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De la poésie au non-savoir : le poème-paroi

2.4 La paroi poétique

2.4.2 De la poésie au non-savoir : le poème-paroi

Nous avons vu que la rencontre de la paroi suscite la parole du poète qui se concrétise par l’écriture du poème. En fait, il apparaît que « [l]a paroi est le centre apparent du poème »160.

Mais la dynamique peut s’inverser : si la paroi devient paroi-poème en recevant l’écriture du sujet, le poème devient à son tour poème-paroi, car il contient son propre centre, son propre vertige. Le poème-paroi sépare le sujet des choses mais lui permet aussi de se relier à elles. Si la paroi contribue à l’émergence du sujet poétique, notamment en recevant son écriture, l’écriture deviendra à son tour elle-même paroi. Pour mieux comprendre comment le poème devient lui-même paroi (ce qui donne un caractère performatif à l’écriture de Guillevic) nous devons d’abord établir une distinction entre les notions de paroi-poème et poème-paroi. La première est une paroi qui est toujours et déjà là, qui existe indépendamment du sujet, pour chaque être vivant, et sur laquelle le poète inscrit le poème. Le second est une création du poète, c’est le poème qui tient et contient en lui-même sa propre paroi, son propre vertige. En effet, il s’est d’abord agi de « faire entrer la parole dans la paroi »161, puis continuer sur « ce parcours

qui va d’une parole sur la paroi à une parole devenue paroi »162. Ainsi, le poème s’érige comme

on érige un mur, qui devra tenir dans l’espace et dans le temps, à la manière des menhirs : « Dans le poème / Rien que du vertical / Perpendiculairement à ce temps vécu / En dehors de lui. / Le poème est là / Où les mots sont debout »163. Il ne s’agit plus simplement d’un sujet qui grave

160 I. Chol, op. cit., p.104.

161 Ibid. p.121. 162 Ibid. p.121.

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son savoir sur la paroi pour s’inscrire dans le monde, mais également de tendre, par le poème-

paroi, vers l’espace infini du non-savoir pour élargir le champ de son savoir.

Pour Guillevic, le langage est une carrière dans laquelle on creuse dans l’à-pic. D’un côté, le poème-paroi ne débarrasse pas le sujet poétique du vide et de l’autre il l’empêche de s’y dissoudre. Mais faisant paroi il lui permet d’approcher du néant pour en tirer une expérience et donc un savoir :

Le poème / Ne tue pas le vide, / Il l’éloigne. // Le poème fait toucher / Le vide / Qui le borde. // Ce vide plus fort, / Plus dominateur / Que lui. // Si bien / Que c’est sa présence / À la lisière // Qui donne sa puissance / Au poème / Dans ses limites164.

En d’autres termes, le savoir se crée du néant, à partir de l’expérience poétique, donc langagière, que le poète fait de la limite qui l’en sépare. Pour élargir son champ de savoir et donner force au poème, le sujet doit « marcher sur un chemin de crête »165.

En outre, le poème-paroi est aussi ce qui permet au sujet poétique d’« [ê]tre relié, / À l’immémorial, // [de] Planer à travers les temps, / Qu’ils soient de misère // Ou d’éblouissement »166. Ainsi, le poème incarne le lien entre le sujet poétique et le néant ; c’est-à-

dire entre l’espace du savoir, où le sujet habite poétiquement le monde, et celui du non-savoir.

164 Guillevic, Art poétique précédé de Paroi et suivi de Le Chant, op. cit., p. 251. 165 Guillevic, Inclus, op. cit., p. 46.

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Le poème-paroi se tient donc à la verticale, là où le sens et le non-sens s’imbriquent et forment cette frontière poreuse et malléable que le poète a nommée « paroi » : « Dans le poème, / Rien que du vertical, // Perpendiculaire à ce temps vécu / En dehors de lui. // Sur l’horizontal de la durée, / Le poème se dresse, // Arrête / L’écoulement, // Enferme le temps / Dans la sphère »167.

Dans ce sens, le temps ne travaille plus forcément contre l’homme, il n’est plus perçu comme une durée horizontale dans laquelle le sujet poétique serait pris et dont la course le mènerait trop vite à la mort. Au contraire, le poème-paroi à la verticale du temps permet au sujet de se relier à l’« autre temps », celui des choses, d’en tirer une certaine expérience, qui lui permettra d’approfondir son expérience de l’instant. Car le poème-paroi se tient là, en équilibre, entre le temps des hommes et celui des choses. Il ouvre sur la profondeur de l’instant : « Courte est la journée, / Courts sont tous les jours. // Courte encore est l’heure. // Mais l’instant s’allonge / Qui a profondeur »168. L’instant guillevicien survient là où l’espace et le temps ensemble se dilatent,

quand le poème-paroi relie le souvenir du passé et la promesse du futur en les inscrivant dans le présent : « Du temps pourra venir / Pour occuper la sphère // Pleine de tous les temps / Vécus, accumulés, // Et de ce temps tenu / Au moment que tu parles. // Du temps vient dans la sphère / Pleine de tous les temps, // Qui chante leur silence / Et se tait dans leur chant »169.

Enfin, la paroi-poème est nécessairement poème-paroi et réciproquement, l’une ne va pas sans l’autre ; c’est un « parcours qui va d’une parole sur la paroi à une parole devenue

167 Guillevic, Inclus, op. cit., p. 166.

168 Guillevic, Sphère suivi de Carnac, op. cit., p. 72. 169 Ibid. p. 128.

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paroi »170. Il en va de même entre le poète et la paroi : on retrouvait le même principe de

réciprocité entre le sujet et le mur dans Sphère, où le poète ne sait s’il écrit parce qu’il y a un mur, ou s’il y a un mur puisqu’il écrit dessus.