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Devenir un navire à haute fiabilité : les limites de la théorie HRO

CHAPITRE 1 : LE NAVIRE AU CENTRE D’UN SYSTEME HYPERCOMPLEXE

3. Navire et haute fiabilité : est-ce compatible ?

3.3 Devenir un navire à haute fiabilité : les limites de la théorie HRO

Nous l’avons vu, la littérature met en évidence certaines caractéristiques propres aux organisations à haute fiabilité, leur permettant d’assurer la gestion de l’imprévu (Weick & Sutcliffe, 2007) et de faire fonctionner en pratique ce qui ne fonctionne pas en théorie (Laporte & Consolini, 1991). Cependant, certains aspects nous questionnent et pourraient être des facteurs limitant pour les organisations a priori non-HRO et qui souhaiteraient à le devenir, à l’instar des navires.

Tout d’abord, une critique récurrente de la théorie HRO est qu’elle concerne une minorité d’organisations (Lekka, 2011). Ce courant étudie des organisations très spécifiques, considérées comme « exotiques » (Waller & Roberts, 2003), telle que des structures militaires (porte-avions), de service (contrôle aérien) ou de production d’énergie (centrales nucléaires). Depuis le début des années 2000, des chercheurs s’interrogent si les principes HRO peuvent être appliqués dans d’autres contextes, comme les établissements de santé (Roberts, et al., 2005; Baker, et al., 2006; Madsen, et al., 2006; Gentil, 2012) ou, moins courant, des entreprises concevant des logiciels76 (Vogus & Welbourne, 2003). Cependant, les HRO étaient considérées comme des organisations à but non lucratif, en mettant comme objectif prioritaire la sécurité absolue (Lekka, 2011), et nous pouvons nous interroger sur la place et l’insertion de la fiabilité au sein d’une organisation « classique » qui a des exigences de

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production (Hopkins, 2000; Journé, 2009) : « est-il envisageable de concevoir et de gérer des organisations à la fois très fiables et très efficientes ? » (Journé, 2009, p. 381). La question mérite d’être posée tant l’arbitrage entre ces deux dimensions peut être difficile (Lekka & Sugden, 2011). Les compagnies maritimes, comme nous l’avons vu, évoluent dans un contexte de mondialisation, où la pression concurrentielle est importante. La fiabilité et la sécurité deviennent des arguments marketing, en étant donc des « facteurs clé de succès et une condition de l’atteinte des objectifs d’efficience » (Journé, 2009, p. 381). Les navires, et a fortiori ceux transportant des passagers, n’ont pas d’autre choix que d’être fiables, alors qu’ils transportent des voyageurs, donc des personnes non professionnelles et ne connaissant pas le navire, dans des milieux hostiles, tout en étant compétitifs économiquement. Nous l’avons vu, les compagnies maritimes évoluent dans un contexte de mondialisation et doivent faire face à une concurrence exacerbée, en proposant des tarifs toujours plus bas (Coutansais, 2010; OCDE, 2011). Quelle peut être la place attribuée à la fiabilité ? La littérature est claire sur ce point, pour être considérée comme une organisation à haute fiabilité, elle doit être la première préoccupation mais peut-elle l’être pour une compagnie maritime ?

Pour être une HRO, le navire devra être capable d’articuler deux approches organisationnelles : l’une avec la capacité à anticiper et l’autre capable de faire face à des évènements imprévus (Weick, et al., 1999). Ces deux approches reposent sur deux hypothèses : premièrement qu’il est possible d’identifier et d’anticiper tous les scénarios de défaillances, et, deuxièmement, qu’il est possible de repérer les erreurs dès qu’elles se produisent et d’identifier immédiatement la conduite à tenir appropriée pour éviter des conséquences catastrophiques (Weick, et al., 1999; Blatt, et al., 2006; Lekka, 2011). Or, il semble que dans certains contextes de travail « désordonnés » il n’est pas toujours possible d’identifier les scénarios de défaillances potentielles (Blatt, et al., 2006). Il apparaît également que les facteurs relationnels sont déterminants pour la résilience et la capacité d’intervenir dans le cas d’une erreur. Blatt et son équipe ont montré, par exemple, que les médecins sont plus enclins à mettre au débat les sujets liés à la sécurité dès lors qu’ils perçoivent que leur responsable direct est réceptif à leurs préoccupations et suggestions (Blatt, et al., 2006). En outre, le rapport du Major Incident Investigation Board (MIIB) faisant suite à la catastrophe

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de Buncefield77 suggère aux entreprises de ce domaine d’activité d’établir des normes et des procédures pour devenir des industries à haute fiabilité (MIIB, 2008). Tout ceci pose question et notamment de savoir s’il existe des environnements propices aux HRO, et la manière dont ils sont réglementés, permettant le mariage entre la résilience et l’anticipation (Boin & Schulman, 2008), ou s’il y a « des facteurs sous-jacents (culture de l’entreprise, style de management et leadership, intégration des nouvelles recrues) grâce auxquels les HRO peuvent opérer qui leur permettent à la fois d’anticiper et de faire face à l’inattendu78

» (Lekka, 2011, p. 28).

Le chapitre précédent a montré que le navire évolue au sein d’un système important, regroupant des acteurs institutionnels et privés, des associations ou encore des syndicats. Le ferry, bien que seul au milieu d’une vaste étendue d’eau, n’apparaît pas isolé, il s’agit « d’un « système ouvert » dont la structure interne répond d’abord et avant tout aux demandes de l’environnement au sein duquel il évolue » (Bourrier, 2001, p. 28). Le navire à passagers est donc un « système ouvert » établissant des relations avec de nombreuses composantes, de différentes natures. La fiabilité du navire dépend donc de ces composantes, qui établissent le cadre réglementaire, qui autorisent le navire à prendre la mer ou encore qui mettent à disposition des moyens lors de défaillance. Ainsi, la fiabilité du ferry repose également sur celles des composantes gravitant autour (Laporte & Consolini, 1991). C’est une dimension qui nous pose question : comment des organismes ou institutions extérieures peuvent garantir la fiabilité d’un système ? Il apparaît également que la théorie des HRO s’adresse à des structures unifiées. Les acteurs institutionnels peuvent venir à bord du navire et nous interrogent quant à l’expertise : qui est porteur de l’expertise ?

Par ailleurs, nous remarquons que les dimensions sociales, et notamment les relations sociales au sein des organisations à haute fiabilité, semblent être les grandes « oubliées » de ce courant

77 Le 11 décembre 2005, une série de trois explosions survient dans le dépôt de carburant de Buncefield, à une

quarantaine de kilomètre au nord de Londres. L’important incendie qui s’est ensuite déclaré a fait 43 blessés, dont deux dans un état grave (MIIB, 2008).

78 « Underlying mechanisms by which HROs work and operate (e.g. their culture, leadership styles, or socialisation of new recruits) that enable them to successfully both anticipate and cope with the unexpected»

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de recherche. La littérature sur ces aspects est très pauvre, voire inexistante79. Ce manque a été identifié par Bourrier au début des années 2000 : « dans la perspective adoptée par Laporte et les chercheurs de son groupe, le « cheminement » propre des acteurs, leurs stratégies ou les logiques internes de structuration passent au second plan. De même, les conflits de pouvoir, les luttes entre acteurs sont soit ignorés ou minimisés, comme c'est souvent le cas chez Laporte, soit interprétés comme étant nécessaire à la construction sociale de la fiabilité, comme c'est le cas chez Rochlin » (Bourrier, 2001, p. 30). Or, les relations sociales nous paraissent être un aspect important dans le maintien de la fiabilité pour une HRO mais elles sont également un facteur déterminant pour une organisation non-HRO cherchant à le devenir. En effet, la fiabilité est le fruit d’un mariage entre une organisation, ses membres et son environnement (Bourrier, 2001) et peut donc être remise en cause dès lors qu’il y a un conflit entre ses membres. Rochlin note que « les acteurs ne travaillent pas toujours en harmonie mais plus souvent en situation de tension, voire d’opposition » (Rochlin, 2001, p. 60). Rappelons que les marins embarquent parfois pour plusieurs mois, à bord d’une « boite » qu’il n’est pas possible de quitter après la journée de travail : les relations et conflits peuvent être rapidement exacerbés à bord du navire, lieu de travail mais aussi lieu de vie. Ces aspects seront discutés dans le chapitre 6.

Enfin, les ferries ont la particularité de transporter des passagers, c'est-à-dire des voyageurs à bord qui ne connaissent pas le navire et qui pourront être amenés à être acteurs s’il est nécessaire d’évacuer le navire. La compagnie a une obligation de fiabilité envers le passager, en s’engageant « contractuellement » avec le voyageur lors de l’achat du billet, de le transporter d’un port A à un port B en toute sécurité. Par ailleurs, la nature même de l’activité impose au navire de se déplacer, dans un milieu hostile et changeant. Lors de son expédition maritime, il se retrouve régulièrement à plusieurs centaines de kilomètres, voir plusieurs milliers pour certains. Cette distance rend l’accès au navire difficile pour les secours et elle

79 Nous n’avons pas trouvé de publications consacrées aux relations sociales au sein des organisations à haute

fiabilité bien que nous ayons mobilisé différentes bases de données (Jstor ou ScienceDirect par exemple), et en utilisant plusieurs mots clés. Nous avons ensuite poursuivi notre recherche en consultant tous les numéros, de mai 2015 à janvier 2007, des revues Safety Science et Journal of Contingencies and Crisis Management, là encore aucun article ne correspondait à notre recherche. Notons que beaucoup de publications concernent les comportements, les attitudes, la perception du risque, le management de la sécurité ou encore la culture de sécurité.

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nécessite une logistique particulière. Notons également que tous les sept jours80 tous les membres d’équipage, sans exception, débarquent pour laisser place à un nouvel équipage. Or, les organisations habituellement étudiées sont immobiles, constituées uniquement de professionnels et leur personnel ne change pas toute les semaines, du directeur à l’opérateur. C’est aussi pour ces raisons que, dans le cadre de cette thèse, nous posons la question suivante : Un ferry peut-il être une organisation à haute fiabilité ?

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