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Une différenciation des modes de vie, résultat d’un effet Matthieu ?

Dans le document Le sans-abrisme comme épreuves d’habiter (Page 43-48)

L’axe 1 donne à lire une différenciation de deux profils d’individus (Tableau 21) : d’une part des individus qui sont à distance du fait de dormir dans les espaces publics, d’autre part des

individus qui dorment dans les espaces publics et qui entretiennent une certaine distance

Note de lecture : sont indiquées les modalités les plus fortement contributives, ordonnées de manière décroissante, selon leur coordonnée (positive ou négative). En bleu sont indiquées les modalités de la variable supplémentaire (type de recours, codée en trois modalités). Entre parenthèses sont précisées les modalités qui ne contribuent pas le plus fortement aux axes mais qui donnent des indications utiles pour spécifier les profils-types qui se distinguent l’un de l’autre sur l’axe. Nous n’indiquons cependant que celles qui sont « suffisamment » éloignées du centre du repère, c’est-à-dire la situation moyenne (nous choisissons le seuil d’une coordonnée supérieure ou égale à 0,5 en valeur absolue : les modalités avec un astérisque se situent dans l’intervalle [0,5-1[ en valeurs absolues, celles sans astérisque dans l’intervalle [1-2,8[ en valeurs absolues).

Du côté des coordonnées positives les individus ont tendance à combiner pratique de la manche, fortes addictions, expérience ancienne du premier épisode de sans-abrisme (≥ 10 ans) et fréquentation des bains-douches municipaux. Ces individus sont surtout des hommes nés en France/DOM-TOM et Europe, avec un animal et sont éloignés de certains services de protection sociale et de santé (absence de sécurité sociale, temps écoulé depuis la dernière consultation médicale ≥ 2 ans). Ces pratiques sont associées au fait de dormir, dans les espaces publics, avec une oscillation possible entre les espaces publics et hébergements (mais aussi d’autres habitats, comme des hôtels payants, des squats ou l’hébergement chez un particulier). Pour ces individus, les espaces publics sont donc des espaces où il est possible de dormir. Il faut tout de même relever que les individus fréquentant les centres de manière discontinue (« CR »), s’ils sont plus proches de ceux qui ne vont pas en centres que de ceux qui y vont, occupent une position

intermédiaire, littéralement « entre la rue et l’assistance », pratiques identifiées et analysées par Pascale Pichon (1996).

Du côté des coordonnées négatives, sont regroupées les femmes. Etant surtout d’origine africaine (Maghreb et Afrique subsaharienne), elles ne déclarent aucune addiction. Elles ne pratiquent pas la manche et déclarent être rémunérées (pour un travail déclaré ou non). Elles ne fréquentent pas les bains-douches, ont un niveau de scolarisation globalement supérieur aux autres sans-domicile analysés (niveau lycée ou plus), ont fréquenté des centres (en plus éventuellement d’autres habitats, comme des hôtels payants ou l’hébergement par des particuliers) et n’ont pas dormi dans les espaces publics.

Les nuages des individus suivants, « habillés » (c’est-à-dire colorés) en fonction des modalités de variables choisies, illustrent la distribution des individus concernés sur l’axe 1. Ces graphiques montrent que les femmes se répartissent en majorité du côté des coordonnées négatives de cet axe (Figure 2), tandis que les individus ayant une consommation d’alcool considérée à risque se retrouvent majoritairement du côté des coordonnées positives (Figure 3) ; de même pour les individus déclarant une pratique de mendicité (Figure 4).

Figure 2. Représentation d’ellipses de confiance pour la variable sexe. Enquête HYTPEAC, 2011

Figure 3. Représentation d’ellipses de confiance pour la variable alcoolisation à risque. Enquête HYTPEAC, 2011

Figure 4. Représentation d’ellipses de confiance pour la variable pratique de la mendicité.

Enquête HYTPEAC, 2011

En s’appuyant sur les travaux existants, deux interprétations principales sont possibles pour rendre compte de cette différenciation : une première qui typifie un mode de vie propre à « la vie à la rue » ; une seconde qui insiste plutôt sur les pratiques de sélection et de discrimination

des centres d’hébergement. Ces deux interprétations ne sont pas exclusives ; elles soulignent des processus qui tendent à s’alimenter l’un l’autre, synthétisables en termes de

« segmentation », avec une priorité accordée, dans notre interprétation, aux critères de sélection visibles dans cette segmentation : les institutions privilégient certains profils à d’autres en fonction de leurs chances anticipées de réinsertion ; ce que nous appelons ici, en reprenant l’usage qu’en a fait Julien Damon, l’« effet Matthieu ».

La première consiste à voir une différence de modes de vie, avec une typification du premier profil comme un mode de vie caractéristique de la vie sans abri. L’alcoolisation importante, la prise de drogues, la pratique de la mendicité, la fréquentation des bains-douches et des vestiaires sont liées à une expérience ancienne de l’arrivée en situation de sans-domicile, qui va avec une dégradation de l’état physique visible avec des maladies du système digestif (comme les hépatites) plus souvent déclarées par les individus de cette partie de l’axe. Ces pratiques se retrouvent dans d’autres enquêtes comme étant en plus forte proportion parmi les personnes qui n’ont pas de logement depuis longtemps (Laporte et Chauvin, 2010). Ces pratiques sont aussi typiques de l’adaptation à la vie dans les espaces publics. Que ce soit la « culture de la vie publique » consistant à faire aux yeux de tous ce que tout un chacun fait en privé (Gaboriau, 1993), le besoin d’oubli, d’intensité ou d’émancipation vis-à-vis des passé, présent et avenir peu gratifiants aux yeux de l’individu (Snow, Anderson et Koegel, 1994), ou encore une habitude prise antérieurement de l’alcoolisation et renforcée par la sociabilité récurrente de la vie « à la rue » (Pichon, 2007 ; Pichon et Torche, 2007), ces diverses raisons contribuent au fait que vivre dans les espaces publics augmente la probabilité d’adopter ce mode de vie.

Ce mode de vie typique va de pair avec l’entretien d’une certaine distance vis-à-vis de certains services d’assistance, mais cette distance ne signifie pas pour autant ségrégation. En effet un certain nombre de ces individus fréquentent certains centres. Ils oscillent entre « rue et assistance » (Pichon, 1996).

Mais comme on l’a relevé pour interpréter le modèle de régression, cette segmentation ne peut pas être uniquement lue à partir des caractéristiques individuelles. La seconde interprétation consiste en effet à lire cette différenciation comme le résultat de pratiques de sélection de la part des centres d’hébergement. Les pratiques rassemblées du côté des coordonnées positives de l’axe sont peu valorisées par les institutions d’hébergement. En particulier les pratiques addictives sont des caractéristiques qui défavorisent les individus en concurrence avec d’autres candidats à l’entrée dans un hébergement social, surtout de longue durée comme les CHRS (où la durée de séjour est légalement de 6 mois minimum). En particulier, le fait qu’une personne soit alcoolisée le jour de son entretien pour entrer dans un hébergement social a de fortes chances d’être jugé par les professionnels comme le signe d’une absence de « volonté d’insertion » (Michalot, 2010). Symétriquement, les individus qui ne se retrouvent pas à dormir dans les espaces publics ont des caractéristiques sociales connues pour être priorisées par les centres d’hébergement. On retrouve ici ce qu’on appelle « l’effet Matthieu » observé plus haut (Soulié, 1997 ; Damon, 2002) : ceux qui ont le plus de ressources pertinentes pour réussir selon les critères de l’institution sont les plus favorisés par l’institution. Ainsi dorment dans les hébergements sociaux les individus ayant des revenus, un niveau de scolarisation supérieur à celui du lycée et une sécurité sociale ou une couverture médicale.

Cette interprétation en termes d’effet Matthieu n’est cependant pas entièrement satisfaisante ; elle ne permet pas de comprendre pourquoi les femmes, originaires d’Afrique et déclarant une

maladie métabolique, se retrouvent aussi hors des espaces publics. On peut ici évoquer des raisons pouvant contribuer à expliquer pourquoi les femmes se retrouvent moins souvent sans-abri que les hommes. Comme l’avait déjà montré Maryse Marpsat (1999), les femmes isolées sont largement minoritaires parmi les sans-abri : 2 % des sans-abri francophones de plus de 18 ans dans l’agglomération parisienne sont des femmes ; ce serait le cas pour 5 % dans les agglomérations de plus de 20 000 habitants (Yaouancq et alii, 2013). Cette moindre présence de femmes dormant dans les espaces publics s’explique, notamment, par le fait que les femmes sont plus souvent accompagnées, soit d’un homme, ce qui augmente les ressources disponibles pour aller en hôtel social, soit d’un enfant. Dans ce dernier cas les institutions d’assistance ont tendance à leur accorder la priorité, en les orientant vers un hôtel social payé par les pouvoirs publics.

L’interprétation en termes d’effet Matthieu ne colle pas non plus au fait que la possession d’un animal entrave l’accès à un hébergement : avoir un chien n’est pas le signe de ressources plus faibles que les autres individus. Ce lien provient du fait que les centres parisiens sont peu équipés pour accueillir les animaux. La question qui se pose alors est : pourquoi les personnes gardent leur chien malgré le fait qu’il augmente leurs difficultés pour accéder à un hébergement institutionnel ? Les enquêtes qualitatives menées sur cette question (Blanchard, 2009) montrent un effet d’attachement : la possession d’un animal a tellement d’effets positifs pour les personnes qui vivent dans les espaces publics, que ce soit en termes de sécurité, de sollicitation de la sympathie des passants ou encore de résonance affective repoussant le sentiment de solitude, qu’il est compréhensible de garder son animal dans l’espace public plutôt que de s’en séparer pour dormir dans un espace institutionnel dans lequel il n’est pas accepté. On verra dans la partie 2 que les relations nouées en situation de sans-abrisme sont décisives pour rendre compte de l’absence de recours à des institutions susceptibles de briser ces liens.

C) Priorité aux problèmes de santé : une biolégitimité des pratiques

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