• Aucun résultat trouvé

I

Monique Lerbier à Mme Ambrat, Route des Acacias, à Vaucresson, 14, rue Chaptal.

Paris, le 1er mars.

Merci, madame, pour votre offre si obligeante.

Mais une place de secrétaire, auprès de vous, en ce moment, je ne pourrais pas. J’ai la sensation de promener dans la vie un corps vide. Il me semble que jamais je ne pourrai plus rire... Mes parents quittés, ma tante disparue, cela a été un bouleversement si brusque !

Je voudrais mourir, puisque tout est manqué pour moi. Cet après-midi, en sortant de chez le notaire après l’ouverture du testament, je pensais, dans le salon de thé où je me reposais, à la pauvre chère tante, j’enviais son sort...

Il y avait, à la table près de la mienne, une

grand-mère avec deux enfants en deuil, une fillette de quatorze ans déjà petite femme, et son frère, un garçonnet de six ans. Je songeais que je ne serai jamais mère, que je resterai une inutile...

Je vieillirai comme tante Sylvestre, seule...

Je suis seule désormais ! Seule dans ma maison, seule dans mon cœur... sans attaches sociales, sans foyer !...

Merci encore d’avoir bien voulu penser à m’accueillir au vôtre... Mais je sens que de longtemps je ne pourrai me trouver au milieu d’enfants. Je suis trop grave pour leurs petites âmes, ils seraient trop joyeux pour moi...

Je vous embrasse bien affectueusement.

MONIQUE. Monique Lerbier à Mme Ambrat.

Paris, le 15 juillet.

Chère madame,

Il y a longtemps que je ne vous ai donné de mes nouvelles. Je suis confuse de mon silence

après votre bonne lettre... Aujourd’hui, je souffre moins, je peux vous écrire...

Il me semble que ma douleur s’est un peu engourdie. Je regarde, sans qu’un sentiment quelconque me dicte de la peine ou de la joie. Je vois le soleil pâle de cette matinée, le jardin si profond sous mes fenêtres, des prêtres qui passent. Je végète seulement.

Vous ai-je dit. qu’après le règlement de la succession de la pauvre tante, j’ai quitté la rue Chaptal, si noire ? J’habite maintenant sur la rive gauche, rue Vaneau. Mes trois fenêtres ouvrent sur le parc des Missions Étrangères...

Mais je suis toujours près de me réveiller dans la souffrance. Il faut si peu pour que mon désespoir revienne... Ah ! ne plus penser... Il paraît qu’on se console, ou au moins qu’on s’habitue à son mal, à tous les maux. Être encore heureuse, un jour ? Cela pourrait-il être ? je ne l’imagine pas...

Votre reconnaissante.

MONIQUE.

Monique Lerbier à Mme Ambrat.

22 novembre.

Chère madame,

Ce que je deviens ? Une bien pauvre chose, mal résignée à son sort. Merci de vos bonnes paroles. Hélas ! je ne me consolerai jamais...

J’avais placé mon idéal si haut que n’y pouvant atteindre, je n’ai plus maintenant qu’à descendre assez bas pour ne plus jamais l’apercevoir... Peut-être alors m’habituerai-je à n’y plus penser. Je vis en attendant, comme une malade se soigne, sans goût d’entreprendre, ni d’espérer...

Pourtant je sens bien que c’est dans le travail, et dans le travail seul que je trouverai un allégement au boulet que je traîne !... Peut-être vais-je donc essayer de revenir, avec plus de continuité, à mes essais d’autrefois... Vous vous souvenez peut-être des petites compositions auxquelles je m’amusais, du temps que je n’avais rien à faire ? J’ai repris mes ébauchoirs, mes pinceaux... Je dessine même quelques modèles

d’ameublement, je peins des étoffes...

On me conseille, comme un métier pas trop encombré encore, la décoration... J’ai envie aussi d’y adjoindre, grâce à l’argent de ma tante, un magasin d’objets d’art anciens... Je crois que je trouverai là, en même temps que de quoi achever de gagner ma vie, une occupation, – et, qui sait ? un divertissement.

À remâcher toujours mon chagrin, je deviendrais folle.

J’espère, aux premiers jours de printemps, profiter de votre aimable invitation et venir déjeuner, un dimanche.

MONIQUE.

II

Le jazz-band éployait, sur le dancing en folie, ses rythmes sauvages. Les couples se balançaient dans un éclairage bleu.

Michelle d’Entraygues poussa du coude Hélène Suze, qui, à petites gorgées, dégustait au bout d’une longue paille son ice cream sherry.

– Oh ! regarde ! – Quoi ?

Penchée au bord de la loggia, Michelle désigna :

– Là, à côté du professeur et de la petite anglaise... ces deux femmes... elles passent sous le lustre.

– Sans les cheveux courts, et acajou, on dirait Monique.

– C’est elle ! N’est-ce pas, mon petit Max ? Le critique, ayant ajusté son monocle,

déclara :

– C’est bien elle. Ce que ça la change par exemple, cette coiffure ! Aujourd’hui, pour la femme, c’est le symbole de l’indépendance, sinon de la force. Jadis Dalila émasculait Samson, en lui coupant les cheveux. Aujourd’hui elle croit se viriliser, en raccourcissant les siens !

– Elle a dix ans de plus, s’écria généreusement Hélène Suze.

– Mettez cinq ! Et comme elle en paraissait dix-neuf quand elle en avait près de vingt et un, ça ne lui fait jamais que son âge, puisqu’il y a deux ans au plus qu’elle a fait le plongeon !

– Vingt-trois ans ? Elle en paraît trente !

– Allons donc ! Elle n’a jamais été si bien...

Toujours le même éclat, avec un petit quelque chose de mystérieux, de meurtri... Moi, je la trouve épatante... Aïe !

Il se retourna furieux, vers Michelle, et la menaça :

– Toi, si tu recommences, la tripotée !

gourmande : – J’adore ça.

Elle avait, depuis le soir de Mené, attaché Max de Laume à sa personne, pour les soins particuliers. Vite délaissé par Ponette, qui s’était elle-même éprise de Sacha Volant après son triomphe du circuit de l’Isère, Max avait, de son côté, trouvé goût à la mitoyenneté avec d’Entraygues. Absorbé par son écurie de courses et l’éducation des jeunes jockeys, le marquis jouissait de la dot, et lui de la femme. Mme Jacquet, depuis le prix George Sand, l’avait adopté et cuisinait pour lui, à ses jeudis, le grand prix du Roman (Académie Française, 30 000 francs). Une réplique à la concurrence du grand prix Balzac (20 000 francs, Z. Makarof, fondateur).

Les dernières mesures du shimmy s’égrenaient. Les couples se dénouèrent. Michelle braqua son face-à-main :

– C’est vrai tout de même ! Monique a un caractère étonnant... Par exemple, la cavalière ! Quel genre !

Max de Laume la reconnut : – Mais c’est Niquette !

– Non ? Ce que ça la change, d’être teinte ! – Elles sont donc toujours ensemble ? s’étonna Hélène Suze.

Curieusement ils dévisageaient Monique Lerbier, décoratrice, et sa fameuse amie, – Niquette, l’étoile de Music-Hall, depuis trente ans célèbre. Paris raffolait de sa voix aigre et ses jambes parfaites, spirituelles autant qu’était agile sa langue, toujours frétillante au coin des lourdes lèvres. Laide, avec son nez retroussé, n’eussent été les yeux d’escarboucles...

– Il n’y a pas à dire, elles ont du cran, constata Max de Laume.

Niquette et Monique venaient de se rasseoir à leur table. On eut dit un ménage amoureux.

Tendrement Niquette se pencha, enveloppa de son écharpe de fourrure le cou de Monique.

– C’est touchant, blagua Hélène Suze.

– Ne t’excite pas, Suzon ! dit Michelle. La

Hélène Suze, dont les goûts lesbiens s’affichaient de plus en plus, haussa les épaules.

Elle avait toujours gardé rancune à Monique d’avoir repoussé, autrefois, les avances qu’elle lui avait fait faire par Ginette Morin, avant que celle-ci, – en remplacement de Mme Hutier, enlevée par une embolie, – ne devint Vice-Présidente de l’Œuvre des Mutilés, et, bientôt, ministresse dans le cabinet Pertout.

Ginette !... Hélène Suze donna un souvenir à son roucoulement de colombe, quand on lui baisait la bouche. C’était le temps des bonnes soirées chez Anika Gobrony. Pas bégueule au moins, Gi, comme cette sainte-n’y-touche de Monique !...

Hélène Suze était de celles qui avaient accueilli sans contrôle toutes les horreurs qui d’abord avaient couru : Vigneret avait surpris sa fiancée dans une chambre d’hôtel avec un négociant roumain dont elle était enceinte. Les parents l’avaient chassée. La tante s’était suicidée de chagrin...

Aujourd’hui, à retrouver leur ancienne amie

relancée, avec éclat, dans la circulation parisienne, Max de Laume et Michelle d’Entraygues, – oublieux de leurs récents dédains, – lui souriaient, indulgents. Hélène Suze alla même jusqu’à déclarer :

– Après tout, elle est bien libre ! Avec du talent et de l’argent, on peut tout se permettre.

Froidement lâchée par tous du jour au lendemain, Monique, un an après sa disparition, avait fait sa rentrée en ouvrant, rue de la Boëtie, un magasin. Art ancien et moderne. Pierre des Souzaies, rencontré peu avant, – comme elle venait de réaliser la petite fortune de sa tante (cent cinquante mille francs d’économies et autant du pensionnat vendu), – l’avait orientée vers la profession dont il tirait lui-même sa matérielle.

Dans son dégoût de l’existence, elle avait trouvé en lui, en même temps qu’un associé dévoué, un indicateur et un guide d’autant plus précieux qu’il était, hors le point de vue commercial, désintéressé. Des cartes élégantes avaient notifié, aux relations d’antan, le faire-part

de résurrection : Monique Lerbier, au Chardon Bleu.

Mais tout le monde avait boudé. Monique, – qui, en dehors de Mme Ambrat, le dimanche, ne voyait plus personne, – avait alors passé des jours noirs. Le marasme général des affaires ajoutait à sa neurasthénie. Elle restait des semaines à se morfondre, sans voir que des passants : ils marchandaient beaucoup, et déboursaient peu.

Les ressources, passées presque entières aux achat de fond, diminuaient si vite qu’elle commençait à désespérer.

Cependant, l’autorité mondaine de Pierre des Souzaies, doublement réputé comme antiquaire amateur et comme inverti, était grande. Sa clientèle ordinaire se refusant, il avait un jour rabattu Niquette sur Monique, et, du coup, la rue de la Boëtie avait trouvé un achalandage artiste et cosmopolite. Les installations de Mlle Lerbier devenaient à la mode.

Une personnalité neuve avait alors surgi, qui, différente et entourée d’une atmosphère de succès, faisait oublier la « déclassée » de naguère.

Poussé par le bouillonnement des ondes nouvelles, le cercle purulent des vieux potins achevait de s’effacer, sur la grande mare.

Niquette sentit posée sur Monique et sur elle, comme une piqûre de mouche, l’attention d’Hélène Suze. Elle la dévisagea :

– Qu’est-ce qu’elle a à nous reluquer, celle-là ? Tu la connais ?... Regarde... Dans la loggia, à gauche.

Monique repéra aussitôt, et dédaigneusement : – D’anciennes amies.

Elle les nomma. En même temps, Hélène Suze mimait : « Bonjour ! » d’un air de surprise joyeuse. Monique y répondit par un vague salut.

Elle mesurait, à son indifférence totale, tout le chemin parcouru, dans l’éloignement du passé...

C’était la première fois qu’elle rencontrait ces revenants. Témoins de son existence antérieure, ils ne l’émouvaient pas plus que si elle leur eût dit au revoir la veille.

Elle sentit, à ce signe, la plaie en train de se cicatriser... N’avait-elle pas, un mois plus tôt,

aperçu déjà son ancienne rivale, Cléo, à une répétition générale, sans rien éprouver qu’une curiosité platonique ?

Les seuls êtres dont la vue eut été capable de la faire souffrir encore, – comme souffrait son souvenir chaque fois que, de plus en plus rarement, elle ressassait les jours abominables, – c’étaient ses parents et Vigneret. Elle n’avait jamais retrouvé celui-ci sur son chemin. Et elle avait obstinément refusé tout rapprochement avec les siens, malgré les invites que Mme Lerbier depuis quelques mois lui avait faites, à diverses reprises : Monique, étant quelqu’un, commençait à revaloir quelque chose...

L’orchestre, attaquant une « scottish espagnole », coupa court la mauvaise humeur de Niquette. Elle grognait, en enlaçant sa danseuse, qui se laissait faire ainsi qu’une dormeuse debout :

– Hélène Suze ?... Attends donc. J’ai entendu parler d’elle, par un type qui fumait chez Anika...

Il paraît qu’un soir de réveillon, il y a deux ans, ils ont fait dans son atelier une de ces bombes !...

Oui, ta Suze, et une pucelle à la mords-moi le doigt, qui aurait épousé, depuis, un ministre...

Mais ce jour-là il n’y en avait que pour ces dames ! Pourtant il y avait aussi là un journaliste qui regardait... Attends ! Tu ne connais que lui !...

Celui qui fait les maisons de couture... un blond, la bouche en cœur...

– Mercœur ?

– C’est ça ! Je savais bien qu’il y avait du cœur là-dedans, si l’on peut dire !... Du joli monde !

– Et le nôtre ?

– Au moins, s’il a du vice, il ne s’en cache pas !... Pourri dessus, et sain en dedans !... C’est plus propre. Au lieu que celles-là ! Hypocrite et Cie !

Tout en parlant, elle modelait sur sa souple carcasse le corps docile de Monique. Dans une sorte d’inconscience, celle-ci s’abandonnait au rythme impérieux des mouvements de Niquette.

Un feu brûlait, inextinguible, dans les os de la quinquagénaire, si prodigieusement conservée,

par la gymnastique et l’hydrothérapie, qu’elle n’accusait pas, à la ville comme à la scène, plus de trente-cinq ans, sous le secret des fards...

Plume et poil, tout était bon à son ardeur célèbre.

Elle n’en avait pas moins gardé quinze ans un danseur-chanteur, élevé par elle à la grande vedette, et venait de le quitter, il y avait six mois, pour Monique. Amours en titre, qui n’empêchaient ni les béguins de sexe différent, ni les affaires...

Insoucieuse de l’affichage, Monique se laissait aller aux bras dominateurs... Le bien, le mal ? Mots vides de sens ! Ils tintaient à ses oreilles comme des grelots fêlés. Elle était là parce que son métier et le hasard l’y avaient conduite, et que son insensibilité s’en accommodait. Avec l’apparence de la guérison, elle demeurait comme une malade, anesthésiée encore sous le chloroforme de la table d’opération. C’est ainsi qu’elle savourait, les yeux mi-clos, l’ivresse de tournoyer silencieusement.

Les premières caresses de Niquette, en réveillant en elle une sensualité froissée à

l’instant de naître, avaient laissé scellée, au fond de son cœur, la sentimentalité d’autrefois. Bien morte, croyait-elle. Elle aimait, pour cette analogie, les vers du pauvre et profond Seurat, un des jeunes poètes fauchés par la guerre. Âme tendre qu’elle chérissait...

Cœur de plomb où l’amour pourrit avec l’orgueil.

Sous les raides linceuls de bois jaune et d’ébène...

Mais elle était, en même temps, riche de trop de sève pour que ce qui ne bourgeonnait plus d’une sorte, ne jaillit pas d’une autre. Ainsi le plaisir l’avait amenée, peu à peu, à une demi révélation de la volupté. Minutes brèves, et au fond décevantes. Pourtant ces baisers, où la tendresse apitoyée se mêlait au trouble attrait d’une découverte, ne lui répugnaient pas. Sous le visage de la consolation, celui de la jouissance était confusément apparu. Monique gardait à

Documents relatifs