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Des schémas catégoriels japonais : une transposition française

Dans le document Mémoire. La classification des mangas (Page 33-38)

I) L’installation du manga : une classification naissante qui s’est étoffée

1) Des schémas catégoriels japonais : une transposition française

a) Intégrer une nouvelle production éditoriale

Le marché français du manga est un secteur livresque qui s’est fondé sur de la traduction d’œuvres étrangères. En important du Japon un principe éditorial totalement nouveau, il fallait intégrer des codes différents, transposer des éléments qui constituaient l’essence même du manga : codes graphiques, codes scénaristiques, codes catégoriels. Et c’est avec Akira, de Katsuhiro Otomo, titre qui a inauguré ce genre nouveau, que le manga est arrivé en France. Un genre de bande dessinée à faire découvrir sur un marché déjà habitué à ses bandes dessinées franco-belge et autres comics américains, dont la plupart paraissent dans des magazines et revues auxquels le public-cible était habitué.

Au printemps 1990, les Éditions Glénat publient le premier volume d’Akira,

« L’Autoroute », et le proposent dans un format fascicule. Contrairement à la publication japonaise, ce premier tome paraît dans une édition complètement repensée. Non seulement, le sens de lecture oriental a été modifié au profit du sens de lecture occidental de gauche à droite, mais c’est dans la version colorisée par l’américain Steve Oliff qu’est vendue la série. Aucune mention particulière ni aucun signe concernant le lectorat privilégié pour cette œuvre n’apparaissent sur le visuel de couverture, hormis la marque Glénat. Le titre d’Akira servira entre autres d’intitulé pour une partie de la collection manga de l’éditeur, aux côtés du reste de son catalogue, durant les premières années de l’exploitation de cette production nouvelle.

Toutefois, les mêmes Éditions Glénat se sont essayées à la publication de périodiques dans lesquels étaient édités des chapitres extraits de mangas, à la façon du marché japonais. Le magazine Kameha fut l’emblème de cette innovation éditoriale. Durant pas moins de

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deux numéros, sortis en kiosque de 1994 à 1998, des chapitres issus de diverses œuvres ont été publiés chacun leur tour. C’est ainsi qu’un public majoritairement adulte a pu découvrir la suite d’Akira aux côtés d’autres titres tels qu’Apple Seed de Masamune Shirow, deux mangas étant l’un comme l’autre scénarisés sur fond de guerre mondiale. Pensé comme un magazine de pré-publication avant la parution des chapitres en volumes reliés, le succès escompté n’aura pas été au rendez-vous, entraînant l’interruption prématurée de nombreuses œuvres au cours de ces quatre années.

La jeunesse du marché en France aura néanmoins prouvé que l’édition de manga n’était pas le seul apanage de maisons déjà existantes. Parallèlement aux Éditions Glénat, éditeur reconnu de bandes dessinées déjà bien implanté depuis une trentaine d’années à l’époque, ce sont les Éditions Tonkam qui entrent sur le marché. Fondées en 1994, il s’agit au départ d’une librairie spécialisée, domiciliée à Paris, qui avait ouvert ses portes en 1989. Spécialisée dans le manga dès le départ, cette maison d’édition publiera des séries davantage tournées vers un public plus large. Contrairement à leur concurrent, Tonkam éditait directement ses titres en reprenant la version originale, dans le sens de lecture japonais et en noir. Peuvent être d’ores et déjà citées des séries devenues emblématiques pour les lecteurs de la première heure telles que RG Veda du groupe d’autrices CLAMP, un manga de type fantastique initialement destiné aux jeunes filles, et Video Girl Aï de Masakazu Katsura, un manga de comédie romantique initialement destiné cette fois-ci aux jeunes garçons.

Ces quatre titres d’œuvres préalablement évoqués ci-dessus dévoilent chacun une partie du chemin qui a été parcouru pour intégrer le manga en France sur un marché du livre qui vivait alors une pleine expansion de la bande dessinée et du livre illustré. Nombre de questionnements autour de l’implantation d’un marché étranger ont été soulevés par les professionnels d’alors.

Entre autres, était-il possible de prépublier une œuvre sous forme de fascicule, à la façon du format originel ? Était-il envisageable de commencer à publier des œuvres matures, accessibles à un lectorat plutôt adulte au vu du traitement graphique et des subtilités scénaristiques ? Voire, un type d’œuvre encore inconnu sous le format livresque peut-il plaire à un lectorat plus large au point d’ouvrir des points de vente spécialisés ?

Les classifications, qui font l’objet d’étude de ce travail, sont d’abord le fruit des lignes éditoriales associées à des magazines de prépublication. Or, la nouveauté que représentait alors le manga en France n’avait encore amené personne à envisager d’établir un système de classement similaire au Japon. Le défi majeur de ce secteur naissant, au potentiel encore inespéré, était de faire éclore de la nouveauté avec de l’inconnu. Les années 1990 peuvent ainsi

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être vues comme une décennie de test et d’introduction progressive du manga, tel un dérivé de la bande dessinée, au point qu’il soit désigné très sobrement par des collections dérivées.

Toujours est-il que les premières œuvres disponibles devaient trouver leur public, une affaire qui s’est vue simplifiée grâce à l’introduction depuis les années 1970 de la culture audiovisuelle japonaise sur les écrans des foyers français.

b) Classer par âge et par sexe

Lors des premières années d’exploitation du manga en France, principalement au cours des années 1990, on découvre ainsi des titres d’une production étrangère totalement inédite, relatant des récits post-apocalyptiques, des récits humoristiques, des récits fantastiques. Des récits multiples et variés qui n’étaient pas encore classés en tant quel tel. Hormis ces premiers mangas arrivés sur le marché français, la plupart des titres qui sont parus sur cette même période étaient en majorité des productions qui ont inspiré les séries d’animation éponymes. Diffusées quotidiennement à la télévision française, premièrement dans les émissions Récré A2 sur la chaîne Antenne 2 puis Le Club Dorothée sur TF1, ces séries s’adressaient à un type de public en particulier.

Qui dit diffusion d’un programme sur une antenne de télévision dit diffusion de ces programmes au sein de créneaux horaires adaptés selon le public visé. La régularité des émissions citées ci-dessous, avec des diffusions en soirée voire toute la journée du mercredi, a ainsi imposé un ciblage déterminé pour chaque série d’animation. Un ciblage que l’on peut résumer de la façon suivante : série grand public ou série pour enfants et, au sein de ces critères, série plutôt pour les garçons ou série plutôt pour les filles. Si les séries d’animation japonaises avaient conquis les téléspectateurs français, l’arrivée de ces histoires mettant en scène des héros de tous genres dans un format livresque leur a apporté un nouveau souffle.

Et c’est en glissant sur cette vague que sont arrivés au sein du catalogue des Éditions Glénat et dans les rayons des librairies des mangas répondant également aux intitulés de séries d’animation, telles que Sailor Moon, Dragon Ball, Ranma ½, Docteur Slump. Pour les cas de Sailor Moon et Dragon Ball d’une part, il s’agit de deux séries et mangas dont le personnage principal est un héros doté de super pouvoirs qui a pour mission de sauver le monde. Pour les cas des licences Ranma ½ et Docteur Slump d’autre part, il s’agit là de deux autres récits sur

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fond d’humour mettant en scène un personnage à la fois héros et héroïne dans des situations loufoques. En revanche, cette arrivée quasi simultanéité de deux médias autour d’une même œuvre aura quelque peu brouillé les pistes quant au format d’origine de ces histoires et au lectorat auquel elles étaient destinées.

Pour les lecteurs français à l’époque, puisqu’on n’y connaissait rien, c’était limite si on n’avait pas le produit dérivé du dessin animé. Avant de comprendre qu’en fait non, c’était le dessin animé qui était le produit dérivé du manga !3

Reprendre aussitôt des œuvres proposées dans programmes eux-mêmes plébiscités comme destinés aux enfants, filles comme garçons, pour ensuite les publier en livre relié a été le tremplin éditorial et commercial pour vendre le manga en France. En revanche, les années passant, les achats de droits de licences se sont poursuivis dans la décennie des années 1990.

Au-delà de l’évolution des catalogues des premiers éditeurs, les rayons des librairies se sont retrouvés remplis d’œuvres nouvelles et différentes les unes des autres, tant dans leur scénario que dans leur traitement graphique. De la magical girl au rebelle sur sa moto, et bien d’autres scénarii encore, les libraires en première ligne ont eu besoin de moyens de repères pour démarquer tous ces mangas qui émergeaient, et les mettre dans les mains du public adéquat.

Le volume était arrivé à un niveau tel qu’il fallait pouvoir découper en cases. […] Mon rayon manga, je dois le subdiviser. Et donc, les deux critères les plus classiques qu’on peut utiliser sont le sexe et l’âge.4

Le manga étant un domaine éditorial encore jeune, les libraires n’avaient que peu d’éléments pour l’appréhender et le promouvoir auprès des lecteurs. À l’époque, aucune stratégie n’était clairement définie pour classifier ces productions en nombre croissant. C’est ainsi que les mangas trouvaient principalement leur place à côté des rayons de bandes dessinées et de comics. Il y avait encore peu de connaissances et peu de librairies spécialisées qui proposaient du manga, hormis la librairie Tonkam à Paris et la librairie Farfafouilles à Strasbourg à titre d’exemple. La difficulté résidait dans le fait de vendre des livres qui

3 Extrait de l’entretien avec Matthieu Pinon. Voir en annexes page 48.

4 Extrait de l’entretien avec Matthieu Pinon. Voir en annexes page 48.

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intéressaient un public plutôt jeune mais encore clairsemé, et peu ciblé par les éditeurs qui se lançaient petit à petit sur le marché.

Donc on a d’abord commencé avec le l’âge puisque c’était quelque chose qui touchait majoritairement les jeunes lecteurs. Il a fallu subdiviser à un moment ou à un autre, donc on a eu le shôjo, le shônen, le seinen.5

C’est pourquoi il a fallu trouver des solutions les simples possibles afin de déterminer quel livre était destiné à quel type de public. En reprenant l’intitulé des magazines de prépublication dans leur globalité, le marché français est ainsi arrivé progressivement vers le découpage des mangas en trois grandes catégories : le shônen, le shôjo et le seinen. Les fondations de maisons d’édition, ou de départements rattachés à des groupes d’édition, viennent s’emparer du manga à partir de la fin des années 1990, donnant une nouvelle image au manga, détachée des séries d’animation, et classifiant définitivement l’ensemble de la production.

5 Extrait de l’entretien avec Matthieu Pinon. Voir en annexes page 48.

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Dans le document Mémoire. La classification des mangas (Page 33-38)