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La dialogisation d’un énoncé, une prise en charge altérante de voix confondues

CHAPITRE 1 : LA CACOPHONIE : UN OUTIL D’ANALYSE DU

I.3. La cacophonie, une dérivation de la polyphonie aux effets dialogiques

I.3.1. La dialogisation d’un énoncé, une prise en charge altérante de voix confondues

Nous venons de constater que la notion de polyphonie en tant qu’« harmonie de la discordance »78 ne pouvait contenir la cacophonie qui a contrario est un mélange de voix confus, disharmonieux. Quant au dialogisme, il concerne des imbrications de voix aux effets       

78 ROSIER, Laurence. « Polyphonie : Les “dessous” d’une métaphore ? » In PERRIN, Laurent (dir.) Le sens et ses voix : Dialogisme et polyphonie en langue et en discours. Recherches linguistiques n°28. Op. cit. p.

plus variés. Cette notion serait ainsi plus à même que la polyphonie d’englober la cacophonie. D’après Jacques Bres et Sylvie Mellet, le dialogisme peut adopter tant de formes différentes qu’il en devient constitutif de tout énoncé : « La triple interaction –interdiscursive, interlocutive, autodialogique – du discours avec du discours a pour résultat, au niveau de l’énoncé réalisé, une dialogisation intérieure, que Bakhtine appréhende par différentes métaphores : pluralité de voix, résonances, échos, reflets des énoncés d’autrui dans mon énoncé. Moyennant quoi, tout énoncé est constitivement dialogique »79.

Le dialogisme est donc pour nous, la « capacité de l’énoncé à faire entendre, outre la voix de l’énonciateur, une (ou plusieurs) autre(s) voix qui le feuillettent énonciativement »80. Pour évoquer une pluralité de voix, Bres préfère parler de dialogisme, une notion qui engloberait voire remplacerait la polyphonie. Face à cette proximité terminologique, nous pouvons tout de même distinguer dialogisme et polyphonie au nom des différents mélanges de voix auxquels ils se réfèrent. La polyphonie met côte à côte différentes voix tandis que le dialogisme fait se feuilleter une seule et même voix en différentes voix intégrées. Autrement dit, lorsque nous évoquerons le dialogisme, nous nous référerons à une seule voix à l’intérieur de laquelle on peut en entendre plusieurs. Ducrot fonde sa conception du dialogisme sur cette disinction en affirmant qu’« il y a dialogisme dès que deux voix se disputent un seul acte de locution »81. Cette hétérogénéité constitutive du discours implique plus que la polyphonie une idée de simultanéité. En effet, la superposition de voix de divers horizons au sein d’un seul et même discours peut suggérer que les discours recueillis et le discours du locuteur aient été tenus en même temps. Peut-être est-ce cette simultanéité qui crée une impression de cacophonie. Les voix mêlées paraissent d’autant plus brouillées, indissociables du fait qu’elles émanent simultanément d’un seul et même discours. Souvenons-nous des raisons qui font que Jacquou Chartier préfère la cacophonie à la polyphonie : « La polyphonie n'est qu'une juxtaposition de voix ou alors un entremêlement fixé à l'avance. On est toujours dans le cartésianisme, il n'y a pas de dérapage possible, de folie, de démesure » (AS, p. 334). Or en proposant un mélange de voix simultanées, la cacophonie se veut plus spontanée (moins « fixée à l’avance »), plus ouverte aux « dérapages possibles, [à la] folie, [à la] démesure ». Nous pouvons penser aux propos que tient Antilia dans Eau de Café : ce personnage guérit les villageois de tous leurs maux lors de mystérieux dialogues hypnotiques. Lors de ces dialogues       

79 BRES, Jacques, MELLET, Sylvie. « Une approche dialogique des faits grammaticaux » Op. cit. p. 5.

80 DÉTRIE, Catherine, SIBLOT, Paul, VÉRINE, Bertrand. Termes et concepts pour l’analyse du discours. Une approche praxématique. Paris : Champion, 2001. p. 83.

81 DUCROT, Oswald. Esquisse d'une théorie polyphonique de l'énonciation, Le Dire et le dit. Paris: Minuit,

Antilia prononce des propos prophétiques qui semblent être dictés par des Esprits tout en conversant avec sa patiente par le biais de sa propre voix : « - Je te comprends, mijaurait Antilia dont les yeux s’ouvraient soudain, immenses et glauques, ils sont coupables, tous coupables. Il n’y a ici ni innocent ni sainte âme. Cette île entière sera effacée de la surface de la Terre et il n’y aura que des méduses en dérade pour pleurer sa disparition. Je te jure ! » (EDC, p. 45). La voix des Esprits se superpose ici à celle d’Antilia en un discours dialogique aux effets cacophoniques. Texaco, nous propose également une imbrication de voix : le Marqueur de paroles relate la voix de Marie-Sophie Laborieux qui prend en charge celle d’Esternome qui est elle-même habitée par les voix des Mentôs. Cet enchassement de voix peut se lire comme une imbrication cacophonique dans la mesure où il n’est pas toujours évident de distinguer qui parle.

Un enchâssement de voix implique une prise en charge des points de vue d’autres personnages et cette prise en charge ne se fait jamais sans une certaine déformation. Cette déformation contenue dans un discours dialogique est la seconde raison nous permettant de dire que la cacophonie est une dérivation de la polyphonie aux effets dialogiques. Nous pouvons appliquer à notre corpus littéraire l’observation linguistique de Jeanne-Marie Barbéris sur la déformation des propos pris en charge dialogiquement : « Le discours de L1 [le locuteur n°1] est réactualisé par une mimesis que L2 [le locuteur n°2] opère du discours premier, mimesis qui, insistons-y, n’est pas une imitation »82. Barbéris qualifie de « mimesis réactualisante » la déformation due à une prise en charge dialogique. Cette altération des propos du locuteur premier correspond à notre conception du roman cacophonique : dans un tel roman les voix mêlées fondent leur propos sur un discours premier qui, au fil des réactualisations, n’a de cesse d’être déformé. Et ce si bien que les voix contradictoires mêlées déstabilisent le lecteur qui ne sait plus à laquelle il doit se fier. C’est ainsi que dans Texaco, un même événement, l’arrivée du Christ, est relaté par cinq voix différentes (celles d’Iréné, de Sonore, de Marie-Clémence, du « vieux nègre de la Doum » et celle de Marie-Sophie Laborieux). Ces voix mêlées se réfèrent tout de même à un cadre de communication précis : il s’agit d’une imitation des différents épîtres du Nouveau Testament. Cette « Annonciation » (T, p. 17) est polyphonique : elle présente une juxtaposition de voix, et non un enchâssement, ou une superposition embrouillée. Cependant, il s’agit d’une réécriture déformée de la Bible. Celle-ci peut ainsi être considérée comme étant cacophonique dans la mesure ou il s’agit d’un       

82 BARBÉRIS, Jeanne-Marie. « Le processus dialogique dans les phénomènes de reprise en écho » In BRES,

Jacques. HAILLET, Patrick Pierre. MELLET, Sylvie. NØLKE, Henning, ROSIER, Laurence (dir.)

écho dissonant qui détonne des Écritures. Cette référence intertextuelle nous amène à considérer de plus près les mélanges de voix de notre corpus afin de déterminer leur possible hiérarchisation, leur possible orchestration.