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De l’anthropomorphisme et de la folie religieuse :

Chapitre III Critique de la religion positive

3.1. Critique de la religion historico-positive :

3.1.5. De l’anthropomorphisme et de la folie religieuse :

Au § 1 et 2 de la deuxième section de la quatrième partie de la Religion qui s’intitule respecti- vement : « Du fondement universel de l’illusion religieuse », et « Du principe moral de la religion dans son opposition à l’illusion religieuse », Kant aborde les deux thèmes de l’anthropomorphisme et de la folie religieuse. En ce qui concerne le premier, l’auteur nous dit la chose suivante :

L’anthropomorphisme, qui, dans la représentation théorique de Dieu et de son essence, est difficile à éviter pour les êtres humains, mais au demeurant assez innocent (dès lors simplement qu’il n’influe pas sur les concepts du devoir), devient extrêmement dange- reux quand il s’agit de notre relation pratique avec la volonté divine et de notre moralité elle-même ; car alors nous nous faisons un Dieu, tel que nous croyons pouvoir le gagner très facilement à notre avantage et nous estimer ainsi dispensés de l’effort pénible et ininterrompu d’agir sur ce qui est le fond le plus intime de notre intention morale89.

Nous comprenons, dès lors, par ce passage que Kant ne condamne pas d’emblée l’anthropomor- phisme du divin, mais il distingue seulement entre de sortes d’anthropomorphismes, l’un qui est légitime et qu’il désigne comme étant « symbolique », car il procède « par analogie et consiste à se

87 Ibid., p. note, p. 255 ; Ak VI, 188.

88 Fœssel, Michaël., Analyse de la 4e partie de La religion dans les limites de la simple raison, op.cit., p. 168. 89 Kant, Emmanuel., La religion., op.cit., note. p. 230 ; Ak VI, 168-169

représenter Dieu comme doté d’un entendement, d’une volonté et de certaines propriétés consta- tables chez l’homme90 », et qui « permet d’attribuer ces propriétés pour penser la relation de Dieu au monde », mais qui, cependant, « ne concerne pas l’objet même, mais le langage, la façon de parler de Dieu. Fondamentalement, comme le note E. Weil, ce n’est pas Dieu qui est anthropomorphe, mais l’homme qui est “théomorphe”, au sens où l’homme reste une créature à l’image de Dieu91. » Par contre, l’autre sorte d’anthropomorphisme est inconséquent et condamnable, selon Kant, parce qu’il est « dogmatique » au sens où il assimile « Dieu à un homme en en donnant une image valant comme une connaissance. On attribue alors à l’Être suprême des propriétés en soi par lesquelles nous concevons de simples phénomènes […] L’anthropomorphisme dogmatique conduit à la superstition et au fétichisme, au faux culte et au fanatisme92. » De fait, le philosophe de Königs- berg reconnaît que l’être humain éprouve le besoin d’avoir une représentation sensible du divin, et que l’anthropomorphisme n’est pas nocif en soi du moment qu’il ne nous éloigne pas de nos obli- gations morales. Toutefois, il nous met en garde vis-à-vis de l’anthropomorphisme dogmatique, puisque celui-ci transforme, d’après lui, la religion en simple idolâtrie, qui à son tour entraîne une paresse morale étant donné que le sujet y croit pouvoir gagner la faveur de Dieu par de simples prières flatteuses et des courbettes telles qui le feraient pour un monarque. D’ailleurs, l’anthropo- morphisme et l’idolâtrie son corrélatif l’un à l’autre, puisque, comme le dit Kant dans sa Critique de la Faculté de juger, l’idolâtrie :

au sens pratique reste cette religion qui conçoit l’Être suprême avec des propriétés d’après lesquelles quelque chose d’autre que la moralité pourrait être la condition en soi suffisante pour que l’homme puisse se conformer, dans ce qu’il peut faire, à la volonté de cet Être. Car si pur et si dégagé d’images sensibles qu’on soit parvenu à saisir ce concept du point de vue théorique, on se le représente pourtant dès lors, dans le registre pratique, comme une idole, c’est-à-dire de manière anthropomorphique quant à la cons- titution de sa volonté93.

Donc, l’écueil dans lequel l’anthropomorphisme de type dogmatique entraîne la religion ré- side dans le fait d’une transgression des bornes de la raison en prétendant constituer une connais- sance certaine de Dieu qui lui attribue des propriétés et des qualités comme si elles provenaient de l’expérience, tandis que, pour notre philosophe :

90 Vaysse, Jean-Marie, Dictionnaire Kant, Anthropomorphisme, p. 17-18 91 Idem.

92 Idem.

chacun peut à partir de lui-même connaître par sa propre raison la volonté de Dieu qui réside au fondement de sa religion ; car à proprement parler le concept de la divinité ne surgit que de la conscience de ces lois et du besoin de la raison d’admettre une puissance qui puisse leur ménager, en harmonie avec la fin morale suprême, la totalité de l’effet qu’elles peuvent avoir dans le monde. Le concept d’une volonté divine, déterminée sim- plement par des lois purement morales, ne nous permet de concevoir qu’un seul Dieu, donc aussi une seule religion, qui est purement morale94.

Nous comprenons, dès lors, que pour Kant, comme le précise Florence Salvetti, nous évitons l’anthropomorphisme dogmatique, et du même coup l’idolâtrie de l’Être suprême à partir du mo- ment où « nous considérons Dieu en son noyau purement rationnel, à savoir comme Idée. L’Idée est garde-fou de l’Idolâtrie au sens propre, c’est-à-dire religieux, mais aussi au sens large et éthique95 ».

À travers sa critique de l’anthropomorphisme excessif de Dieu, Kant condamne surtout aussi la passivité morale que celui-ci engendre dans l’esprit des sujets, puisqu’il les pousse à substituer de simples cultes et observances, « tels que les pénitences, les mortifications, les pèlerinages et autres démarches du même genre96 », au vrai culte moral de Dieu qui consiste à cultiver sans cesse une bonne et pure intention morale, ainsi que de persévérer encore et toujours à améliorer sa conduite envers soi-même et envers autrui. Cependant, comme nous dit Kant, les sacrifices pénibles, les simples cultes et observances, « ont toujours été considérés comme plus puissants et comme ayant plus d’effets sur la faveur du ciel et plus appropriés pour obtenir la purification des péchés, parce qu’ils servent plus fortement à signifier une soumission sans limites (bien que non morale) à sa volonté97. » Donc, humaine, trop humaine, est la faiblesse de l’homme qui lui fait souvent opter pour les solutions faciles que sont les sacrifices, les cultes et les observances, à la place de la pénible tâche incessante et perpétuelle d’avoir de bonnes intentions et de bonnes actions morales ; ainsi, comme le relève notre philosophe :

Moins de tels tourments qu’on s’inflige à soi-même sont utiles, moins ils ont pour finalité l’amélioration morale universelle de l’être humain, plus ils apparaissent témoignés de sainteté : car c’est précisément parce qu’ils ne servent absolument à rien dans le monde, mais qu’ils coûtent cependant de la peine, qu’ils semblent avoir pour seul et unique but de témoigner de notre dévouement à Dieu. Bien que, dit-on, de tels actes n’eussent en rien servi Dieu à quelque point de vue, il y voit pourtant la volonté bonne et le cœur, qui

94Kant, Emmanuel., La religion, op.cit., p. 152-153 ; Ak VI, 104.

95 Salvetti, Florence, Judaïsme et Christianisme chez Kant, op.cit., p. 180-181. 96 Kant, Emmanuel., La religion, op.cit., p. 231 ; Ak VI, 169.

sans doute est trop faible pour observer ses commandements moraux, mais qui com- pense manque par l’empressement dont il fait preuve en œuvrant ainsi98.

Par ailleurs, pour ce qui touche à la folie religieuse, Kant note qu’elle est « l’illusion consistant à tenir la simple représentation d’une chose pour équivalente à la chose elle-même99. » Autrement dit, avoir la représentation d’une chose ne veut pas dire que cette chose soit nécessairement telle qu’on se la représente, ou même qu’elle aille quelque réalité que ce soit ; ainsi, la représentation que donne de Dieu certains passages des Écritures scripturaires des différentes religions du Livre que sont le Judaïsme, le Christianisme et l’Islam, comme étant, par exemple, un Dieu miséricordieux, bon et juste, mais aussi, jaloux, vengeur, irritable et même parfois violent, sont non seulement des représentations qui ne peuvent faire l’objet d’une connaissance objective, mais, encore, qui ne peu- vent faire l’objet également d’un dogme auquel tout le monde serait tenu d’y croire100. Donc, la folie religieuse consiste en un délire de l’imagination qui croit détenir un savoir certain sur Dieu. De plus, la folie religieuse peut aussi consister en un « délire de la raison » dans la mesure où l’on se persuade, comme dit Kant, « que l’on peut distinguer les effets de la grâce de ceux de la nature (de la vertu) ou même que l’on peut parfaitement les produire en soi, cela relève d’un délire de la raison, car nous ne pouvons d’aucune façon ni acquérir une connaissance d’expérience d’un objet suprasensible, ni encore moins avoir une influence pour le faire descendre jusqu’à nous101 ».

Par conséquent, la folie religieuse consiste en une interversion qui court-circuite la marche naturelle de l’esprit humain vers la religion et la foi pure pratique, puisqu’au lieu d’aller de la loi morale de notre raison pratique pour aboutir au postulat de l’Idée de Dieu, la folie religieuse nous met dans la situation contraire qui est celle de, d’abord, adhérer à l’image d’un Dieu anthropomor- phique tel qu’il est dépeint par les religions historico-positives, pour, ensuite, en accepter tous les commandements et toutes les observances qu’il exige de nous102. Ainsi, la folie religieuse enferme les individus dans une morale de l’hétéronomie et dans une religion cultuelle et servile. À ce sujet Michaël Fœssel a raison de nous dire aussi que :

Cette folie est une transgression de l’interdit selon lequel nous ne connaissons rien de Dieu et ne pouvons donc nous en faire aucune image. Substituer ce soi-disant savoir à

98 Ibid., p. 233 ; Ak VI, 169. 99 Ibid., note, p. 229 ; Ak VI, 168.

100 Fœssel, Michaël., Analyse de la 4e partie de La religion dans les limites de la simple raison, op.cit., p. 157 101 Kant, Emmanuel., La religion, op.cit., p. 237 ; Ak VI, 174.

la foi rationnelle est le premier acte d’intégrisme qui est au principe de toutes les perver- sions religieuses. Mais si cette perversion se situe encore au niveau de la croyance (celle de connaître Dieu), la religion est tout aussi bien une pratique103.