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De l’agriculture vivrière à l’agriculture commerciale

Chapitre 2 – Un système agricole en pleine mutation

1) De l’agriculture vivrière à l’agriculture commerciale

Cette sous-partie vise à dresser un éventail des différentes cultures pratiquées par les paysans de Ban Nong Bua. Deux types de division peuvent être faites. D’une part, on peut distinguer les cultures de la saison des pluies de celles de la saison sèche. D’autre part, il y a les cultures de subsistance et celles destinées à la vente. Dans les grandes lignes, ces deux divisions se recoupent. La principale culture de la saison des pluies correspond à la culture qui est encore largement de subsistance : le riz.

Le riz est la culture de base de l’agriculture de Ban Nong Bua. Il est cultivé par la quasi- totalité des paysans du village. Sa culture est faite lors de la saison des pluies qui s’étend de fin mai à novembre. Du premier semis à la récolte, il faut environ entre trois et cinq mois, selon les variétés. Le riz planté par les villageois est du riz gluant, dit khao nung ou khao niao. C’est en effet ce type de riz qui constitue la base de l’alimentation des villageois, comme c’est le cas dans toute la région nord du pays mais aussi dans le Nord-Est19. Le riz gluant se mange à la main et semble revêtir une importance dépassant le cadre de la simple alimentation. Presque tous les villageois me demandaient si je pouvais manger du riz gluant. Ils étaient satisfaits de m’entendre répondre que j’en mangeais tous les jours, comme si cela me rendait plus proche d’eux. Moerman écrivait que ces deux types de riz exprimaient des différences de position sociale, le riz non-gluant étant associé aux officiels de l’administration (Moerman 1968 : 11). Le riz est essentiellement réservé pour la subsistance. Chaque foyer cultivant le riz, le cultive d’abord pour lui-même. Il est aussi partagé avec les autres membres de la famille, surtout quand ces derniers ne sont pas paysans. Le riz est par ailleurs donné aux moines ou encore aux esprits en offrandes lors des diverses cérémonies religieuses. Enfin, il est éventuellement partagé avec d’autres villageois. Ce n’est qu’après tout ça, s’il subsiste quelque surplus, que le riz peut être vendu. Il arrive que quelques paysans cultivent du riz « senteur de jasmin » (khao hom mali) qui est pratiquement entièrement vendu. Néanmoins, il s’agit souvent de paysans possédant

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suffisamment de terres pour cultiver les deux types de riz à la fois. Mis à part le riz, les paysans produisent d’autres cultures de subsistance bien souvent des herbes aromatiques, des légumes ou encore des fruits dans des potagers ou vergers.

S’ensuit un large éventail de cultures destinées à la vente, même si parfois les paysans peuvent garder une petite partie de la récolte pour leur consommation propre. Pour ce qui est des fruits, plusieurs foyers possèdent des vergers dans lesquels sont plantés le plus souvent des longaniers. Plus rarement on peut retrouver des manguiers ou encore des bananiers. Pour rester dans le domaine des arbres, la quasi-totalité de la forêt présente sur les collines à l’ouest du village a laissé place à des plantations d’hévéa et, dans une moindre mesure, à des bambouseraies et des plantations de teck, destinés à être vendus sur le marché. Le boom de la culture de l’hévéa est assez récent dans la province de Nan mais il a pris une ampleur considérable20. Quand on se rend au chef-lieu de la province, on aperçoit des plantations d’hévéa un peu partout le long de la route. Pour ce qui est du village de Nong Bua, la culture de l’hévéa est pratiquée par quelques foyers (12,1% des foyers agricoles). Alors que pour les champs agricoles, les exploitations sont de petite taille (presque toutes en dessous de 10 rai21),

les plantations d’hévéa dépassent aisément les 10 rai.

Les cultures maraîchères sont nombreuses et sont pour la plupart plantées lors de la saison sèche, une fois la culture du riz terminée (entre novembre et début décembre). Là encore, il arrive que quelques paysans, à la faveur de propriétés foncières relativement grandes, puissent planter des cultures de rente en pleine saison des pluies. Mais généralement, ces cultures sont semées sur le même champ utilisé pour cultiver le riz lorsque celui-ci a fini d’être récolté. En tête des cultures de rente, on retrouve le piment et le maïs. Viennent ensuite le tabac, la gourde, la courge, le liseron d’eau, les haricots, les oignons, les salades, les algues… L’élevage est très peu pratiqué par les habitants du village. Les seuls animaux étant élevés sont des poulets. Un bon nombre de foyers en possèdent quelques-uns pour leur propre consommation que ce soit pour la viande ou pour les œufs. Certains villageois vendent des poulets mais cette vente est confinée aux autres villageois. Il y a en outre quelques vaches (à peine 4 ou 5 à ma connaissance). Il n’y a ni porc ni buffle dans le village.

La présence de ce large éventail de cultures dans le village de Nong Bua montre que les évolutions observées au niveau national concernant l’agriculture se retrouvent à l’échelle locale,

20 Rappelons que la Thaïlande est le premier producteur mondial de caoutchouc. 21 1 rai= 1600 m2 soit 16 ares.

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comme évoqué par de nombreux auteurs (Formoso 2000 : 133 ; Barnaud et al. 2006 ; Trébuil et al. 2006 ; Poupon 2010 ; Ouyyanont 2016 ; Podhisita 2017 ; Promkhambut et Rambo 2017). Je parle ici de la commercialisation de l’agriculture, de sa diversification et de son intensification. Dans le cas de Ban Nong Bua, ces processus sont bien en place même si la culture principale, le riz, en reste épargnée. Sur ce point de vue, la riziculture n’est pas affectée par ces nouvelles logiques agricoles (la riziculture n’échappe pas pour autant aux changement techniques). En revanche, à côté de cette culture de subsistance, se sont ajoutées plus ou moins récemment22 les cultures de rente. Elles ont d’une part contribué à diversifier l’agriculture du village, qui jusque-là était presqu’exclusivement liée à la riziculture (comme pour le reste du pays d’ailleurs). Cette diversification s’est traduite soit par une nouvelle utilisation des rizières, soit par le travail de nouveaux terrains arboricoles (plantations).

Ces évolutions ont modifié la nature de l’agriculture localement : d’une activité de subsistance à une activité professionnelle et commerciale. Cela se retrouve au niveau du vocable utilisé. Lorsque dans le cadre du questionnaire, je posais des questions sur la profession des villageois, j’avais droit à trois types de réponse pour ce qui est des gens travaillant la terre : chao na, littéralement l’habitant/la personne des rizières ; tham na tham rai, faire la rizière, faire le rai ; kasetakon, agriculteur. Ce dernier vocable est surtout celui utilisé par l’administration mais peut-être dans la bouche des villageois, implique-t-il une autre signification de ce qu’est le travail agricole, tout comme le terme d’agriculteur peut impliquer une idée différente de celui de paysan. Peut-être sont présentes à Ban Nong Bua des évolutions semblables à celles décrites dans les années 1960 en France par Henri Mendras quand il évoquait la fin de la paysannerie au profit d’un ensemble d’agriculteurs soumis aux lois du marché (Mendras 1992). S’il peut être sans doute intéressant d’approfondir ce questionnement relatif aux termes employés, il ne faut cependant pas surinterpréter la pertinence des différences pour les villageois eux-mêmes. Les mêmes personnes employaient tantôt l’un ou l’autre des termes cités. Peut-être y a-t-il aussi un contexte propice à l’emploi de tel ou tel terme (probablement que dans un contexte formel, dans une rencontre avec l’autorité administrative, ou avec l’ethnologue, on privilégie plutôt kasetakon).

22 Difficile de donner une date exacte mais si on se réfère aux tendances nationales et qu’on les applique au niveau

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Quoi qu’il en soit, il est certain que le villageois de Nong Bua qui pratique l’agriculture obéit aux règles du marché. Les logiques de l’économie commerciale et capitaliste ont nettement pénétré le système agricole local et le village dans son ensemble.

Néanmoins, deux types de paysans dans le village sont à distinguer. D’une part, on a des personnes qui vont cultiver uniquement le riz, dans une optique de subsistance. Ces personnes ne cultivent rien d’autre ensuite et tirent donc leurs revenus exclusivement d’autres sources, soit que les revenus proviennent de leur propre force de travail, soit qu’ils proviennent de leurs enfants vivant avec eux ou ailleurs. D’autre part, il y a des paysans qui, outre le riz, cultivent d’autres plantes et en tirent une plus ou moins grande partie de leurs revenus.

Parallèlement la pratique des cultures de rente entraîne un processus d’intensification. Dès lors que d’autres cultures sont pratiquées en plus du riz, toute l’année peut être dédiée au travail agricole. Les rizières qui étaient laissées en jachère pendant la saison sèche, sont maintenant presque systématiquement transformées en champs lors de cette saison afin de faire pousser maïs, piments ou autres. Le système agricole actuel du village de Nong Bua met donc à contribution la terre et les hommes toute l’année.

Enfin pour terminer cet examen des implications du système agricole du village, il convient de mentionner les conséquences concrètes de la commercialisation de l’agriculture pour les paysans. L’agriculture commerciale nécessite l’interaction des paysans avec des intermédiaires que ce soit pour s’approvisionner en semences (toutes les semences des cultures de rente sont achetées) ou pour la vente des produits. La plupart des villageois passent par des intermédiaires installés à Tha Wang Pha. Ce sont des petits commerçants avec lesquels les villageois ont développé une relation personnelle. Mais il arrive que certains paysans traitent avec des coopératives agricoles ou encore la BACA.

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