En effet, selon Mikhaïl Bakhtine, « le trait marquant du réalisme grotesque
est le rabaissement, c’est-à-dire le transfert de tout ce qui est élevé, spirituel, idéal
abstrait sur le plan matériel et corporel, celui de la terre et du corps dans leur
indissoluble unité »
167, tandis que le style grotesque se caractérise par
l’exagération, l’hyperbolisme, la profusion et l’excès (302). Ainsi, le corps tel
qu’il est représenté par Self présente indéniablement des aspects grotesques, que
l’on pense au corps de Dan, ingurgitant et régurgitant des litres de bière, à celui,
puant, du Dr Flaherty (27), au narrateur qui se décrit comme un énorme intestin
recouvert d’une mince couche de peau (41), à la description de Carol déféquant
sur les toilettes (41) ou encore à Gaston, le patient du Dr Margoulies, affublé d’un
kyste d’une taille si disproportionnée qu’il paraît doté d’un cycle de vie
indépendant de celui de son porteur (150)
168. Ce dernier exemple est
caractéristique du rabaissement et de l’inversion grotesques. A la fin du chapitre,
le narrateur conclut : « By morning Mr Gaston’s cyst was so large that it could
quite reasonably have claimed that it had a better quality of life than Gaston
himself. And perhaps that it was he, rather than it, that should be drained on a
regular basis » (163). La représentation hyperbolique du kyste démesuré participe
à la fois d’un phénomène d’exagération et d’inversion comique. Le corps parasité,
moins viable que l’infection qui le phagocyte, est subordonné à cette dernière,
conformément au principe bakhtinien de « l’aspect topographique de la hiérarchie
corporelle inversée » (Bakhtine 307). Selon Bakhtine, les images grotesques du
corps « sont ambivalentes et contradictoires, elles apparaissent difformes,
monstrueuses et hideuses considérées du point de vue de toute esthétique
‘classique’ » (35). Self met en scène un corps difforme, réduit à ses plus simples
167 Mikhail Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, trans. Andrée Robel (1965 ; Paris : Gallimard, 1970) 29.
168 Didier Girard observe que la plupart des romans de Self sont caractérisés par une grande attention portée aux fragments du corps : « Il semble que le dénominateur commun entre les différentes caractéristiques immédiates de l’œuvre de Will Self tourne autour de l’image et de sa représentation, en l’occurrence le corps, ses organes, son squelette mais aussi le corps morbide, sa dégradation, ses défaillances et pour en finir son cadavre » (106). Selon lui, les descriptions corporelles de Will Self ne nous épargnent rien des « détails anatomiques, plus ou moins exotiques, détails sexuels et scatologiques » (Girard 113). En termes bakhtiniens, les textes selfiens, et notamment Cock and Bull, sont riches d’instances du bas matériel et corporel. Voir Didier Girard, « Anatomie des corps morts : le cadavre plus ou moins exquis dans l’œuvre de Will Self », Etudes britanniques contemporaines 17 (1999) : 105-121.
fonctions corporelles naturelles, suivant une logique artistique qui s’occupe des
« saillies, excroissances, bourgeons et orifices, c’est-à-dire uniquement ce qui fait
franchir les limites du corps » (Bakhtine 316).
Ce corps hyperbolique et grotesque évoque des personnages présents dans
d’autres romans du corpus. Par exemple, Mother dans The Passion of New Eve,
chirurgienne et déesse tout à la fois, est décrite comme une immense femme noire
au cou de taureau, munie de deux rangées de mamelles, telle une truie aux
membres gigantesques (59). Rappelons que le corps de Mother est le résultat
d’une série d’opérations de chirurgie esthétique pratiquées sur elle-même, dans le
but d’incarner une divinité (60). Cette description opère une double réduction :
d’une part, le corps s’apparente à une succession de collages, assemblage artificiel
d’éléments hétéroclites. D’autre part, la volonté exprimée par Mother de faire de
son propre corps un objet de culte, d’incarner un mythe rejoint dans une certaine
mesure la définition bakhtinienne du réalisme grotesque, dont le trait marquant est
le transfert de tout ce qui est élevé et spirituel sur un plan matériel. L’entreprise de
Mother, rabaissant les essences dans une enveloppe charnelle grotesque, est ainsi
tournée en dérision, annonçant sa chute.
Dans l’œuvre de Winterson également, certains personnages viennent
s’inscrire dans ce registre grotesque. La figure de Gail Right, dans Written on the
Body, est ainsi décrite comme une femme libidineuse et défraîchie, plus grande
que nature (147) et comparée à « un morceau de gelée abandonnée » (159)
169,
pourtant attentionnée et aimante. Ce personnage évoque sous une forme atténuée
– ou peut-être plus réaliste – la figure impressionnante et maternelle de la géante
Dog Woman dans Sexing the Cherry
170. Ces deux personnages, dont le ridicule
n’a d’égal que la générosité, incarnent une facette plus positive du grotesque.
Bakhtine souligne que le corps grotesque est « un corps en mouvement. Il n’est
jamais prêt ni achevé : il est toujours en état de construction, de création et
lui-même construit un autre corps ; de plus ce corps absorbe le monde et est absorbé
169
Ma traduction des passages suivants : « Gail was streaky. She looked like a prime cut of streaky bacon. […]. Why are you so horror-struck by a woman whose only fault is to like you and whose only quality is to be larger than life ? » (147) et « She was like a left-over Jelly at a children’s party » (159).
170
Voir la description de Dog Woman dans Jeanette Winterson, Sexing the Cherry (Londres : Vintage, 1989). « I have only a few teeth and those are poor show, being black and broken. I had smallpox when I was a girl and the caves in my face are home enough for fleas » (24).