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C. LES SIGNES DIACRITIQUES

3. DEGRÉ D'ALPHABÉTISATION

Cette mauvaise maîtrise de la langue grecque que reflètent beaucoup de nos lettres et l'inexpérience d'un certain nombre de mains correspondent pour une large part aux condi­ tions générales de l'alphabétisation dans le monde antique. Elles sont le fait des catégories qui sont sous ce rapport les plus défavorisées. Tout d'abord, les autochtones non ou mal hellénisés, très fortement représentés dans notre population du désert Oriental 150: outre une situation sociale peu propice à l'alphabétisation, ils cumulent l'inconvénient d'être contraints à un bilinguisme dont on sait qu'il peut générer une forme d'analphabétisation 151; une bonne alphabétisation dans leur langue d'origine leur était en outre impossible puisque, nous l'avons vu 152, l'écriture démotique n'était guère plus usitée dans les milieux laïques. Viennent ensuite les femmes, traditionnellement victimes d'analphabétisme ou dotées, dans le meilleur des cas, d'une formation très superficielle. Nos ostraca, qui leur donnent une place impor­ tante 153, ne font que souligner ces déficiences, comme en convaincra un bref passage en revue des plus fréquentes figures féminines des O.Krok. classées selon les quatre principaux «rôles» épistolaires (expéditrice, destinataire et, dans les salutations, celle que le destina­ taire doit saluer et celle dont l'expéditeur transmet le salut).

femme envoie Didymè K438 Hègemonis K81 I (avec Philoklès et Sknips) Sknips K!86, 371, 503, 811 reçoit K28, 175, 260, 394, 548, 597, 611, 648, 723, 737, 811 (toutes avec Kapp aris s auf 260)

K54, 103, 289, 427, 679, (avec Philoklès et Hègemonis) O.Faw. 35

Tiberi a Zôsimè K46, 55, 233, 686 K423?, 532,603, 628 (avec Ischyras), 703 K446 K335, 563, 566 (avec lschyras), 579, (avec Parabolos), 585, 594, (avec Parabolos), 585, 594, (avec Parabolos), 595, 596, (avec Ischyras), 623, 651, 680, (avec Ischyras), 768, 778, O.Faw. 26, 27 est saluée K16, 153, 310, 790 K30, 65, 100, 250, 260, 284, 301, 376, 503, 532, 575, 611, 778 K229, 301, 611, 778 Kl6, 54, 65, 227, 229 K572 salue K54 ?, 282, 417, 597, 811 K417 Kl9 K531, 551, 555, 584, 626

150 Le niveau d'alphabétisation dont témoignent globalement nos ostraca confirme bien qu'au 11° s., les auxiliaires d'Égypte n'étaient plus seulement recrutés dans les cou­ ches privilégiées (donc hellénisées) des métropoles de nomes (opinion de Lesquier). Cf. déjà MARICHAL 1945, p. 27, qui donne des exemples de non métropolites (RMRP 39 et 70).

A.E. HANSON, « Ancient llliteracy », dans: J.H. HUMPHREY (éd.), Literacy in the Roman World, Ann Arbor, 1991 (JRA Suppl. 3), p. 159, n. 3.

151 Cf. J.F. HAMERS, M.H.A. BLANC, Bilinguality and Bilinguism, Cambridge-New York, 1989, p. 31-59, cité par

152 Cf. supra, p. 430.

153 Cf. « Les femmes et la prostitution», supra, p. 374-394. Il est vrai que le rôle que beaucoup d'entre elles tiennent dans nos praesidia s'accommode mal avec une formation scolaire.

Les femmes ne sont pas souvent partie prenante dans la correspondance, surtout en tant qu'expéditrices: nombreuses sont celles qui apparaissent dans les salutations, sans pour autant écrire ou recevoir de lettres 154. Ainsi constate-t-on la disproportion entre l'unique lettre de Hègemonis (qui plus est associée à deux autres personnes, dont celui qui écrit) et les nombreuses lettres où elle est objet ou sujet de salutations. Quand les femmes sont un maillon de la chaîne épistolaire, c'est surtout en position passive, c'est-à-dire comme destinataires. Qu'elles soient destinataires ou expéditrices, elles sont en tout cas souvent associées dans ces rôles à d'autres personnes, principalement des hommes, qui, d'un côté, rédigent la lettre et, de l'autre, doivent probablement en faire la lecture: citons comme exemples extrêmes K723, lettre de Menandros et Gallo nia à Kapparis et Did ymè, ou K6 ll, lettre de Menandros et Dèmètrous à Didymè et Kapparis. Quand elles écrivent en leur propre nom, on reconnaît bien souvent la main d'une tierce personne, signe indubitable d'analphabétisme: ainsi Tiberia fait écrire K55 à Philoklès et K233 à Apollôs; Zôsimè a recours pour K532 et K703 à Ischyras; quant aux lettres de Sknips, elles sont de la main de Philoklès.

Femmes et Égyptiens, voilà caractérisées - sans surprise - les deux catégories où l' al­ phabétisation est la plus déficiente. Mais peut-on essayer d'évaluer la proportion des personnes alphabétisées (même médiocrement)? Disons d'emblée que notre documenta­ tion ne se prête pas à des statistiques, d'autant que nous sommes loin d'avoir tous les ostraca que contenait le dépotoir dans son état final et que les ostraca ne devaient eux­ mêmes représenter qu'une partie des échanges écrits. Si la masse des textes ( couvrant une période assez courte, surtout à Krokodilô) nous donne l'impression d'une alphabéti­ sation assez répandue, cela n'est qu'une impression, impossible à quantifier. La seule méthode viable serait de s'appuyer sur un instantané de la population militaire. C'est justement ce que nous offre M920, une liste des soldats affectés dans trois fortins de la route, Maximianon, Persou et Simiou. Prenons les 14 militaires qui ont constitué, à un certain moment, la garnison de Maximianon 155 et, confrontons-les, malgré les risques d'homonymie, aux lettres trouvées dans ce même lieu, reçues ou envoyées par ces mê­ mes soldats et qui seules peuvent attester de leur capacité à lire (dans le cas, le plus fréquent, des lettres reçues) ou à écrire (dans le cas des lettres non envoyées ou en­ voyées d'un autre fortin à la suite de déplacements sur la route ou d'une autre affecta­ tion)

154 Ainsi Domitia, Aspidous, Lucia, Barbara, Quintana, lgnatia, Myrina, Petrona, qui n'écrivent ni ne reçoivent de lettres et qui ne sont connues que par les salutations. Quelques-unes reçoivent des lettres sans jamais en envoyer: Kronous, Thermouthas, Maxima, Apollonia, Secunda,

Ptolema. - Sur le rôle des salutations en cas d'analphabé­ tisme, cf. infra, p. 461.

155 Un quinzième nom est peut-être en lacune (sur cet ostracon, cf. supra, p. 307).

soldats Hèrakleidès Domitius Nikaious Sillaros Pnis lousès Castre(n) sis Didymos Calventius Chèmys Apollinaris Threptos Chalkeus Psa[ïs) lettres reçues M35, 225, 460, 599 Mll38, 1193* M338, 910, 1163, 1207, 1210, 1225, 1228, 1446 M l77, 213, 236, 534, 1055, 1436 MI047*, 1224 (latin) Ml19*, 175*, 218*, 358, 406, 593, 716*, 717*, 1155*, 1336*, 1430*, 1517 l58 M825* lettres envoyées M442 (lettre inachevée) ou 126 ou 1065 ou 1138/1336 ou 1265 !56 M428 (lettre inachevée) M li 07 (latin), 1240 (latin) I 57 M762, 1398

Huit des quatorze soldats du Maximianon semblent avoir reçu et/ou envoyé au moins une lettre. Pour les lettres reçues, j'ai signalé par un astérisque l'usage par le correspondant d'expressions du type Ëypmvac ou ypchvov, qui impliquent littéralement que notre homme a déjà envoyé une lettre ou est sur le point de le faire.

Quant aux six autres, dont aucune lettre ni reçue ni envoyée n'atteste par ailleurs l' exis­ tence, on constate qu'à deux exceptions près (Nikaious et Chalkeus), ils sont les seuls à porter des noms qui ne soient ni grecs ni latins: Iousès est un nom sémitique, Chèmys, Pnis et Psaïs sont égyptiens. L'anthroponymie est ici transparente.

Pris à la lettre, ce tableau impliquerait que plus de la moitié des soldats de Maximianon étaient alphabétisés. Il a pu en être ainsi. Ce chiffre soulève cependant plusieurs objections : il se fonde essentiellement sur les lettres reçues; or une lettre n'implique pas toujours que celui qui la reçoit soit capable de la lire, comme j'en donnerai bientôt des exemples 159,

même lorsque le correspondant accuse réception d'une' précédente lettre ou réclame une réponse. Et quoique nous ayons des lettres de quatre de ces huit soldats, il n'est pas dit qu'ils les aient écrites eux-mêmes ainsi que nous allons le voir 160. Enfin, la population de

notre fortin est trop faible pour permettre des statistiques: le nombre des soldats alphabétisés a pu varier d'un lieu à l'autre, et seule une étude globale de tous ces fortins serait à même de nous donner une image fidèle de l'alphabétisation de nos milieux. Ce tableau n'a donc qu'une valeur indicative.

Malgré ces objections, force est de constater que l'habitude de correspondre par lettres était courante. Qu'ils passent ou non par un intermédiaire, plus de la moitié de nos soldats

156 Nous avons là plusieurs Hèrakleidès sans qu'il soit possible 158 Nous avons là plusieurs Apollinaris sans qu'il soit possi-

d'identifier celui de la liste M920. ble d'identifier celui de la liste M920. Ml75 et 406 don-

157 Le nom de l'expéditeur de ces deux lettres latines est Aelius nent le nom de Gaius Apollinaris et Ml 155 celui de

Calventius. li est probable qu'il s'agisse du même Longinus Apollinaris. personnage que le destinataire de Ml047 et 1224, d'autant 159 Cf. infra, p. 460-461.

n'hésitaient pas à utiliser l'écrit pour communiquer, ce qui en dit déjà long sur leur literacy au sens large, à savoir leur capacité non seulement à écrire mais aussi à s'intégrer dans le système de l'écrit - ce que Harris appelle la « 'second-band' literacy 161 ». Certes ce pour­

centage est bien supérieur à l'alphabétisation réelle et son décalage par rapport aux évalua­ tions avancées pour la population mâle de l'Égypte romaine (10-20%) 162 ne rend que plus

criante cette différence. Mais, même modéré par les objections avancées ci-dessus, il semble bien révéler une très forte alphabétisation, en tout cas supérieure à celle de la population civile et déjà confirmée par le registre de reçus du P.Harnb. II 39 (RMRP 34) selon lequel, en 179, un tiers des soldats auxiliaires de l'ala veterana Gallica étaient capables d'écrire 163

. Il

semble donc bien que l'armée, dont l'organisation et le fonctionnement reposaient grandement sur l'écrit, ait été à cet égard un milieu particulièrement privilégié 164

.

Dans la différence entre le pourcentage avancé, découlant de l'interprétation littérale de notre tableau, et l' alphabéti�.ation réelle se niche un crypto-analphabétisme, dont nos ostraca portent souvent témoignage. Il correspond à cette catégorie de personnes, incapables d'écrire ou de lire, qui ne se résolvent pas à être hors du système et qui tentent par divers procédés de contourner leur handicap.