de grands centres scolaires142. Leur position

prédominante dans le domaine de l’enseignement s’explique en partie par la spécificité de l’organisation de l’Église irlandaise mais aussi par la faiblesse des quelques écoles cléricales alors existantes143. Les écoles irlandaises, et à travers elles

les monastères qui les abritent, jouissent d’une très grande réputation, auprès des Anglo-saxons notamment, mais aussi sur le continent, essentiellement au cours de la fin du VIIe siècle et des deux premiers tiers du siècle suivant144. De plus, depuis la

disparition des traditions scolaires antiques, les écoles monastiques et épiscopales représentent pour les laïcs, le seul moyen d’accéder à une éducation littéraire145. Le

Livre de Kells représente un symbole fort des connaissances qu’elles recèlent et acceptent de transmettre à leurs élèves, parfois très nombreux146. La lecture, l’écriture,

1995 (4ème édition), p.323

141 Ibid., p.298 142 D

ÉCARREAU, Jean. Moines et monastères à l’époque de Charlemagne, Paris, Tallandier, 1980, p.69

143 Ibid., p.63

144 Nombreuses publications sur les écoles irlandaises. très synthétique cf. L

OYER, Olivier. Op. cit.., chapitre 3, « Les écoles monastiques », p.52-56. voir aussi DÉCARREAU, Jean. Op. cit., p.63-64

145

RICHÉ, Pierre. Éducation et culture dans l’Occident barbare, VIe-VIIIe siècle, Éditions du Seuil,

1995 (4ème édition), p.384

146 L’école du monastère de Clonard a regroupé jusqu’à 3000 élèves du temps de saint Finian. Outre

l’importance du chiffre, il faut garder à l’esprit que les moines leurs fournissaient gratuitement livres et nourriture. GOBRY, Ivan. Op. cit., p.326

la connaissance du latin et la compréhension du texte sacré constituent autant d’éléments qui attisent la convoitise des clercs mais aussi de certains laïcs. Or, si sur le continent ce savoir leur est fournit par des précepteurs, le système insulaire comporte certaines différences. En effet, d’après les travaux de Pierre RICHÉ, les enfants aristocrates sont élevés jusqu’à leur puberté au sein de leur famille qui leur procure une éducation « sportive et guerrière »147. A leur entrée dans l’adolescence, ils

sont confiés à un monastère qui leur prodigue une instruction littéraire sans pour autant les destiner à entrer dans les ordres. Le fait de confier ses enfants aux moines pour une durée limitée porte le nom de forestage148. Une fois leur instruction terminée,

ils retournent dans le siècle.

Au VIIIe siècle, cette situation concerne un groupe très restreint de laïcs, essentiellement des rois ou des princes. L’Irlande exerce une importante force d’attraction sur ces grands avides de connaissances car les plus grands maîtres sont alors originaires de ce pays. De plus, les monastères irlandais sont perçus comme plus organisés et ouverts à la culture que leurs homologues d’autres nationalités149. Or, le

monastère d’Iona a été fondé par des moines irlandais. En outre, la réputation de lettré de Colomba et de celle de son monastère d’Iona renforcent encore cette attraction sur les élèves laïcs potentiels. Ainsi, il est fort probable qu’une structure d’accueil ait existé sur l’île. Cette possibilité suscite de nombreuses interrogations. En effet, d’après les écrits de Bède, les moines fournissaient gratuitement livres et nourriture à leurs élèves150. Même si nous ignorons leur nombre à Iona, ce postulat induit la

construction de bâtiments spécifiques pour les abriter ou encore une organisation financière importante afin de pourvoir aux besoins, tant physiques qu’intellectuels, de tous151. De tels aménagements auraient dû laisser des traces. Cependant, une telle

présence est difficile à identifier avec certitude car nous disposons de très peu de

147 Ce paragraphe est tributaire des travaux de Pierre R

ICHÉ, Éducation et culture dans l’Occident

barbare, VIe-VIIIe siècle, Éditions du Seuil, 1995 (4ème édition), p.323, p.266, p.323, p.371, p.381 et p.383

148 M

AYEUR, Jean-Marie; PIETRI, Charles et Luce; VAUCHEZ, André; VENARD, Marc (dir.). Histoire du

christianisme, tome 4, Évêques, moines et empereurs (610-1054), Desclée, 1993, p.620

149 Ibid., p.630 150

RICHÉ, Pierre. Écoles et enseignement dans le Haut Moyen Age, fin du Ve siècle, milieu du XIe siècle, Paris, Picard, 1989, p.57 et MAYEUR, Jean-Marie; PIETRI, Charles et Luce; VAUCHEZ, André; VENARD, Marc (dir.). Op. cit., p.630

151 R

ICHÉ, Pierre. Écoles et enseignement dans le Haut Moyen Age, fin du Ve siècle, milieu du XIe siècle, Paris, Picard, 1989, p.196

sources qu’elles soient écrites, iconographiques ou archéologiques. En effet, il n’existait ni salle ni matériel spécifiques à l’enseignement et ce dernier étant essentiellement oral, le contenu de la bibliothèque, lui aussi difficile d’accès, ne nous fournit pas de piste supplémentaire. Néanmoins, nous savons que les rois northumbriens recevaient leur éducation à Iona152. Nous possédons notamment un récit

qui confirme l’importante attraction intellectuelle que le monastère de Iona représentait pour les plus grands. Il s’agit de l’exemple du prince Ælfred de Northumbrie dont le premier maître fut Adomnán de Iona. Or, dans la plupart des cas un lien très fort se forme entre le maître et l’élève et perdure à travers une correspondance fournie153. Ces liens sont comme des ponts entre ces deux mondes que

sont le monastère et l’aristocratie. Ils sont encore renforcés par l’appartenance des abbés aux grandes familles aristocratiques154. Ainsi, le monastère devient un lieu de

contact entre les noblesses irlandaises et anglo-saxonnes. L’existence de tels liens, encore renforcés par le prestige du monastère, pourrait expliquer le choix de certains grands de se faire enterrer sur l’île qui devient alors nécropole royale abritant par exemple le corps d’Artgal, le fils du roi du Connaught, mort en 791155. Ce lien revêt

diverses formes. Il est tout particulièrement fort entre la famille de fondateurs et la communauté, la première assurant la sécurité et la protection de la seconde qui en retour lui permet de manifester sa piété et sa ferveur156. Mais il nous faut souligner que

seul un nombre très restreint de laïcs avaient accès à cet enseignement. Au VIIIe siècle, l’instruction devient effectivement le privilège d’une caste de lettrés qui regroupe en sa grande majorité des clercs, jaloux de leurs connaissances et du pouvoir qu‘elles leur confèrent. Ils veillent alors précieusement dessus, inventant parfois une écriture secrète afin que le premier venu ne puisse accéder à leur savoir. Cette codification se traduit parfois par une coupure inhabituelle des mots afin de

152 L

OYER, Olivier. Les chrétientés celtiques, Terre de Brume, 1993, p.58

153 R

ICHÉ, Pierre. Écoles et enseignement dans le Haut Moyen Age, fin du Ve siècle, milieu du XIe siècle, Paris, Picard, 1989, p.213

154 M

AYEUR, Jean-Marie; PIETRI, Charles et Luce; VAUCHEZ, André; VENARD, Marc (dir.). Op. cit., p.620

155

FISHER, Ian. Op. cit., p.34; L’existence d’un cimetière pour aristocrates laïcs est aujourd’hui confirmée par l’archéologie même si le fait qu’il soit toujours utilisé rend difficile toute fouille (Ibid., p.41)

156 P

AUL, Jacques. L’Église et la culture en Occident, tome 1, La sanctification de l’ordre temporel et

compliquer leur compréhension157. Or, dans le Livre de Kells, les césures entre les

différents mots ne les séparent pas de façon cohérente. Faut-il en déduire que les moines avaient codé le texte des Évangiles contenu dans le manuscrit ou n‘est-ce que la conséquence d‘une pratique héritée de l‘empire romain qui ne devait distinguer les mots entre eux que plus tardivement ? Et si cryptage il y a eu, à quel usage ? Seule une étude comparative entre de nombreux manuscrits de cette époque pourrait nous aider à cerner avec plus de certitudes les intentions des concepteurs de ce manuscrit. Néanmoins, nous pouvons affirmer qu’au VIIIe siècle, le groupe de ceux, clercs, moines et princes, qui ont accès à la culture constitue progressivement une élite et le savoir devient un enjeu158. Le Livre de Kells représente en quelque sorte la vitrine de

ce que le monastère est à même de fournir comme enseignement. Il incarne non seulement le savoir et les connaissances que le monastère maîtrise mais, de plus, il le fait superbement. Une telle mise en avant de l’instruction que les maîtres de Iona peuvent fournir se comprend dans un contexte où les écoles irlandaises dans leur ensemble étaient réputées. La réalisation de ce manuscrit, apparemment destiné à être exposé lors de grandes cérémonies religieuses et donc visible pour les visiteurs du monastère, permet à celui-ci de se démarquer par rapport aux autres communautés sises en Irlande même et d’attirer ainsi les nobles anglo-saxons. Cette communication autour du savoir détenu par Iona s’explique non seulement par le besoin de se démarquer de ses pairs mais aussi pour d’autres raisons. En effet, si les monastères irlandais fournissent gratuitement livres et nourriture à leurs élèves, l’entrée d’un riche laïc au sein de leur communauté s’accompagne généralement de dotations en argent ou en terres, sources de richesses essentielles au fonctionnement du monastère159.

Ainsi, les communautés monastiques se constituent progressivement une richesse foncière importante160.

157 R

ICHÉ, Pierre. Éducation et culture dans l’Occident barbare, VIe-VIIIe siècles, Éditions du Seuil,

1995, p.384

158 R

ICHÉ, Pierre. Éducation et culture dans l’Occident barbare, VIe-VIIIe siècles, Éditions du Seuil,

1995, p.397

159 R

ICHÉ, Pierre. Écoles et enseignement dans le Haut Moyen Age, fin du Ve siècle milieu du XIe siècle,

Paris : Picard, 1989 (1ère édition Aubier et Montaigne, 1979), p.199, p.203 et p.294

160 M

AYEUR, Jean-Marie; PIETRI, Charles et Luce; VAUCHEZ, André; VENARD, Marc (dir.). Op. cit., p.699