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En reprenant les thèses de Nietzsche sur l'Histoire, nous verrons à présent comment ces formes mythifiantes et démythifiantes correspondent à une écriture dite monumentale de l'histoire et à une autre qui s'affaire à en élaborer la critique. Comme le passage d'un versant à l'autre de la forme littéraire westernienne, comme l'alternance du héros entre l'action mentale et l'action physique, comme le glissement complexe de la mythification à la démythification, il ne faut cependant pas croire que notre sujet laisse entendre que le western se rapportait l'histoire monumentale et qu'il s'est soudainement mis à faire de l'histoire critique. Rappelons ce qu'écrivait Foucault au sujet de ces raccourcis épistémologiques :

Dire qu'une formation discursive se substitue à une autre, ce n'est pas dire que tout un monde d'objets, d'énonciations, de concepts, de choix théoriques absolument nouveaux surgit tout armé et tout organisé dans un texte qui le mettrait en place une fois pour toutes; c'est dire qu'il s'est produit une transformation générale de rapports, mais qui n'altère pas forcément tous les éléments; c'est dire que les énoncés obéissent à de nouvelles règles de formation, ce n'est pas dire que tous les objets ou concepts, toutes les énonciations ou tous les choix théoriques disparaissent. (2008, p.235)

Or, la remise en question soulevée par une certaine catégorie de westerns d'après-guerre n'a pas introduit un champ d'idées complètement nouveau. Elle a plutôt souligné l'apport de l'Histoire aux mythes westerniens et la dette de réalisme que le genre lui devait : le manichéisme est remis en question, l'idée du bien, du mal, de la morale et de l'éthique deviennent des préoccupations récurrentes d'un genre a priori belliqueux et qui, en désirant se renouveler, cherche aussi à élargir les types de récit qui lui sied bien.

Pour Nietzsche, l'écriture de l'histoire se divise en trois catégories : monumentale, traditionaliste et critique. Il sera à présent intéressant de voir comment chacune d'entre elles éclaire le modus operandi du western. D'abord, nous associons les dogmes historiographiques du western classique à l'écriture monumentale de l'histoire que l'auteur définit ainsi :

Que les grands moments de la lutte des individus forment une chaîne continue, qu'ils dessinent à travers les millénaires une ligne de crête de l'humanité, que le sommet de tel instant depuis longtemps révolu reste à mes yeux encore vivant, grand et lumineux – c'est là l'idée fondamentale de la foi en l'humanité qui s'exprime dans l'exigence d'une histoire monumentale. (2007, p. 104)

Nous pourrions établir un rapport entre l'écriture mythifiante du dime novel et cette perspective positiviste qui établit l'Histoire comme une « chaîne continue », en ce que les deux s'organisent en un ensemble de documents. Œuvres-monuments édifiées pour stimuler notre « foi en l’humanité », elles se donnent à lire et à voir comme une vérité historique et

« par laquelle seule la grandeur se perpétue » (p. 105) et par laquelle des films comme The Iron Horse ou How The West Was Won (John Ford, Henry Hathaway et George Marshall, 1962) trouvent écho auprès de leurs publics. Des intertitres du premier jusqu’à l’épilogue du second20, il s'agit toujours de rappeler aux spectateurs américains que c'est à force de labeur

que l'Amérique est devenue ce qu'elle est et qu'il faut en cela travailler à en être dignes. The Plainsman (Cecil B. DeMille, 1936), quant à lui, lie clairement l’époque de la diégèse à celle de sa production en faisant dire à son héros, en voix-off, quelques secondes avant le générique : « It shall be as it was in the past... Not with dreams, but with strength and with courage... Shall a nation be molded to last ». Le personnage locuteur s'adresse à ses véritables interlocuteurs – le public de la salle de cinéma – pour les rassurer sur la fidélité du récit qu'ils s'apprêtent à voir. L'Histoire est mise en scène comme telle, présentée comme avérée et s'organisant, consciemment ou inconsciemment, comme un ensemble d'objets dramatiquement, idéologiquement, sociologiquement et politiquement signifiants ; la cohésion diégétique constitue l'essentiel du « sommet de tel instant depuis longtemps révolu » qui « reste à mes yeux encore vivant, grand et lumineux ».

L’histoire traditionnelle embaume quant à elle le passé et son « bric-à-brac ancestral » dans lequel l’individu finit « possédé par son patrimoine ». Incapable d’établir un réseau de relations entre le passé et le présent, ne serait-ce que pour y trouver de l’inspiration ou y voir

20 Sur la chanson thème How the West Was Won, un plan d'hélicoptère nous fait survoler le désert de Californie et les Rocheuses pour arriver à San Francisco. Des superpositions de divers plans aériens filmant le fourmillement des autoroutes et la construction de gratte-ciels concluent la séquence.

une répétition fortuite, l’histoire traditionnelle n’a de valeur qu’aux yeux de l’antiquaire qui décore son « nid douillet » de tous les objets qu'il collectionne (p.109) :

[L'histoire traditionnelle] ne fait en effet que conserver l’histoire, non pas l’engendrer ; c’est pourquoi elle sous-estime toujours ce qui est en gestation, car elle ne possède pour cela aucun instinct divinatoire – au contraire, par exemple, de l’histoire monumentale. Elle empêche l’individu d’opter résolument pour le nouveau, elle paralyse ainsi l’homme d’action qui, en tant que tel, offensera et devra toujours offenser quelque piété. (p. 112)

Cette histoire traditionnelle (dont on trouve des prolongements jusque dans le western contemporain) nous apparaît comme la transformation du western classique en film à costumes, l’aboutissement d’une forme épique dans un film d’époque aux Stetsons et éperons finement fabriqués, mais à la résonance mythique complètement vide. Des œuvres plus récentes comme 3 :10 To Yuma (James Mangold, 2007) ou la série télévisée Deadwood (2005), par leur recyclage des codes esthétiques du western sans jamais chercher à faire sens avec l'histoire de l’Ouest (probablement parce qu’elle est aujourd’hui trop lointaine), ses ramifications ou sa pérennité, en sont de bons exemples. Ils se suffisent à eux-mêmes, ne s’inscrivent ni dans la grande Histoire, ni dans la petite (celle des anecdotes moralistes ou des contemplations introspectives) préférant à ces perspectives celle du divertissement hollywoodien d’aujourd’hui : le film d’action, le drame, le suspense, etc. Omettant de tirer profit du réseau de relations complexes que le western entretient avec le réel, ces films cherchent le réalisme dans la minutie du détail et le refus du discours historiographique, et ce, qu'il soit l'aboutissement d'une perspective positiviste de l'histoire de l'Ouest ou qu'il

s'élève précisément contre son caractère restrictif. Dans leur cas, évoquer l'écriture de l'histoire, c'est d'abord et avant tout évoquer qu'elle ait été écrite.

Or comme l'expliquait Nietzsche dans ses Considérations inactuelles, l'homme « ne peut vivre, s'il n'a pas la force de briser et de dissoudre une partie de son passé, et s'il ne fait pas de temps à autre usage de cette force : il lui faut pour cela traîner ce passé en justice, lui faire subir un sévère interrogatoire et enfin le condamner. » (2007, p. 113) Cette volonté de puissance – ici volonté de briser, questionner et démythifier –, poussera bon nombre de cinéastes à revoir considérablement la simplicité du genre, puis à l'envisager comme le cadre d'une réflexion idéologique sur l'Amérique en remettant en cause les oukases du mythe américain. Née d’une conscience aiguë de la naissance et de la mort des choses « au service de la vie », cette écriture reprend la structure discursive monumentale et en questionne les éléments constitutifs.

L’histoire critique peut chercher à faire des rapprochements pour remettre en question le passé comme le présent, mais dans les deux cas, elle sous-entend que nous ne sommes pas redevables du passé et qu’au contraire, nous avons le devoir de l’analyser. C’est seulement lorsque nous serons parvenus à cet état de lucidité transhistoriographique – un état qui s'attache aux événements vécus, aux choses dites et aux faits accomplis plutôt qu'à leur écriture – que nous pourrons enfin déconstruire la relation qu'entretient le western avec l'histoire et nous reconstruire avec elle. À ce titre, un film comme Broken Arrow fait preuve d’ouverture face aux Amérindiens ; Sergeant Rutledge (John Ford, 1960) le fait face aux Afro-américains, puis Man of the West (Anthony Mann, 1958) face aux vieux truands désirant tourner la page. Le monde n’est plus aussi simple et glorieux qu’on aimait le croire, car cette

nouvelle Histoire dépoussiérée et sans cesse réactualisée n'apparaît plus comme un monument du passé, mais bien comme le rappel de nos erreurs. On apprend à y reconsidérer les préjugés d'autrefois. Les zones grises deviennent la norme d'une structure narrative qui tirera des dilemmes moraux et des faux-semblants l'essentiel de ses enjeux dramatiques. La prouesse physique des cascadeurs fait place à la verve instigatrice et moraliste de cowboys moins jeunes qu'ils ne l'étaient dans les années 1930 et 1940. L'assagissement du genre est symptomatique des réalités de l'industrie, mais aussi d'un déplacement des intérêts vers une forme plus quiète, tendant à l'harmonisation du cowboy avec son environnement plutôt qu'à la sempiternelle antagonisation. Alors que l'écriture monumentale de l'histoire scellait en son sein une vision cyclopéenne de la conquête du Far West, le discours critique force l'histoire à s'ouvrir, à s'activer, à redémarrer la construction d'un réseau de relations complexes avec le réel et à mettre en évidence les perspectives téléologiques développées par les westerns d'après-guerre. À tenter de se réconcilier avec les faits vécus, les sur-westerns sont en quête de la finalité de l'histoire de l'Ouest, d'une synthèse qui ne sera finalement établie qu'à l'apparition du discours crépusculaire, acceptant par définition la notion de fin et de méditation sur celle-ci.

Nous pourrions conclure que « l’histoire monumentale », « l’histoire antiquaire » et « l’histoire critique » caractérisent chacun des différents styles westerniens et leur (in)conscience historiographique. La troisième forme d'écriture demeure plus caractéristique – implicitement – du sur-western et constituante – explicitement – du western crépusculaire.

regarde avec les préoccupations du présent, nous plaisant à consommer sa poésie de l'héroïsme. Et alors que l'histoire monumentale a été instrumentalisée par le cinéma classique en rendant à l’Amérindien le rôle d’ennemi par besoin d'antagoniste – il faut bien tirer sur quelqu'un –, l’histoire traditionaliste, elle, s'est enfermée dans ces temps révolus sans aucune considération, ni passée, ni présente. Enfin, l’histoire critique cherche à établir un rapport vivant au passé où l’on observe ce qui se devait d’être dépassé et, surtout, la manière dont les différents discours se répondent et se superposent ; c’est la remise en question de l’Histoire, l'analyse de la charnière qui permet la transition d’une époque à une autre, chargée de ses contradictions, mais surtout de ses mensonges.