Une fois dégagé le sens de la question “ Les machines peuventelles penser ? ”, nous pouvons envisager l’examen de la démarche adoptée par Turing pour y répondre. Turing traduit la question “ les machines peuventelles penser ? ” dans les termes du jeu de l’imitation. Ce dernier consiste, dans son principe, à vérifier qu’une machine universelle peut tromper, sur son statut de machine, un individu humain quelconque, en se faisant passer, aux yeux de cet individu, pour un autre individu humain. A cet effet, la machine doit, dans les conditions du jeu tel qu’il est imaginé par Turing, simuler le comportement linguistique, ou langagier, d’un individu humain : la machine et ses adversaires humains du jeu de l’imitation doivent “ converser ”. Turing s’efforce de démontrer que rien, dans la définition de la notion de machine qu’il a luimême donnée dans On Computable Numbers... n’invalide l’hypothèse qu’une machine puisse satisfaire à un tel test, c’estàdire qu’une machine puisse l’emporter au jeu de l’imitation face à des adversaires humains. En quoi, cependant, le jeu de l’imitation, dans sa structure spécifique, peutil devenir une “ confirmation expérimentale ” de l’hypothèse de la “ pensée ” des machines ? Certes, on comprend aisément que Turing imagine une “ expérience ” mettant en jeu la compétence linguistique, puisque la question à laquelle l’hypothèse de la “ pensée ” des machines est censée apporter une réponse est celle de l’acte humain de calcul, c’estàdire celle des propriétés fondatrices de la “ langue ” manipulée par la machine universelle. On comprend également, à ce même titre, pourquoi Turing propose un test au cours duquel la machine doive simuler ce qui confère à l’être humain, aux yeux mêmes de celuici, son statut d’être humain : l’hypothèse est que la machine, simulant les conditions intuitives du calcul pour un individu
humain, simule, en vérité, le principe, en l’homme, de sa propre construction ; la machine doit se montrer l’égale de son constructeur. Toutefois, en quoi estil décisif que le test consiste en un affrontement entre une machine et des hommes ? C’est qu’en vérité, l’hypothèse de la “ pensée ” des machines, n’est pas neutre : elle se heurte à l’opinion commune des hommes, pour laquelle une machine ne peut pas, en quelque sorte par définition, être “ pensante ”. Autrement dit, l’hypothèse ne peut être établie et “ vérifiée ” que contre l’opinion commune. Sa confirmation ne peut être apportée que par l’infirmation de l’opinion commune, laquelle sera acquise si une machine universelle l’emporte face à des hommes, porteurs de l’opinion commune, sur le terrain même que l’opinion commune des hommes refuse à la machine. Cette structure profonde de l’argument de Turing détermine, nous le verrons, sa portée spécifiquement philosophique. La démonstration par laquelle Turing entend établir qu’une machine universelle peut l’emporter au jeu de l’imitation et qu’une telle performance atteste la “ pensée ” de la machine met en œuvre deux idées essentielles. En premier lieu, la victoire de la machine au jeu est rendue possible, selon Turing, par le fait que son principal adversaire humain est contraint, au cours du jeu, de faire comme si son interlocuteur mécanique était un autre individu humain. L’action de la machine théoriquement autorisée par la définition même de la machine universelle peut être telle que, dans le cadre du test, l’examinateur humain ne dispose d’aucun moyen de distinguer son comportement de celui d’un autre individu humain.
En second lieu, l’action de la machine ainsi envisagée ne saurait être décrite comme une procédure purement formelle. Le jeu de l’imitation est conçu de telle manière qu’un succès de la machine à celuici implique qu’elle simule, non pas tel ou tel moment du comportement humain susceptible d’être formalisé par ses programmeurs, mais le comportement humain en tant, précisément, qu’il ne peut être réduit à l’un de ces moments, c’estàdire en tant qu’il surpasse, par hypothèse, tout effort de formalisation de la part des constructeurs humains de la machine. C’est pourquoi l’hypothèse de la victoire possible d’une machine au jeu de l’imitation s’appuie ellemême, dans la réflexion de Turing, sur une seconde hypothèse, celle des “ machines qui apprennent ”. Turing s’efforce d’établir, là encore, que rien, dans la définition de la notion de machine comme machine universelle, n’invalide l’hypothèse qu’une machine puisse être soumise à un processus d’éducation analogue, quant à son sens, à celui qui préside au devenir adulte d’un petit d’homme.
L’hypothèse des “ machines qui apprennent ” situe la machine théorique envisagée par Turing dans un autre registre que celui de l’idée de machine qui a servi de modèle aux fondateurs de l’intelligence artificielle, et qui a présidé au développement de celleci dans sa version classique : la machine susceptible de l’emporter au jeu de l’imitation, machine capable d’“ apprendre ”, n’est pas définie par un programme, qui, dans son principe, conserve son sens indépendamment de son exécution, comme c’est le cas de l’ordinateur classique, mais par son devenir, par les “ expériences ” qu’elle traverse, bref, par son histoire propre, que l’on pourrait dire individuelle.
Nous étudierons tout d’abord la méthode élaborée par Turing pour répondre à la question “ Les machines peuventelles penser ? ”, avant de suivre la mise en place successive des deux hypothèses qui structurent son argumentation : celle de la victoire possible d’une machine au jeu de l’imitation, et celle des “ machines qui apprennent ”. Nous discuterons ensuite certaines des critiques auxquelles a donné lieu la démarche de Turing, en nous efforçant de dégager, à partir de là, la solidarité qui lie l’une à l’autre ces deux hypothèses.