illusoire et du travestissement de la folie... et, par contagion, de la raison. Les bals reposent
donc sur des faux-semblants, et cette mixité temporaire entre folie et raison qu’ils incarnent
ne peut être, par conséquent, que factice. Les bals, littéralement, « divertissent » de la
guérison. L'imitation de la raison pour les fous, l'imitation de la folie par les invités, ne sont
au fond qu’une parodie ; le travestissement dévore l’identité et devient en lui-même source de
212 Michael Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1982. Cf. également Jacques Heers, Fêtes des fous et carnavals, Paris, Fayard, 1983.folie, en créant une chimère. Ce qui constitue ces bals et ce qui les condamne, c’est leur
nature double, hybride, c’est leur duplicité.
Dans Un fou, le personnage d'Yves Guyot, interné abusivement, assiste au carnaval
donné dans l'asile. Ce personnage, M. Labat, a été enfermé parce qu'il a dénoncé
publiquement la liaison de sa femme Cécile avec son médecin, le docteur Ragot, et parce qu'il
clame avec raison que l'enfant de Cécile n'est pas le sien. Il a été examiné par les docteurs
Biboux et Borda-Blancard qui l'ont fait interner tant par incompétence que par sottise. Labat,
plus cocu que fou, comprend avec amertume le jour de ce carnaval que sa folie est un
déguisement qu'il n'a pas choisi, et qui ne lui sied pas :
« Quelques fous, coupant court à leur délire habituel, se déguisaient psychologiquement : ils devenaient autres. Des mégalomanes condescendaient à abandonner leur gloire de grands hommes ou leurs titres de souverains, et consentaient, pour ce jour là, à n'être que des pierrots ou des polichinelles. [...] — Le carnaval ! oui, je me rappelle, étant petit, on m'a déguisé plusieurs fois... je me rappelle avoir dansé un jour, dans un bal d'enfants chez les Macreux, avec une petite fille déguisée en Folie... Elle avait une marotte, des grelots... je les entends encore. Elle était bien gaie. Aujourd'hui je suis déguisé en fou. Ce n'est pas si gai.
I1 fit quelques pas :
— Le carnaval ! qu'est-ce que ce jour a de particulier pour moi ? Désormais je ne quitterai plus le masque que tout le monde m'a mis sur le visage. Pour tous, je suis fou, resterai fou. Il n'y a que moi qui sais que je ne suis pas fou. Avoir seul raison contre tous ! c'est drôle !
Il éclata de rire,
Cécile... Mme Labat rit aussi... Elle s'était déguisée en honnête femme. Elle n'a pas eu besoin de se déguiser cette nuit, pour aller au bal de l'Opéra... Elle y sera allée en Folie, oui, avec un bonnet pointu, des grelots, une marotte... Elle a pris mon costume... et Ragot en croque-mort. Le petit y était-il aussi ? Biboux était en Diafoirus... et Borda-Blancard en Purgon... moi, je suis M. de Pourceaugnac213... La douche a remplacé le lavement.
Les médecins sont les maîtres... »214.
213 Monsieur de Pourceaugnac est le héros de la pièce éponyme de Molière. Dans cette comédie-ballet en trois actes, représentée pour la première fois le 6 octobre 1669, à Chambord, deux jeunes amoureux, Julie et Éraste, ne peuvent se marier car le père de la jeune fille l'a promise à un gentilhomme limousin, M. de Pourceaugnac. Deux alliés du jeune couple décident de faire échouer ce mariage malheureux en faisant passer M. de Pourceaugnac pour fou auprès de deux médecins. Ces derniers déconseillent alors au père de la jeune fille de permettre une telle union au nom de la future descendance. Chaque protestation de la part du gentilhomme confirme, selon ces médecins fort doctes, les stigmates de la folie. Au cours d'un ballet burlesque, M. de Pourceaugnac est soigné de force, et doit subir de nombreux lavements. Après de multiples rebondissements aux dépens du Limousin, le mariage est annulé, et Julie et Eraste sont enfin réunis. Nous reviendrons sur le parallèle que Yves Guyot s'amuse à dresser entre son œuvre et celle de Molière, en étudiant le dialogue entre les deux médecins et M. de Pourceaugnac, dialogue qui ressemble fort à l'entretien entre Labat et les aliénistes. Quant à Purgon et Diafoirus, ils sont les célèbres médecins du Malade imaginaire. Le premier ne connaît de la médecine que les lavements et les purges, les seconds, père et fils, sont deux fats, singes savants tout-puissants qui jargonnent sans trouver ni la cause de la maladie, ni ses remèdes... hormis les bienheureux lavements !
Ce pauvre homme touche du doigt toute la problématique de la duplicité
carnavalesque, sans se douter que c'est ce qui attire de façon irrationnelle les invités... En
aucun cas les bals, même s'ils reposent sur l’inversion de normes établies, ne sont illustratifs
de la volonté de créer de nouvelles normes. L'Asile n'est pas un lieu d'utopie. L'inversion des
rôles est temporaire, et, comme le personnage de Vallès, ceux qui repartent aiment
probablement mieux « être dans la rue » qu'à la place des fous.
Les aliénistes condamnent presque unanimement, et dès le début du XIX
èmesiècle,
cette pratique, ainsi que toute autre visant à exposer inconsidérément les fous. Ainsi, le propre
médecin en chef de l'hospice de Charenton s'oppose frontalement aux bals que son directeur,
le docteur Coulmier, fait donner à l'asile. En effet, les plus célèbres fêtes se déroulaient sans
conteste dans ce célèbre asile
215. Le directeur de Charenton a confié à l'un de ses plus fameux
pensionnaires, le marquis de Sade (arrivé à Charenton le 27 avril 1803 après avoir connu la
prison de Sainte-Pélagie et Bicêtre), l'organisation des bals, pièces de théâtre, mais aussi
opéras, feux d'artifices, etc., le tout sous couvert thérapeutique. La morale s'indigna moins de
la manipulation des aliénés que de la personnalité sulfureuse de l'assistant du directeur,
craignant pour la vertu au sein de l'hôpital – même si cette indignation n'empêchait pas qu'un
public toujours plus nombreux vienne se masser à Charenton pour assister à ces
représentations ! Pour contrer ces divertissements, le médecin-chef va écrire en 1808 au
Sénateur ministre de la police générale de l'Empire
216. Il faudra cependant quelques années
pour que les autorités politiques prennent en compte la requête du médecin en chef, et ce n'est
qu'en 1813 que le docteur Coulmier lira cette lettre du Ministre de l'intérieur:
215 Michel Caire et Sabina Veit, « Une soirée au théâtre des fous de Charenton », L'Information psychiatrique, 71, 4, 1995, pp. 383-389.
216 « Lettre du docteur Royer-Collard, médecin en chef de l'hospice de Charenton à son Excellence Monseigneur le Sénateur ministre de la police générale de l'Empire » : « Il existe à Charenton un homme que son audacieuse immoralité a malheureusement rendu trop célèbre, et dont la présence dans cet hospice a entraîné les inconvénients les plus graves ; je veux parler de l'auteur de Justine. Cet homme n'est pas aliéné. Son seul délire est celui du vice [...] Or on a eu l'imprudence de former un théâtre dans cette maison, sous prétexte de faire jouer la comédie aux aliénés, sans réfléchir aux funestes effets qu'un appareil aussi tumultueux devait nécessairement reproduire sur leur imagination. M. de Sade est le directeur de ce théâtre. C'est lui qui indique les pièces, distribue les rôles et préside aux répétitions [...] Les malades qui sont en communication journalière avec cet homme abominable, ne reçoivent ils pas sans cesse l'impression de sa profonde corruption ? Comment veut-on d'ailleurs que la partie morale du traitement de l'aliénation puisse ce concilier avec ces agissements ? » (Maurice Lever, Donatien Alphonse François, marquis de Sade, Paris, Fayard, 1991). Charenton, « Maison royale » puis « Maison nationale », est le seul asile placé sous la tutelle du Ministère de l’Intérieur, et ce jusqu’en 1970, et c'est pourquoi la lettre de Royer-Collard a un si haut destinataire... Ce statut très particulier a valu à Charenton de nombreuses accusations, notamment de servir de « bastille » au régime du Second Empire, dans la continuité de ce qui se passait sous la Monarchie : des prisonniers comme le marquis de Sade étaient en effet des prisonniers politiques, emprisonnés par lettres de cachet. Les opposants au Second Empire auraient, selon les noires légendes, subi à leur tour cette oubliette asilaire.
« J'ai jugé, d'après le compte qui m'a été rendu, que les bals et les spectacles qui ont lieu dans la maison de Charenton dans la vue de distraire les malades pouvaient exercer sur eux une influence plus nuisible qu'utile, en agitant leurs sens et en exaltant leurs esprits, et il m'a paru convenable de supprimer provisoirement ces exercices »217.