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Chapitre 3 – Comparaison entre les cadres conceptuels et analyse

2. Points de convergence et de tension entre la théorie dworkinienne et le discours

2.2 Dans la dissidence des juges McLachlin et L’Heureux-Dubé

Il est intéressant d’analyser le raisonnement déployé par les juges McLachlin et L’Heureux-Dubé à la lumière de la théorie de Dworkin en raison des parallèles qu’il est possible d’établir entre les deux. D’entrée de jeu, on peut soulever la proximité qui existe entre leur conception des principes, mais aussi du droit en général. En effet, la juge McLachlin écrit que « le rôle des principes de justice fondamentale est d’assurer que les ingérences de l’État dans la vie, la liberté et la sécurité de la personne soient conformes à nos notions historiques, et en évolution, d’équité et de justice » [Rodriguez, 1993, p. 619]. Derrière cette phrase, on retrouve l’idée dworkinienne selon laquelle le droit est une pratique qui doit tenir compte à la fois du passé, mais aussi de la direction vers laquelle il se dirige [Dworkin, 2016, p. 97-98]. Il ne semble donc pas souhaitable, tant pour Dworkin que pour les deux juges, de faire une lecture anhistorique ni de se contenter de répéter sans cesse les mêmes actions par souci de conformité au passé. Qui plus est, cette phrase tirée des motifs des juges permet de montrer que les idéaux devant guider l’évolution du droit sont ceux de l’équité et de la justice, comme c’est le cas chez Dworkin (qui y ajoute cependant l’idéal d’intégrité) [Dworkin, 2016, p. 178].

De plus, les juges McLachlin et L’Heureux-Dubé s’attellent, comme le fait le juge Hercule, à la tâche de déterminer quelle conception du droit à la liberté de la personne, qui inclut le droit à l’autodétermination, est la plus compatible avec la pratique de la communauté et qui permet de justifier l’ensemble de la pratique de cette dernière [Dworkin, 2006, p. 14- 15 ; Dworkin, 2016, p. 245]. En pratiquant la méthode d’interprétation par cercles concentriques, les juges s’intéressent d’abord au traitement législatif du suicide avant

112 d’élargir le spectre de leurs recherches au traitement législatif des actes causant la mort d’autrui [Dworkin, 2016, p. 250 ; Rodriguez, 1993, p. 623-624]. Elles en concluent que, en plus d’avoir décriminalisé le suicide, l’État a prévu de nombreux cas où le fait de causer la mort d’autrui n’était pas criminalisé en présence d’une justification (légitime défense, omissions causant la mort, manquement de fournir « les choses nécessaires à l’existence), rompant ainsi avec l’idée que le Parlement a toujours eu l’intention de criminaliser systématiquement de tels actes [Rodriguez, 1993, p. 623-624]. Décriminaliser l’aide au suicide serait donc tout à fait cohérent avec la pratique actuelle, la justification permettant qu’un tel acte ne mène pas à des poursuites pouvant se trouver dans le fait qu’une telle aide ne fait que permettre à des individus handicapés de commettre un suicide.

Le dernier point de convergence que nous soulèverons entre le discours judiciaire et la théorie de Dworkin est peut-être le plus fondamental. Dans leur argumentaire, les juges McLachlin et L’Heureux-Dubé s’opposent vigoureusement au fait que Mme Rodriguez se voit interdire l’aide médicale à mourir au motif qu’une décriminalisation de ce geste risque de mener à une cascade de morts provoquées [Rodriguez, 1993, p. 620-621]. Une telle mesure fait de Mme Rodriguez « le bouc émissaire » et indique qu’au nom du bien-être de la majorité, il est acceptable de priver certains individus de leurs droits [Rodriguez, 1993, p. 621]. Difficile de ne pas voir poindre l’utilitarisme benthamien derrière cette situation où le droit est, dans ce cas précis, ce qui contribue à l’utilité générale. Or, c’est exactement à cette conception de ce que devrait être le droit que s’oppose Dworkin puisque selon lui, ce sont plutôt les droits en tant qu’atouts opposables à l’État qui doivent toujours primer [Dworkin, 1978, p. vii, xi ; Guest, 2013, p. 20-21]. Sur ce point, les juges McLachlin et L’Heureux-Dubé s’accordent donc avec Dworkin pour dire qu’une politique sociale ne peut pas être évoquée pour justifier une atteinte aux droits fondamentaux d’un individu.

Bien que ces ressemblances rapprochent de manière intéressante le discours judiciaire de la théorie de Dworkin, nous ne saurions passer sous silence un important élément de contraste entre les deux. Alors que certaines portions des motifs des juges McLachlin et L’Heureux-Dubé semblent s’accorder avec l’interprétation constructive socialement et

113 historiquement située défendue par Dworkin, d’autres apparaissent comme réduisant le tout à une décision devant être tranchée « dans une logique purement instrumentale (la rationalité des moyens mise en œuvre pour restreindre le droit à la sécurité), sans considérer la fin » [Bernatchez, 2007, p. 241-242]. C’est effectivement ce qui ressort du discours des juges lorsqu’elles écrivent que « [l]a seule question est de savoir si, ayant décidé d’agir dans ce domaine délicat qui touche l’autonomie des gens sur leur personne, le législateur a agi d’une manière fondamentalement équitable pour tous. L’important n’est pas la raison pour laquelle le législateur a agi, mais la façon dont il a agi » [Rodriguez, 1993, p. 628- 629]. Cette attitude se manifeste aussi dans le refus des juges de prendre en compte, d’une quelconque façon, l’opinion publique ou la pratique dans d’autres juridictions, comme si la question pouvait être séparée du contexte social et historique. Il semble ainsi y avoir une ambivalence dans la posture adoptée par les juges qui sont en faveur tantôt d’une interprétation similaire à celle prônée par Dworkin, tantôt d’une radicalement différente en ce qu’elle semble exclusivement juridique et fortement décontextualisée.

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