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L’actualité quotidienne nécessite une hiérarchisation de l’information, ainsi dans les Journaux Télévisés, mais aussi à la radio et dans la presse, les reportages sur un conflit passent rapidement d’une phase d’intense représentation à de brèves évocations entre deux sujets de « plus grande importance ». Ce que l’on appelle « agenda médiatique103 » définit artificiellement et arbitrairement un ordre de priorité entre les sujets, et s’il est particulièrement important pour les médias quotidiens, il joue aussi, indirectement sur la programmation documentaire. Il n’y a donc d’événements en soi qui méritent d’être traités plus que d’autres, tout cela résulte de processus décisionnels, d’une rencontre de facteurs et de discours. Cette mise sur agenda désigne deux phénomènes imbriquée. D’une part la sélection de sujets préférentiels au prisme de la couverture médiatique, selon les préoccupations politiques, et d’autre part la construction d’un intérêt public, d’une « opinion publique ». Dans la programmation documentaire, le phénomène est étrangement similaire. Alors que le genre se veut déconnecté de l’actualité, il reste malgré tout un écho aux problèmes de sociétés contemporains, et les documentaires de guerre vont parfois revenir sur les grands conflits de l’Histoire, souvent refléter les ceux en cours sur la planète. De fait, lorsque de nouveaux combats éclatent, que de nouvelles problématiques sont levées, elles vont prendre le dessus sur celles qui durent depuis déjà longtemps. Il faut donc considérer non seulement la naturelle hiérarchisation de l’information mais aussi le souci constant des chaines de faire de l’audience, plus

101 Concept de Gilles Deleuze dans L’image-temps

102 Le terme est emprunté à Philippe Marion, il s’agit de la capacité d’un récit à rebondir dans d’autres instances discursives

médiatiques, sous des formes différentes ou par un glissement thémat ique. « Narratologie médiatique et médiagénie des récits », Recherches en Communication – 7, 1997.

encore, d’avoir un bon Audimat. Ainsi un conflit qui s’inscrit dans le temps va « lasser » le public et pousser les chaines à le reléguer en arrière-plan. Ainsi la crise israélo-palestinienne fait l’objet de documentaires de manière ponctuelle, mais n’est plus une priorité de diffusion que lorsque les tensions se ravivent entre les deux camps et que les médias s’emballent sur le sujet. Pour le conflit syrien, le tournant s’est opéré avec l’arrivée du problème de l’Etat Islamique. Dès lors la Syrie n’était presque plus abordée dans les journaux télévisés qu’au prisme de l’action terroriste de ce groupe104 qui a progressivement conquis une bonne partie de la Syrie et de l’Irak, y proclamant un « Califat ». Ce « monstre qui prétend se nommer Etat Islamique », comme en parle le philosophe Abdennour Bidard dans sa « Lettre ouverte au monde musulman » publiée au lendemain des attentats de janvier105, reste une priorité dans nos organes d’information puisqu’ils nous touchent directement. Otages, décapitations d’occidentaux, actes de terrorisme perpétrés sur notre territoire au nom de « Daesh », la loi de la proximité, principe du mort kilométrique entre -autre, qui avait pu faire basculer le conflit syrien dans l’oubli est alors dépassée. Les conséquences nous touchent directement, le mort n’est plus seulement en Syrie, il n’est plus si loin de nous. La guerre civile basculait alors doucement dans l’oubli pour l’opinion publique, les exactions commises par Bachar al-Assad ne sont plus dénoncées que ponctuellement, en format « brève », soit par un commentaire de quelques mots posés sur quelques images furtives rappelant des dizaines d’autres déjà vues depuis quatre ans. Parallèlement, la programmation documentair e semblait résister à ce glissement, à cette tendance la disparition au profit de thématiques découlant du conflit. Il faut ici comparer proportionnellement les diffusions. Les journaux télévisés émettent chaque jour, plusieurs fois par jour, alors que le s cases documentaires sont bien plus espacées et limitées, puisque la longueur d’un documentaire n’a aucune commune mesure avec celle d’un reportage. Ainsi alors que la proportion de sujets sur le conflit syrien stricto-sensu s’amenuisait dans les Journaux Télévisés des chaines généralistes, les films sur la Syrie constituaient toujours une grande partie de la programmation documentaire réservée à la

103 Selon l’idée d’agenda-setting développée par McCombs et Shaw : « Les médias ne disent pas ce qu’il faut penser mais ce

à quoi il faut penser ». M. McCombs, D. Shaw, « The agenda-setting function of mass media », Public Opinion Quarterly,

vol. 36, no 2, 1972, p. 176—187

104 Voir le graphique sur l’évolution de la diffusion de reportages en comparaison à la diffusion documentaire. Annexe 3,

géopolitique sur ces mêmes chaines, bien qu’à partir de 2014 de plus en plus de documentaires sur l’organisation de l’Etat Islamique venaient entrer en concurrence. Mais il ne s’agissait pas de remplacer les documentaires sur la guerre civile par ces documentaires sur le terrorisme, contrairement à la décision des chaines de télévision dans leurs cases « Information ». Encore cette année, entre janvier et mars 2015, deux documentaires sur la Syrie sont diffusés, tous deux en fin de soirée. Le premier sur France 2, en janvier, est de Yuri Maldavsky, Syrie, enfants en guerre, qui suit deux enfants pris dans la spirale du conflit et devenant combattants pour la rébellion, malgré leur jeune âge. Le second programmé en février sur ARTE, est Une chambre

Syrienne106. Une programmation qui porte sur la guerre civile malgré l’omniprésence

du problème de « Daesh » dans notre société et dans les médias. Les deux diffusions ont en effet eu lieu après les attentats du 7 janvier. La question islamiste était a lors sur toute les lèvres, elle n’a pas pour autant empêché les chaînes de rappeler, via le documentaire, la crise qui oppose Bachar al-Assad à une partie de sa population. A noter toutefois que la programmation du second film n’arrive pas par hasard, elle est un écho direct aux attentats de Charlie Hebdo. Il s’agit d’un documentaire autobiographique du dessinateur – et réalisateur – syrien, Hazem Alhamwi. C’est donc, du point de vue de la réception, un moyen de défendre la liberté de la presse et du caricaturiste, plus encore que de défendre l’opposition au régime, bien qu’au départ le réalisateur n’avait pas pu prévoir le tragique destin de l’hebdomadaire satirique français, et que son film prendrait donc une tou te autre valeur pour le public. Une anomalie pourtant, cette année, pas de documentaires pour l’entrée du conflit dans sa cinquième année. Une symétrie existe cependant entre les sujets d’actualité et les documentaires. Dans les deux cas, les sujets touchaient de plus en plus à la question des civils, sur le drame des populations réfugiées, et s’attardait de moins en moins sur les combats – cantonnés au statut de brève dans les Journaux Télévisés, ils ont presque disparus des sujets documentaires. Et pour cause, la notion de « catastrophe humanitaire » sert bien souvent d’électrochoc, là où la violence des combats, qui a fini par se banaliser et ne plus signifier grand -chose dans le discours médiatique, n’émeut plus qu’une poignée de personnes. Les gens voient des images

105 Cité par Robert Solé, « Paternité », Le 1, 21/01/2015

106 Mal nommé dans la base de données de l’Ina, parce que mal titré par ARTE, qui identifiait l’œuvre comme Ma chambre

mais ne se mobilisent plus car ces images ne parviennent plus à les faire bouger. Mais lorsque le civil est touché, qu’il devient la cible numéro un, la donne change et l’opinion publique réagit, se mobilise contre la barbarie qui touche les innocents – aussi scandaleuse que puisse paraître cette attitude.

Le caractère médiatique du documentaire n’y est-il pas également pour quelque chose ? Dans la mesure où un récit médiatique n’est jamais clos107, le récit documentaire n’est, lui non plus, jamais terminé. D’abord parce que le réel continue après le générique de fin. Les personnages ne sont pas des acteurs qui, une fois le rideau tombé, retournent à une autre vie, les combats ne s’arrêtent pas une fois la caméra éteinte, les gens n’arrêtent pas de mourir. Mais le récit continue donc aussi dans la mesure où ses rebondissements fournissent la matière à de nouveaux films, de nouveaux reportages, de nouveaux écrits, … Le conflit syrien a entraîné d’autres problèmes dans la région, d’autres inquiétudes, d’autres conflits. Ainsi autour des films qui se penchent sur le conflit Syrien108, gravitent des documentaires sur le site archéologique de la cité de Palmyre, le trafic des trésors archéologiques et œuvres d’art lors des pillages de guerre, un couvent chrétien du pays, la question des droits de l’homme, le « vieux » conflit Libanais, sur la mer morte, le cyber-activisme, sur les armes chimiques, l’extrémisme religieux, …109 Un retour est même fait sur la

trouble période post-Seconde Guerre Mondiale, où la Syrie a accueilli de nombreux criminels nazis en fuite Et ces thématiques développées dans d’autres films, ne touchant pas directement au conflit, mais maintenant un lien avec lui, sont par ailleurs évoquées dans les documentaires sur la guerre civile. Ce n’est que parce que le documentaire ne peut tout dire, et ne doit pas le faire au demeurant, qu’il ne contient que des éléments furtifs, éparses, qui laissent présager de ces dérives. La continuité narrative en serait rompue s’il fallait intégrer des remises en contexte de tous les éléments qui agitent le conflit, d’autant plus lorsqu’ils sont nombreux et complexes comme pour le cas syrien. Ce sont donc ces œuvres que j’ai conservé dans un « corpus secondaire », en raison de ce qu’elles pouvaient refléter sur le conflit et son évolution. Soit des œuvres qui « continuent » le récit premier du conflit, comme une

107 Voir ici Philippe Marion, Recherches en Communication, op.cit.

108 J’ai retenu seize films consacrés au conflit syrien, et vingt-neuf autres qui abordaient la question du conflit, mais à travers

un « chapitre » du documentaire seulement, ou qui étaient des dérivés du récit principal.

suite logique, et d’autres qui vont constituer une source de récits secondaires élaborés à partir de l’un des éléments du macro-récit que constitue le conflit syrien. Une sorte de « spin-off »110, dont l’importance sera tout aussi grande au demeurant. Et la grande amplitude de diffusion des documentaires au sein des grilles des chaines est propice à la programmation de ces films servant à élargir la thématique principale et la placer sous un éclairage différent.

110 Le phénomène, à la mode dans le monde du cinéma et des séries, consiste à créer un dérivé du projet principal (film ou

Septembre 2015

Partie 2