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D’une élaboration hétérogène à l’unification du Prince

PARTIE II CREER SANS METTEUR EN SCENE , ETHIQUE ET PRATIQUE D ’ UN JEU NON DIRIGE

III.1. D’une élaboration hétérogène à l’unification du Prince

III.1.a. Avant la mise en scène moderne, la mouvance des contributions

Ce théâtre sans mise en scène ou à la mise en scène défaillante n’est pas un infra-théâtre, un théâtre en attente ou en manque de lui-même, mais un autre théâtre. Un théâtre dont on peut peut-être penser que l’avènement de la mise en scène, en faisant prévaloir une unification et une maîtrise aussi bien optiques que narratives de la représentation (…) nous a en quelque sorte privésF

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L’intitulé de l’article de Sophie Marchand provoque nos conceptions actuelles, interroger la nécessité de la mise en scène frisant l’hérésie dans un modèle de production né avec son avènement. Elle amène surtout un étonnant éclairage sur un

autre théâtre, dont l’actuel tend à déprécier les mérites en accréditant ceux conférés par

le geste herméneutique du metteur en scène, autre théâtre dont les vertus œuvrées, peut être moins maîtrisées, théorisées, instaurées qu’aujourd’hui, favorisaient justement dans cette non-maîtrise une perméabilité des rapports entre la scène et la salle, entre la fiction et la société. Si cet aspect de son étude m’intéressera surtout dans une quatrième partie qui interroge la séance théâtrale au sein de la cité, il me permet ici une ouverture sur le théâtre préexistant à l’avènement de la mise en scène dont les archives autorisent à penser qu’il entrecroisait davantage les contributions de chacun.

Si l’on s’intéresse à ce théâtre (et je me bornerai ici au théâtre en France, du XVIIe au XIXe), une observation des modalités de création met à jour une porosité des secteurs du spectacle dont l’unification accomplie par le geste du metteur en scène a certainement diminué les échanges. Certes, cette indéfinition d’un objectif herméneutique commun autorise incohérences esthétiques et dramatiques, ce qu’ont largement entrepris de dénoncer les partisans du théâtre d’art, et que peuvent démontrer les anecdotes de coquettes actrices dans le rôle de « paysannes russes allant aux champs » et qui « portent des robes de gaze et de satin »F

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F

, le recyclage des décors d’un spectacle pour un autre sans traitement différent ou encore la suppression d’actes ou de répliques au vouloir d’un directeur, d’un régisseur ou d’un acteur. Mais elle permet aussi, en

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MARCHAND, Sophie « La mise en scène est-elle nécessaire ? L’éclairage anecdotique (XVIIIème siècle) » in FAZIO, Mara et FRANTZ, Pierre. La fabrique du théâtre avant la mise en scène (1650/1880)

op.cit p47

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NAUGRETTE, Florence « Qui met en scène dans les théâtres de province (1806-1864) ? Le cas de Rouen » in FAZIO, Mara et FRANTZ, Pierre. La fabrique du théâtre avant la mise en scène (1650/1880)

ignorant encore notre moderne séparation de l’art et de la technique dans une prévalence du premier sur le second et ne subordonnant pas les métiers de l’industrie du spectacle à l’artiste-créateur, un ouvrage probablement bien plus collectif que les productions du théâtre d’art.

Dans son étude sur la vie théâtrale en province au XIXe, Florence Naugrette met en évidence les apports de chaque corps de métier dans la reprise des succès de la capitale. S’il incombe au régisseur d’ordonner ces apports, aidé en ceci des livrets de mise en scène, le manque de moyens ne lui en assure pas le plein contrôle, relative flexibilité qui dispose chacun à participer à la création, certes parfois selon des objectifs étrangers à la pièce, mais souvent aussi dans une volonté solidaire d’œuvrer au succès de celle-ci. C’est ainsi, par exemple, que les comédiens parisiens en tournée peuvent conseiller sur leur jeu des confrères de province souvent formés sur le tas ou intervenir encore pour des ajustements du décor concordant avec la création parisienne ou la vraisemblance, que les costumières, transigeant entre les desiderata des acteurs et la gestion de leur fond de costume, sont amenées à redoubler d’ingéniosité, que les machinistes s’affairent à renouveler les effets spectaculaires, que les spectateurs, enfin, applaudissant ou désapprouvant ingénierie, interprétariat et direction d’ensemble sans les hiérarchiser, concourent par leurs critiques aux modifications des représentations.

Tout le monde s’en mêlait, les praticiens (régisseur, décorateur, machiniste, directeur, acteurs locaux ou parisiens en tournée), certes, mais aussi le public, de l’abonné au critique en passant par le maire, ce qui faisait de la mise en scène-même une affaire esthétique dont le joyeux désordre impliquait potentiellement la ville entièreF

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Sans s’illusionner sur un théâtre d’antan où auraient œuvré en toute fraternité de radieux compagnons, il est possible de souligner la dimension artisanale de ces entreprises théâtrales qui confère aux métiers techniques et artistiques une action directe sur le matériau du spectacle. Le texte peut s’y révéler mouvant, au détriment de l’œuvre du poète quand les modifications successives répondent aux effets de mode et à la censure et non à des nécessités dramatiques, mais à son avantage aussi lorsque la parution, que précède souvent la création, s’accompagne des changements utiles à la représentation puisque vérifiés par celle-ci. Le remaniement des œuvres que leurs auteurs avaient loisir d’expérimenter avant publication appelle le concours des praticiens, comédiens, régisseurs, machinistes et copistes-souffleurs, qui sont témoins ou acteurs des

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modifications successives. Solide outil de collaboration dans la préparation des éditions ou pour les reprises en province, les manuscrits de souffleurs (puis les livrets de mise en scène ou les carnets de machinistes) consignent les remaniements ; leurs diverses annotations, corrections, raturages ou inserts, de différents intervenants, auteur, acteur, copiste, censeur, témoignent d’« un espace délibératif et conflictuel d’interprétation des textes et d’appropriation des pratiques de mise en scène »F

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F. La notion relativement

naissante de propriété intellectuelle et l’absence d’une conception de la mise en scène comme œuvre d’art autonome, n’ayant pas encore cantonné métiers techniques et artistiques à leur domaine d’action, ni agencé leurs échanges, ceux-ci paraissent trouver une plus grande latitude d’action et d’interaction au sein de la création.

Ce n’est pas seulement une rénovation des pratiques et des modalités de création que la mise en scène moderne a entrepris, elle a surtout entériné une idéologie de l’Un, « nom et corps du Prince fonctionnant comme un point focal aux pouvoirs adhésifs, créateurs d’amour et de servitude »F

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F qui s’incarne dans la personne du metteur en scène, plus

vastement dans celle du poète, puisque de régisseur (Vilar aimait à nommer ainsi sa fonction), le metteur en scène est bien souvent devenu « poète de la scène »F

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F. Celui-ci

s’intéresse donc à produire son interprétation de l’œuvre, idéologie qui participe au verrouillage des circulations entre chaque partie du Tout dans une esthétique ou poétique maîtresse, quand les pratiques antérieures, s’attachant à organiser un évènement sinon spectaculaire, du moins social, incitaient chaque corps de métier à produire ses effets sur la réception au sein d’une création qui pouvait certes « révéler ses coutures » et ses aberrations dramaturgiques mais qui constituait davantage un réseau d’échanges et d’interpénétrations.

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POIRSON, Martial « ‘Souffler n’est pas jouer’ : pratiques et représentations du copiste-souffleur (1680-1850) » in FAZIO, Mara et FRANTZ, Pierre. La fabrique du théâtre avant la mise en scène

(1650/1880) op.cit p66

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CITTON, Yves. QUESSADA, Dominique « Du commun au comme-Un. Politiques de l’être à plusieurs » Appel à contribution du dossier spécial de la revue « Multitudes »

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Carole Hugon-Talon relève ce qualificatif employé par les partisans d’une métaphysique de l’artiste : « Bruno Tackels parle de « poètes de la scène » ; Christian Longchamp admire l’ « imaginaire poétique passionnant » de Jan Fabre ; on fait l’éloge de ces « œuvres fortes de poètes qui n’édulcorent aucune atrocité pour mieux rêver la nécessité d’un autre monde » » in TALON-HUGON, Carole. Op Cit p47

III.1.b. Posture du génie créateur

Les témoignages des comédiens dont la carrière a débuté dans les années 70, prémisses du sacre du metteur en scèneF

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F

et s’est prolongée durant son acmé, que je situerais aux années 80 à 90, comportent des points de comparaison intéressants sur l’évolution de leur statut au sein d’une création. Certains évoquent, parfois violemment comme Gérard Desarthe ci-dessous, une instrumentalisation de leurs aptitudes :

Je ne supporte plus d’être utilisé. Je demande expressément à être lié au dessein global de la mise en scène. Il est intolérable de se sentir dépossédé des fins dernières d’un spectacle, de n’apparaître, à un moment donné, que comme un objetF

83 F.

Pourtant, les mises en scène des années 80 et celles de la dernière décennie ne participent pas toutes d’un rapt des individus au profit d’un seul ; l’acteur, loin d’y être

utilisé, dépossédé ou objet, est partenaire de la création. Desarthe stigmatise donc moins

une époque, puisqu’en 78, date de son témoignage, les expériences de Lavaudant, au Cargo à Grenoble, de Vincent au T.N.S, s’entourent de comédiens et d’une quête mutuelle d’un langage théâtral, qu’un courant idéologique parcourant l’histoire des arts et qui domine depuis les années 80 dans les milieux théâtral et politique : celui d’une « métaphysique de l’artiste ». Le remarquable ouvrage de Carole Hugon-Talon, qu’elle a fait paraître à l’occasion du scandale d’Avignon en 2005 où elle voit l’apogée de deux conceptions de l’art s’opposant dans un différend (et non un conflit), propose une définition de cette « métaphysique de l’artiste », opposée à une « esthétique de la réception », et offre un éclairage significatif du témoignage de Desarthe :

« Puiser en soi-même », être « dans une relation intime à sa création » ; ces formules disent à la fois le refus de toute forme d’hétéronomie (que ce soient celle de l’art, celle des usages ou celle des attentes) et l’affirmation concomitante de la valeur apriorique de ce moi d’exception qu’est l’artisteF

84 F .

Cette conception de l’art s’intéresse au génie créateur qui s’émancipe de tout apprentissage et savoir-faire (au sens d’artisan, maître d’art). Visionnaire, il suit un

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J’exclus volontairement de ma datation le Cartel, ses contemporains et ses proches successeurs qui s’inscrivent encore dans une idée de la troupe et d’une élaboration (Ainsi Planchon et Lavaudant, s’ils ont exercé dans les années 80, participent de ce type de metteurs en scène, auquel j’adjoindrai J.P Vincent, à la différence de Chéreau, Langhoff, Régy, Fabre, Lauwers, etc. qui définissent le metteur en scène-type d’une « métaphysique de l’artiste »).

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DESARTHE, Gérard « Une tête brûlée au regard froid » entretien avec Jean-Pierre LEONARDI, in « ATAC » n°90, Paris Janvier 1978 p32

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chemin indépendant des contraintes extérieures, qu’elles soient celles de la réception, du jugement de goût, plus simplement encore de toute altérité. Se croisent ici les images du génie incompris, du poète maudit et du précurseur. L’originalité prévaut sur tout autre critère puisque c’est elle qui assure la profonde singularité du génie et s’accompagne conséquemment de la transgression des règles qui garantit la complète indépendance de cette singularité. L’œuvre ne s’interroge pas sur la réception ni ne se soumet à son évaluation, qui repose sur des qualités œuvrées et sur des critères, mais demande à aller

vers elle. En suspectant tout intérêt porté à la réception d’une sujétion à ses attentes,

cette métaphysique de l’artiste ôte en partie à l’altérité sa faculté de jugementF

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F.

Cette vision de l’art a amplement servi le règne du metteur en scène et ses dérives. Le geste herméneutique du metteur en scène y est devenu la transcendance d’un univers intérieur que doivent servir, et les institutions et les collaborateurs. Les notions de « métier d’art », de « savoir-faire », d’ « artisanat » qu’avantageait un théâtre élaborant un évènement social tendent à perdre leur valeur dans ce privilège d’un artiste-créateur dont le concept prime sur ses techniques de représentation. Privée de l’hétérogénéité qui pourvoyait les productions antérieures à l’avènement de la mise en scène d’un réseau d’échanges de savoir-faire, l’œuvre absorbe au contraire les disparités dans un discours directeur qui la spécifie et la sacralise.

L’idéologie moderne de l’artiste incréé donnant sa règle à l’art obère toute manifestation, susceptible de le démystifier, de cette genèse qui était littéralement à l’œuvre au sein des manuscrits de souffleurF

86 F .

Une telle idéologie fait donc usage des individus au service d’un créateur. Elle justifie pleinement la révolte de Desarthe à qui l’on demande d’être avant tout capable de saisir et d’interpréter la vision d’un artiste. C’est cette prédominance d’une conception de l’art qui a opéré un glissement dans le statut de l’acteur. Evelyne Didi le traduit ainsi : « Ces dernières années, on m’a engagée en tant qu’actrice (…) Avant, quand on t’engageait, ta personne citoyenne aussi était mise à contribution. »F

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F. Entre l’acteur distribué qui

exécute une interprétation à la demande d’un metteur en scène omnipotent et l’acteur

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« Les gens qui ne comprennent pas croient qu’on les provoque (…) C’est triste ; la stupidité est toujours prête à surgir » Jan Fabre à propos des spectateurs [je souligne]. « Il faudra bien un jour leur rendre raison » Claude Eveno à propos des œuvres incomprises. « Cruauté d’une réception qui n’est pas toujours armée pour recevoir l’inédit » Georges Banu et Bruno Taeckels. Cités par Carole Hugon-Talon,

op cit, p53

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POIRSON, Martial op.cit p65/66 87

impliqué qui nourrit le processus d’un metteur en scène maître d’œuvre, je vois l’écart

séparant les deux conceptions de l’art décrites par Carole Hugon-Talon. Les objectifs de la direction d’acteur y divergent : ils cherchent à obtenir, extraire de l’acteur des éléments concordants avec la démarche du metteur en scène ou au contraire, à s’adapter à l’acteur et à solliciter ses apports.

Bien entendu, les frontières entre les deux conceptions ne sont pas si distinctes dans la pratique, les jeux de pouvoir et de légitimité brouillant les échanges entre acteur et metteur en scène. Toutefois, l’avènement de la mise en scène moderne a incontestablement favorisé la fonction interprétative du comédien et davantage questionné les modalités de celle-ci que celles de son implication au sein de la société ou la valeur de son auctorialité, subordonnée à la vision d’un metteur en scène. Si la quête d’un focus herméneutique a permis le renouvellement des pratiques du plateau et des langages scéniques, en supprimant les dysfonctionnements dramaturgiques et la dispersion de contributions individuelles aux intérêts divergents, elle a aplanit, par sa dotation exclusive au metteur en scène de la légitimité à produire un sens commun, le relief des pluralités, modifiant dans un même mouvement les modalités de création et de réception et entérinant un principe d’homogénéité comme seul critère d’unité.