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Deuxième partie : « Computing Machinery and Intelligence »

Une fois dégagé le sens de la question “ Les machines peuvent­elles penser ? ”, nous pouvons envisager l’examen de la démarche adoptée par Turing pour y répondre. Turing traduit   la   question   “ les   machines   peuvent­elles   penser ? ”   dans   les   termes   du   jeu   de l’imitation. Ce dernier consiste, dans son principe, à vérifier qu’une machine universelle peut tromper, sur son statut de machine, un individu humain quelconque, en se faisant passer, aux yeux de cet individu,  pour un autre individu humain. A cet effet, la machine doit, dans les conditions du jeu tel qu’il est imaginé par Turing, simuler le comportement linguistique, ou langagier, d’un individu humain : la machine et ses adversaires humains du jeu de l’imitation doivent “ converser ”. Turing s’efforce de démontrer que rien, dans la définition de la notion de machine qu’il a lui­même donnée dans On Computable Numbers... n’invalide l’hypothèse qu’une machine puisse satisfaire à un tel test, c’est­à­dire qu’une machine puisse l’emporter au jeu de l’imitation face à des adversaires humains.  En quoi, cependant, le jeu de l’imitation, dans sa structure spécifique, peut­il devenir une “ confirmation expérimentale ” de l’hypothèse de la “ pensée ” des machines ? Certes, on comprend aisément que Turing imagine une “ expérience ” mettant en jeu la compétence linguistique, puisque la question à laquelle l’hypothèse de la “ pensée ” des machines est censée   apporter   une   réponse   est   celle   de   l’acte   humain   de   calcul,   c’est­à­dire   celle   des propriétés fondatrices de la “ langue ” manipulée par la machine universelle. On comprend également, à ce même titre, pourquoi Turing propose un test au cours duquel la machine doive simuler ce qui confère à l’être humain, aux yeux mêmes de celui­ci, son statut d’être humain : l’hypothèse est que la machine, simulant les conditions intuitives du calcul pour un individu

humain, simule, en vérité, le principe, en l’homme, de sa propre construction ; la machine doit se montrer l’égale de son constructeur. Toutefois, en quoi est­il décisif que le test consiste en un  affrontement  entre une machine et des hommes ? C’est qu’en vérité, l’hypothèse de la “ pensée ” des machines, n’est pas neutre : elle se heurte à l’opinion commune des hommes, pour laquelle une machine ne peut pas, en quelque sorte par définition, être “ pensante ”. Autrement dit, l’hypothèse ne peut être établie et “ vérifiée ” que contre l’opinion commune. Sa confirmation ne peut être apportée que par l’infirmation de l’opinion commune, laquelle sera acquise si une machine universelle l’emporte face à des hommes, porteurs de l’opinion commune, sur le terrain même que l’opinion commune des hommes refuse à la machine. Cette structure   profonde   de   l’argument   de   Turing   détermine,   nous   le   verrons,   sa   portée spécifiquement philosophique. La démonstration par laquelle Turing entend établir qu’une machine universelle peut l’emporter au jeu de l’imitation et qu’une telle performance atteste la “ pensée ” de la machine met en œuvre deux idées essentielles. En premier lieu, la victoire de la machine au jeu est rendue possible, selon Turing, par le fait que son principal adversaire humain est contraint, au cours du jeu, de faire comme si son interlocuteur mécanique était un autre individu humain. L’action   de   la   machine   théoriquement   autorisée   par   la   définition   même   de   la   machine universelle peut être telle que, dans le cadre du test, l’examinateur humain ne dispose d’aucun moyen de distinguer son comportement de celui d’un autre individu humain. 

En second lieu, l’action de la machine ainsi envisagée ne saurait être décrite comme une procédure purement formelle. Le jeu de l’imitation est conçu de telle manière qu’un succès de  la machine   à  celui­ci  implique   qu’elle   simule,   non pas tel   ou tel   moment   du comportement   humain   susceptible   d’être   formalisé   par   ses   programmeurs,   mais   le comportement humain en tant, précisément, qu’il ne peut être réduit à l’un de ces moments, c’est­à­dire en tant qu’il surpasse, par hypothèse, tout effort de formalisation de la part des constructeurs humains de la machine. C’est pourquoi l’hypothèse de la victoire possible d’une machine   au   jeu   de   l’imitation   s’appuie   elle­même,   dans   la   réflexion   de   Turing,   sur   une seconde   hypothèse,   celle   des   “ machines   qui   apprennent ”.   Turing   s’efforce   d’établir,   là encore, que rien, dans la définition de la notion de machine comme machine universelle, n’invalide   l’hypothèse   qu’une   machine   puisse   être   soumise   à   un   processus   d’éducation analogue,   quant   à   son   sens,   à   celui   qui   préside   au   devenir   adulte   d’un   petit   d’homme.

L’hypothèse des “ machines qui apprennent ” situe la machine théorique envisagée par Turing dans un autre registre que celui de l’idée de machine qui a servi de modèle aux fondateurs de l’intelligence   artificielle,   et   qui   a   présidé   au   développement   de   celle­ci   dans   sa   version classique :   la   machine   susceptible   de   l’emporter   au   jeu   de   l’imitation,   machine   capable d’“ apprendre ”, n’est pas définie par un programme, qui, dans son principe, conserve son sens indépendamment de son exécution, comme c’est le cas de l’ordinateur classique, mais par son devenir, par les “ expériences ” qu’elle traverse, bref, par son histoire propre, que l’on pourrait dire individuelle. 

Nous  étudierons   tout   d’abord  la   méthode   élaborée  par  Turing   pour  répondre   à  la question “ Les machines peuvent­elles penser ? ”, avant de suivre la mise en place successive des deux hypothèses qui structurent son argumentation : celle de la victoire possible d’une machine au jeu de l’imitation, et celle des “ machines qui apprennent ”. Nous discuterons ensuite   certaines   des   critiques   auxquelles   a   donné   lieu   la   démarche   de   Turing,   en   nous efforçant de dégager, à partir de là, la solidarité qui lie l’une à l’autre ces deux hypothèses.

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