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Le désert poétique organisé

Chapitre 3 : Appropriation de l’espace : poétique du désert

3. Le désert poétique organisé

Certes le vent et la lumière, deux constituants du désert, établissent un mouvement de l’évolution, mais le regard instaure quand à lui à autre régime, celui du basculement – ou reversement – que nous rattachons plutôt au procès d’absorption. Nous avons déjà souligné la façon avec laquelle Lalla fut emportée vers l’ailleurs par le vent et la lumière, lors de son affranchissement à Marseille. L’élan vers l’infini conduit la ligne de fuite du sujet et la reverse dans un autre arrangement. Ce reversement exprime une certaine relation du sujet à l’espace et au monde en général et correspond à un état d’extase matérielle chez le Clézio.

Le circuit de Lalla renvoie en second plan la critique de la société occidentale. Preuve en est, notamment, l’ouverture sur la marche des nomades. C’est la vision qui détermine le lien qu’entretient Lalla avec les nomades et le désert, cette vision qui la dépouille de son identité en la déplaçant mentalement. Ce déplacement est saisi comme s’il s’exécutait dans l’espace : « Lalla n’était plus tout à fait elle même, comme si elle était entrée dans le monde qui est de l’autre côté du regard de l’homme bleu. » (D 97). L’enfant ressent une terrible fascination quand elle regarde le désert, cette sensation renvoie à l’ébriété étrange dominée par l’inquiétude et la peur du peuple nomade affamé et assoiffé dans le premier récit:

“ C’était une ivresse aussi, l’ivresse du vide et de la faim[…] “ (D 47).

On note au niveau de l’énoncé un déplacement introduit par le pronom relatif, qui en se répétant, sépare les termes précédant et les termes suivants, fonctionnant comme une charnière entre la rudesse du réel et l’illusion. Cette ivresse annonce celle qui accapare les tribus quand ils apprennent la décision du cheikh de poursuivre la route vers le nord, vers des terres plus hospitalières (D 64). Outre les deux ivresses qui occupent l’espace et qui sont muettes, celle-ci construit en plus une sorte de verticalité sonore entre les hommes et le ciel. Ces

trois conjonctures épaississent la ligne nomade tracée par le vent qui entraîne le désir vers l’horizon sans frontières et en même temps provoquent un reversement dans un ailleurs fuyant le réel.

La grandeur du désert inonde encore la vision de Lalla au bord de la mer quand elle appelait sa mère décédée et se rappelle le décor de son enfance. L’extrait qui va suivre est aussi fait de cette coalition du passé et du présent par l’expression de l’infinité de l’espace et du vide : « (…) il y a un grand champ de pierres rouges, et la poussière, là, devant l’arbre sec, un champ si vaste qu’il semble s’étendre jusqu’aux confins de la terre. Le champ est vide (…) » (D 155), « mais aujourd’hui il n’y a personne, personne au bout de l’étendue de sable blanc » (D 156), association du silence et du cri : « sa voix déchirée qui ne peut pas sortir du champ de pierres et de poussière, qui revient sur elle-même et s’étouffe. » (D 155). Sa rêverie l’expédie sitôt vers les sensations et les visions qu’elle faisait sur le plateau de pierres et reçoit de ce qui l’entoure le même soulagement énigmatique: Lalla « sent une sorte d’ivresse au fond d’elle, comme s’il y avait vraiment un regard qui venait de la mer, de la lumière du ciel, de la plage blanche. ». L’assemblage du mobile et de l’immobile détermine celle du sable et de l’eau, et connote l’infini sur un axe horizontal ouvrant sur l’ailleurs.

Le concept de l’infini est intimement reliée à l’univers invisible, celui de la mère nomade car le regard de la mer est aussi celui de la mère. Aussi au moment où ce monde vient à s’exprimer les deux axes verticaux et horizontaux se joignent et cela va de paire avec le mobile et l’immobile.

Par un mouvement immobile, Lalla s’insère dans cette horizontalité mouvante d’une terre tonitruante qui l’enveloppe « le bruit lent de la mer qui racle le sable », « les cris des goélands qui glissent sur le vent, qui font clignoter la lumière du soleil ». Alors Lalla, submergée par ses sons qui varient en intensité, ressent le moment où elle se voit tendre vers le monde invisible et obsédant, la tonalité maternelle « qui monte et descend souplement » d’abord,

puis finit par se fondre dans l’horizontalité de l’espace, constituant à son tour une enveloppe tout en restant signe, annonce inclinée sur Lalla dans la verticalité.

Une vérité imperceptible même au-delà de la vie humaine née de ces états. On peut conclure que l’homme se trouve impuissant devant l’infini. Cet homme qui éprouve le sentiment qu’il en n’a aucune maitrise, de quelques manières que ce soit , cette prise de conscience sollicitée clairement par l’ action perpétuelle du désert et de la mer, garde l’homme dans une sorte de vigilance, ouvert au monde, et c’est à partir de là qu’il projette dans l’ailleurs. Cette construction du désert et du nomadisme est perceptible à travers l’univers onirique construit par Lalla dans l’épisode de “la mouette“ prise un prince métamorphosé (D 158-159). L’oiseau suit une ligne horizontale du devenir à l’infini : « Il s’en va, il glisse au milieu des autres oiseaux le long de l’écume, il s’en va, bientôt ils ne sont plus que d’imperceptibles points qui se fondent dans le bleu du ciel et de la mer. » (D 159).

Au niveau énonciatif, la fréquence des appositions lexicales semblent justifier une structure ouverte sur l’infini. On retrouve le thème volatile deux chapitres plus loin, toutefois l’achève de cette rencontre se solde par une allégation aux contingences modernes qui, créent un vif contraste avec l’introduction de la première rencontre avec l’oiseau, représentent une clôture : les mouettes s’envolent ici « vers le dépotoir de la ville. » (D 171). Le renversement vers l’infini se produit lorsque Lalla rencontre la mouette-prince, on est dans le conte, or une correspondance peut être s’effectuée avec l’épervier, un oiseau de proie aperçu en présence du Hartani en même temps que l’horizon désertique. Il renvoie inéluctablement , et tournoyant au dessus de l’espace ,à la réalité des sables qui bougent, donc à l’organisation physique du désert, et à la redondance du désir de désert et de nomadisme de Lalla : « Elle n’a jamais rien vu d’aussi beau que cet oiseau qui trace ses cercles lents dans le ciel, très haut au-dessus de la terre rouge, seul et silencieux dans le vent, dans la lumière du

soleil, et qui bascule par moments vers le désert, comme s’il allait tomber. » (D 127-128). L’épervier est donc un prétexte d’une part territorialisant le désir dans désert infini, et d’autre part déterritorialisant Lalla escortée dans sa ligne de fuite vers l’autre coté.

La rencontre avec l’épervier a une similitude avec celle Quand du Hartani, Lalla arrive à accéder à son monde grâce à la vision. Telles les ailes des oiseaux, les mains du Hartani qui agissent magiquement sur l’espace, propulsent Lalla vers l’ailleurs, un monde irréel se dévoile.

L’infini est une nouvelle fois marqué, sur le plan de l’énoncé par l’horizontale mobile ; Quant à l’axe vertical, il semble s’arrêter à la vitesse zéro comme le laisse révéler l’arrangement lexical. Cet extrait est une étape primordiale dans l’enchainement narratif, il est à noter que cette étape est dédiée à l’oralité. Une relation magique s’installe entre le feu et la voix de Aamma, une relation qui souligne la transcendance de la réalité traduite par le présent et le rêve du désert et des nomades, rappel incessant au lecteur aux hommes du désert dans le premier récit :La tante raconte le désert longuement, et tandis qu’elle parle, les flammes diminuent progressivement, la fumée est fine, immatérielle, et les braises se couvrent lentement d’une sorte de poussière d’argent « …Là-bas, dans le grand désert, les hommes peuvent marcher pendant des jours, sans rencontrer une seule maison, sans voir un puits, car le désert est si grand que personne ne peut le connaître en entier. (…) » (D 180)

Par conséquent, nous trouvons que le passage du réel dans l’imaginaire est traduit par la poétique du désert et du nomadisme dans le roman, ce renversement articule aussi les deux récits. Les motifs qui le disposent dans le texte, la vision du paysage transformé, l’oiseau, les mains du Hartani, la voix d’Aamma, sont des éléments qui maintiennent cette tension nomade à travers toute la narration parce qu’ils symbolisent, pour l’être en quête de son identité, une sorte de vortex vers autre monde parsemé de mystère et mysticisme.

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