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De l’entreprise migratoire à l’entreprise ethnique

DEUXIEME PARTIE : MANIFESTATIONS DE L’AUTONOMIE

Chapitre 4. De l’entreprise migratoire à l’entreprise ethnique

L’objectif de ce chapitre est d’établir un lien entre des formes d’expression de l’autonomie individuelle et de l’autonomie collective. Mon idée est que dans le cadre de l’étude des migrations internationales, ce lien est à rechercher entre entreprise migratoire et “ entreprise ethnique ”. Cette dernière étant conçue sous le double ou triple sens d’affirmation d’un collectif identitaire, d’unité économique (de vente ou de production) et d’ensemble articulé (ou dispositif) d’unités économiques fonctionnant sur un substrat collectif. S’intéresser à ce qui relie l’entreprise migratoire (individuelle) et l’entreprise (collective) ethnique c’est chercher à voir comment l’initiative individuelle et l’initiative collective s’impliquent l’une l’autre. C’est également chercher à comprendre comment fonctionne et à quoi sert l’entreprise ethnique, et ce qui s’y négocie.

Entreprise individuelle et entreprise collective

Il y a “ entreprise ” dans la mesure où le migrant par son acte de mobilité géographique anticipe son avenir dans le cadre d’un projet de mobilité sociale. Il a une action, une prise, sur celui-ci. Il a une initiative qui peut être considérée comme un des caractères de l’autonomie (voir chapitre 3 de la partie 1). Et, comme sa visée de mobilité sociale passe par une mobilité spatiale, il s’agit d’une entreprise migratoire.

Lorsqu’il est dans le pays d’accueil, le migrant se trouve, le plus souvent, avec des semblables pour diverses raisons pratiques (fonctionnement des réseaux migratoires qui fournissent des opportunités de logement, de travail etc.) et en raison de l’effet de clôture identitaire inhérent à tout groupe social (cet effet valant, rappelons-le, pour la société d’accueil et pour le groupe migrant). Il y a entreprise ethnique dans le fait qu’il va travailler et participer à la constitution d’un collectif de nature ethnique. Et cela pas seulement de manière passive comme le laisserait penser certaines théories de la discrimination et de l’assignation identitaire. Mais de manière active (ce qui ne veut pas dire toujours de manière délibérée), en faisant des actes qui manifestent son appartenance ethnique. C’est en ce sens que nous parlerons d’entreprise ethnique. L’entreprise ethnique est à comprendre également au sens d’unité économique ethnique c’est à dire marquée par la prévalence du caractère ethnique dans le choix des partenaires économiques42. Comment relier l’entreprise ethnique comme affirmation d’une communauté identitaire à l’entreprise ethnique comme unité économique

42 Cet aspect est discuté plus loin, rappelons également qu’il ne concerne pas seulement les relations à l’intérieur d’un groupe ethnique mais aussi les relations entre groupes différents.

fonctionnant sur la base de la prévalence de l’appartenance ethnique dans le choix des partenaires économiques ? En fait, la seconde est partie prenante de la première, elle est une des expressions possibles de l’entreprise ethnique. Elle en est l’expression économique car c’est à la condition qu’un collectif identitaire s’affirme et existe (de façon matérielle ou symbolique) que des unités économiques fonctionnant sur la base de la prévalence susmentionnée peuvent exister, celles-ci entretenant ainsi le collectif identitaire. L’entreprise de différenciation et d’affirmation collective identitaire pouvant, par ailleurs et selon les circonstances, trouver à s’exprimer sur le plan politique ou culturel, privilégiant parfois l’une ou l’autre de ces trois dimensions. Conserver ce double sens de l’expression permet de souligner qu’il y a un lien entre entreprise ethnique comme constitution d’un collectif et entreprise ethnique comme formation d’une unité économique. On y ajoutera même un troisième sens qui réunit les deux premiers, celui de dispositif, d’ensemble articulé, d’unités économiques qui fonctionne sur un substratum collectif.

L’entreprise migratoire est le plus souvent une entreprise individuelle. Elle est certes prise dans un système de relations qui lui donne ainsi une dimension collective, mais la décision et l’initiative de partir revient à l’individu, et la mobilité elle-même, c’est à dire l’acte de bouger, est le fait d’un individu. Elle devient une entreprise “ collective ” lorsque l’individu en vient à travailler à la constitution et à l’affirmation d’une entité ethnique, d’où l’idée d’entreprise ethnique. C’est le contexte du pays d’accueil qui produit pour une part cette situation ainsi que le fait identitaire (clôture identitaire etc.). Mais c’est aussi le phénomène migratoire : le fait que l’entreprise migratoire de l’individu le place dans un contexte qui favorise la constitution d’un collectif sur une base ethnique.

Il y a entreprise lorsqu’il y a affirmation d’un collectif et lorsque se mettent en place des processus de coordination et de coopération qui lui permettent de fonctionner et d’exister. Il y a là aussi une sorte d’anticipation pour produire et maintenir ce collectif, une sorte de projet de constitution et d’affirmation d’une entreprise identitaire. Il faut souligner la dimension non pas passive, défensive (théories de la discrimination) mais active, positive de ce processus qui se présente comme une façon d’apprendre à être différent. On n’insiste pas suffisamment sur ce que la migration peut présenter comme rupture avec les modes de vie antérieurs – les univers de références, les modes de relations, les façons d’agir et de penser, la façon de marcher elle-même sont affectés – et sur son pouvoir de transformation de l’individu. Façon d’être différent pouvant d’ailleurs être compris comme une façon d’être qui n’est pas la même que dans la société d’origine et comme une façon d’être un être différent de la société d’accueil.

La réalisation de l’entreprise migratoire et de l’entreprise ethnique passe par la négociation des identités. Cette dernière constitue en quelque sorte la clé, l’opérateur qui permet de relier au plan de l’analyse l’autonomie individuelle du migrant à l’autonomie collective des populations migrantes. La notion de négociation des identités permet, par ailleurs, de préciser le cadre d’analyse dans lequel se situe mes travaux sur l’entreprenariat ethnique.

Qu’est ce que la “ négociation des identités ” ? Présence

L’existence de populations d’origine étrangère sur le territoire national a pour effet d’engager des processus de négociation de la présence de ces populations. Mais cette négociation concerne moins leur présence effective – parce que celle-ci est néanmoins peu ou prou acceptée – que les formes de cette présence. C’est moins la présence de personnes d’origine étrangère en tant qu’individus séparés qui est en cause que celle de groupes dont les membres se reconnaissent une origine commune, réelle ou putative, c’est à dire de groupes qui affirment une identité de nature ethnique (1998e, 1998g). Parce qu’en France, reconnaître cette présence impliquerait à terme une reconnaissance institutionnelle qui entrerait en contradiction avec le modèle républicain d’incorporation à la nation : le modèle assimilationniste intègre des individus et non des groupes, (voir à ce propos les analyses de Dominique Schnapper). Mais ces groupes existent de fait et ce qui caractérise ces populations lorsqu’elle sont perçues et qu’elles se manifestent comme collectifs, c’est leur identité. Elles se constituent et s’affirment comme différentes de la société globale sur une base identitaire. Or, cette présence en tant que groupes ethniques ne va pas de soi, elle fait l’objet de négociations, de transactions. Comme ce qui définit et signale la présence de ces groupes c’est leur identité ethnique, les négociations et les transactions concernent les identités : des groupes mais aussi, comme on le verra, de la société d’accueil. C’est dire ainsi que les identités ne sont pas pur héritage d’identités préexistantes mais qu’elles sont considérablement transformées et, à proprement parler, construites à travers la négociation. La négociation des identités prend donc son départ dans une négociation de la présence de populations constituées en tant que groupes ethniques.

L’idée pouvant permettre de rendre compte de ces phénomènes dans leur dimension dynamique est, comme on l’a déjà souligné, celle d’entreprise parce qu’elle connote l’initiative, une dimension active et quelque chose comme un projet. Il n’y a pas simple imposition de normes et de représentations héritées mais échange, création, recomposition. D’autant plus que (1992a bis, 1994b), les entreprises proprement dites,

ou les “ entrepreneurs ethniques ”, semblent jouer un rôle important en tant que négociateurs symboliques des identités.

Contexte

Le contexte de l’époque joue un rôle déterminant dans cette négociation. En France, comme on le sait, il est marqué par deux phénomènes : la construction européenne et la pérennisation de la présence de populations immigrées. Ce qui se marque du point de vue de la société française, par une double question de l’intégration : l’intégration européenne et l’intégration de populations d’origine étrangère (1992a bis, 1994b). Si l’on formule cette question comme étant celle de l’intégration de la nation à un ensemble de taille supérieure et de l’intégration à la nation de populations étrangères, on voit immédiatement le problème qui se pose du point de vue national : comment intégrer des populations étrangères, “ allochtones ”, (voire allogènes dans les formulations les plus extrêmes), à une nation dont les contours et le contenu sont questionnés par son intégration à un ensemble “ national ” plus vaste : à un ensemble qui se profile comme un état-nation plus vaste ? L’union européenne présente en effet les caractéristiques qui pourraient permettre à terme une intégration “ nationale ” de ses composantes “ nationales ” : un territoire, une nation définie par une identité européenne et quelque chose qui s’apparente à un appareil d’état. L’intégration verticale de ces trois éléments pouvant concourir à une configuration stato-nationale-territoriale et donc à un état-nation européen. C’est dire en passant que le modèle de l’état-nation n’est pas mort. C’est au moment où l’état national est questionné par son intégration à un ensemble plus vaste que se pose, du point de vue national, la question de l’intégration de populations étrangères. Et il est à souligner une fois de plus que ce moment constitue le contexte dans lequel se déroulent la négociation des identités.

Négociation symbolique

Cette négociation des identités est symbolique à plusieurs titres. D’une part, elle n’est pas posée explicitement comme telle par les protagonistes, ensuite, elle concerne les attributs des identités qui en constituent en quelque sorte les signifiants, enfin, la transaction marchande elle-même porte sur des “ objets ” constitués par les produits et services et non par les identités elles-mêmes. Dans la transaction marchande se réalise une autre transaction. La première est le moyen d’une autre dans laquelle se négocient, à travers les “ objets ” échangés, les représentations réciproques des groupes auxquels appartiennent les échangistes. Ces représentations affectent les identités collectives. Comme les objets échangés sont le support de cette transaction, une signification spéciale leur est attachée : ils représentent quelque chose du groupe auquel appartient

chacun des échangistes. C’est à dire, en termes plus généraux, qu’ils possèdent des

propriétés qui définissent chacun des sujets de l’échange. Et le même objet permet de

définir deux sujets différents

1) Ainsi, cet objet de consommation pourtant courante n’est pas n’importe quel objet : ce paquet de lessive acheté chez l’épicier arabe de mon quartier n’est pas celui, pourtant identique, acheté dans une grande surface, il est celui que m’a vendu ce commerçant que je sais appartenir à un groupe tel que je sais que je trouverai chez lui ce produit à l’angle de la rue, dimanche à 21 heures. Ce produit est caractérisé, qualifié, par une relation

sociale particulière : celle d’un acheteur qui, à travers la représentation qu’il se fait d’un

vendeur, assimile ce dernier à un groupe dont il sait que les membres commerçants vont offrir un service spécial (être ouvert dimanche à 21 heures). L’important ici est l’assimilation à un groupe social, c’est à dire le fait qu’à travers le produit et dans l’acte d’échange, l’on confère une identité sociale à un individu. Dans cet exemple, ce n’est pas seulement une assimilation au groupe des commerçants mais à un groupe ethnique. 2) Il y a une caractérisation ethnique du commerçant de la part du client mais on peut soutenir qu’il y a une caractérisation symétrique de la part du commerçant à propos du client. Il n’y a là rien que de très banal dans l’entreprenariat ethnique. Par exemple, les commerçants chinois qui approvisionnent les populations africaines distribuent les produits qu’ils savent être ceux recherchés par ces populations. Ils les disposent dans leur magasin et les conditionnent de la façon dont ils pensent qu’elles souhaitent les trouver. Il en va de même pour les commerces orientés vers les populations autochtones ou identifiées comme telles par les tenanciers, ou encore pour les magasins tournés vers les populations asiatiques. Pour le commerce arabe de quartier, c’est une offre de produits et surtout de services qu’il pense être ceux recherchés par un certain type de clientèle : l’autochtone par exemple (1986d, 1990b). Ce qui est à souligner est que le commerçant identifie ethniquement sa clientèle. Cette définition réciproque intervient d’ailleurs dans d’autres domaines de l’activité économique. La caractérisation ethnique n’est donc pas le fait d’un seul des échangistes mais des deux (1996c).

Les propriétés des objets qui définissent les sujets leur viennent d’une relation sociale dans laquelle se marque l’appartenance des individus à un groupe. Les gestes (achat, vente) à travers lesquels s’expriment les statuts sociaux des échangistes (acheteur autochtone, vendeur arabe) donnent à ces objets des significations extrinsèques (objet vendu par un commerçant arabe, objet acheté par un autochtone) qui se superposent à leurs caractères intrinsèques (poudre à laver). C’est comme s’il y avait dans l’objet quelque chose de plus que sa valeur d’usage qui lui est ordinairement attachée lorsqu’on

l’achète dans un magasin “ anonyme ” (un paquet de lessive pour laver mon linge). C’est que le même objet se présente différemment en fonction de la relation sociale dans

laquelle il apparaît.

Quelle est cette relation sociale ? Quelle est cette différence ? Cette relation, dans le cas de l’économie ethnique, est un échange qui intervient entre deux individus qui s’attribuent réciproquement des identités sociales. On pourrait dire la même chose de n’importe quel acte d’achat dans un commerce quel qu’il soit : au minimum, l’un des protagonistes est identifié comme acheteur, l’autre comme vendeur. La différence, ici, tient en ce que cette identité sociale est une identité ethnique qui suppose que chacun repère l’origine de l’autre. Le statut social des échangistes n’est pas seulement celui d’un distributeur ou d’un consommateur, il est défini par le fait que chacun range l’autre dans un groupe dont il suppose que les membres partagent une origine commune43. Il y a donc quelque chose d’étonnant qui se passe : d’une part une distinction, une séparation qui est au fondement de l’économie ethnique (la prévalence de l’appartenance ethnique dans le choix des partenaires économiques, à comprendre comme fonctionnant dans les relations intra-groupe et intergroupe – exemple ici développé), d’autre part, la manifestation d’appartenance à une même communauté (au moins celle constituée par les individus qui tombent d’accord pour acheter/ vendre), la non appartenance de l’un ou de l’autre à la communauté des échangistes interdisant l’échange.

Qu’y a-t-il d’autre dans l’objet que sa valeur d’usage ordinaire ? Porte-t-il des signes identitaires ? Si cela est évident, de prime abord, pour certains objets exotiques (couscous, nems... pour prendre des exemples caricaturaux), cela l’est moins pour les objets du commerce courant. Un paquet de lessive acheté chez un épicier arabe a-t-il une autre signification que celle d’un produit de lavage ? Si oui, quelle signification de plus lui attribuons-nous ? (Quelle propriété a-t-il, en plus, qui définisse les sujets ?) Comme on l’a dit, il est l’argument d’une relation sociale qui met en cause le statut social (identitaire) à travers des gestes qui définissent les sujets en leur attribuant une identité44. Ce que l’on trouve en plus c’est son utilité comme support d’opérations d’identification. La signification que nous lui attribuons (en plus) est celle de définir à travers l’échange nos identités respectives. De permettre, d’être le support d’un échange identitaire. La signification est donc également : il est possible d’échanger avec un

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Notons pourtant une chose sur laquelle nous reviendrons plus loin, à savoir que, par ailleurs, l’échange implique les échangistes dans une sphère de significations communes, au moins celles qui consistent à payer pour recevoir un objet et à recevoir de l’argent en contre partie d’un objet (communauté marchande, voir 1996c).

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Cela permet de rappeler en passant que même les objets “ exotiques ” ne contiennent pas, par essence, de marque ethnique : un nem est une farce enveloppée dans une feuille à base de farine de riz, il ne devient “ nem ” que lorsque les individus se le représentent comme nourriture consommée par une