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SUR LE DÉPART

Dans le document L'Accent de la province (Page 189-194)

Un monde qui s’en va ?

1. SUR LE DÉPART

J’adopte comme fil conduteur un mot dont l’occurrence survient fréquemment dans les documents ottomans : firār. Consonance heureuse avec ses équivalents en français, anglais ou allemand, il signifie la fuite2. Et marque ainsi l’existence d’un de ces mouvements de populations que je recherche, en dessinant les lignes d’un espace qui emmènerait des indi-vidus ou des groupes au-delà des horizons du local. Mais la fuite est dérobade, éclipse, échappatoire : ces mouvements se révèlent, pour nous comme pour les autorités du temps, plus inquantifiables encore que les données démographiques globales concernant, à l’époque, Chypre ou l’Empire ottoman dans son entier3. Mouvements insaissisables donc, sauf à la dérobée.

Lignes de fuite

Commençons par relever les différentes occurrences du mot. Agents de l’autorité otto-mane aussi bien que simples particuliers, c’est « en prenant la fuite » (firāren) que certains se rendent à Istanbul afin de venir présenter des doléances, se plaindre d’une injustice, plaider leur cause ou dénoncer la prévarication des autorités locales. Dans l’affaire concernant Ācī Kirgekī et Ābeydo, « le trésorier, le douanier et d’autres se sont rendus à la Porte de la Félicité en prenant la fuite, afin de se plaindre des ķocabaşı susmentionnés4 ». D’autres, n’étant pas mus par une telle volonté de présenter une requête au souverain, ne vont pas jusqu’à la capitale de l’Empire, et choisissent la fuite au plus proche : ainsi le dé-nommé Ācī Ķonsŧanŧī se plaint-il de ce que son frère et associé, Durmuş oġlı Ācī Pāndelī, faisant obstruction à l’examen de leur comptabilité d’affaires, « a usé d’un stratagème afin de s’enfuir de Chypre, et se trouve dans le district d’İç ili [aujourd’hui İçel]5 ». Ailleurs,

2 C’est là cependant une traduction sur laquelle il me faudra revenir.

3Pour un aperçu, malgré tout, de l’évolution démographique de Chypre à l’époque, voir annexe C-4.

4 İ.MVL 139, mażbaŧa signée d’Es-seyyid ‘Oŝmān Nūrī et alii. (s.d. [~ 1840]) : « śandıķ emīni ve gümrükçi ve sā’irler mersūmān ķocabaşıları iştikā żımnında firāren Dersa‘ādet’e ‘azīmet eylemişlerdir ».

5 A.DVN 24/95, ‘arżuĥāl signé « Ķıbrıslı Ācī Ķonsŧanŧī » (s.d., annotations marginales du Dīvān-ı Hümāyūn datées du 29 R. et du 3 Cā 1263 [16 et 19 avril 1847]) : « mersūm ĥīlesinden nāşī Ķıbrıs’dan firār ederek İç ili ķażāsında idügi ».

dans un procès-verbal de l’assemblée de Lefķoşa, on souligne la tendance des villageois chypriotes à quitter leur île, grâce aux nombreux navires ou barques fréquentant les côtes, en direction de l’Anatolie ou du « Pays de Damas » (Berriyetü-ş-Şām) proches6.

Profitons de ce dernier document pour enrichir notre lexique ottoman de la fuite : ces fuyards-là choisissent, est-il écrit littéralement, l’abandon du pays, « terk-i diyār ». Je dis « littéralement » surtout pour donner de l’aplomb à la traduction proposée, mais celle-ci demeure (ici plus encore qu’ailleurs) nécessairement lacunaire : on pourrait aussi bien proposer « abandon des [de leurs] maisons », puisque diyār est un pluriel de dār. Sans compter que le mot est également utilisé, à l’époque, dans le sens qu’il a retenu en turc moderne : pour désigner une région du monde, ou même un continent entier. Une traduc-tion conciliant ces variatraduc-tions d’échelle pourrait être « contrée ». Ainsi, dans un inventaire des différentes fermes fiscales de Chypre, sont recensés les revenus de différentes mar-chandises (fromage, farine, fèves, vesces, sésame, huile d’olive, caroubes, poix, bois de construction) « allant vers d’autres contrées », sans plus de précision7. Mais lorsque, à peine nommé gouverneur de Chypre, le « Jeune Ottoman » Żiyā Beg choisit de s’exiler à Paris, c’est encore dans les mêmes termes que sa désertion est constatée : « Żiyā Beg’iñ

diyār-ı āħara ‘azīmeti », soir cette fois « le départ de Żiyā Beg pour un autre continent8 ». On notera incidemment qu’il est fait mention, parmi les compagnons d’exil de Żiyā Beg, de l’assistant (mu‘āvin) du gouverneur d’Erżurūm, un certain « Kemāl Beg » — qui n’est autre que Nāmıķ Kemāl : lui aussi, est-il écrit, a « fui [firār]9 ».

Au plus proche, au plus loin, pour se dérober à la loi du sultan ou venir en sollici-ter la justice : en quelques mots se dessinent de multiples lignes de fuite. Toutes se vau-draient-elles à l’aune du vocabulaire ottoman, puisqu’une ou deux expressions privilégiées suffisent à les subsumer ? L’impression d’indistinction qui résulte de ce court passage en revue demeure à expliquer.

6 İ.MVL 1203, mażbaŧa de l’assemblée de Lefķoşa (11 M. 1261 [20 janvier 1845]) : « Anāŧoli ve Berriyetü-ş-Şām memāligi daħī cānibinden ķarīb olaraķ her bir vaķitde eŧrāf sevāĥilinde sefīne ve sünger ve balıķ ķāyıķları eksik olmamaķ […] cihetiyle […] terk-i diyārı iħtiyār eyledikleri ».

7 İ.Dah. 1871, relevé (defter) joint à une mażbaŧa datée du 11 Rā. 1257 [3 mai 1841] : par exemple, « Ŧuzla iskelesinden diyār-ı āħara giden helim ve beynir ‘avā’idi ».

8 İ.MMah. 1414 (22 M. 1284 [26 mai 1867]). Voir Davison, Reform in the Ottoman Empire (1963), p. 209.

Les « progrès de l’émigration Grecque » : vers un autre temps ?

Car toutes les fuites ne se valent pas. Par-delà l’anecdote des cas individuels, il est des échappées qui traduisent un déplacement collectif, et prêtent à plus graves conséquences. Sur ce terrain les archives des consuls de France à Chypre dans les années 1820-1830 of-frent un véritable leitmotiv. Méchain, le 27 septembre 1821 : « Il y a eu des émigrations considérables de Grecs pour l’Italie10 ». Pillavoine, le 23 juin 1831 : « L’émigration des Grecs ajoute aux malheurs de l’île11 », et le 29 juillet : « L’émigration de Chipres [sic] est toujours forte. […] Les femmes n’émigrent pas, elles n’ont pas de quoi nourrir leurs en-fans12 ». Enfin Bottu, le 11 janvier 1832 :

Les progrès de l’émigration Grecque ayant mis le Gouvernement local dans la nécessité de surveiller de la manière la plus rigoureuse les embarcations qui venaient à terre la nuit, il en est résulté plusieurs fois entre les gardes Turcs et les marins Européens des querelles […]13.

Nous avons ici affaire à un phénomène dont toute histoire de Chypre se doit de répon-dre ; tentons d’en préciser les tenants et aboutissants.

Quelle est l’ampleur de cette « émigration » ? Le travail de collection des données démographiques entrepris par certains chercheurs, et dont je reporte les résultats en an-nexe, rend visible le creux d’une véritable dépression à cette époque14. Bien qu’une large marge d’incertitude en fasse varier considérablement l’amplitude, on constate une nette baisse de la population chypriote dans la seconde moitié des années 1820 : entre 10 000 et 25 000 personnes, soit 10 à 50 % de la population totale estimée. Et, en l’absence de toute autre cause notable, force est d’envisager qu’une telle diminution s’explique intégralement par le mouvement d’« émigration » dont témoignent les consuls. Nous voici donc cette fois confrontés à un phénomène de fuite massive — qui pourtant, dans les documents des administrateurs ottomans, n’est pas loin de passer inaperçu. Deux principales questions se posent dès lors, dont les implications méritent considération.

10 CCC, Larnaca, vol. 16, f. 280 (Méchain, n° 18, 27 septembre 1821).

11 CCC, Larnaca, vol. 17, f. 263 (Pillavoine à Sebastiani, n° 26, 23 juin 1831).

12 Ibid., f. 268 (Pillavoine à Sebastiani, n° 29, 29 juillet 1831).

13 CCC, Larnaca, vol. 18, f. 13 vo (Bottu à Sebastiani, n° 10, 11 janvier 1832).

Où vont les émigrés ? Une dépêche de Méchain, en date du 2 juillet 1829, offre un possible panorama de leurs destinations :

J’ai vu en Égypte [où le consul a séjourné après la rupture des relations franco-ottomanes et la fermeture du poste consulaire français de Chypre, suite à la bataille de Navarin] quatre mille Chypriotes réfugiés. Ils y trouvent du travail et vivent libres et tranquilles. Il y en a un nombre au moins égal dans le Pachalik d’Acre ; dans celui d’Adana, en Caramanie ; à Smyrne ; à Ma-gnésie et dans d’autres lieux sous la domination turque. Il ne s’en trouve que quelques centai-nes à Sira et en Morée, parce que ces contrées n’offrent pas encore aux étrangers pauvres, as-sez de sécurité ni un travail justement rétribué15.

Prédominance des côtes les plus proches de l’île, donc, vers lesquelles la navigation de ca-botage facilite la traversée. On ne lit pas autre chose dans le procès-verbal de l’assemblée locale cité plus haut, rédigé quelque quinze ans plus tard : les habitants, est-il écrit, tirent parti de ce que « les navires et les barques de pêcheurs de poissons et d’éponges ne man-quent pas près des rivages [de l’île] », afin de gagner l’Anatolie et la Syrie proches16. Ce-pendant on constate aussi, à lire la dépêche de Méchain, que l’émigration s’est diffusée sur un plus large rayon. Depuis les côtes syriennes et anatoliennes, ou même directement de-puis Chypre, certains ont emprunté les principales lignes commerciales de Méditerranée orientale, vers l’Égypte, Smyrne et la Thessalie. À l’instar de cette Chypriote impliquée dans une affaire d’apostasie que, en 1846, le gérant du consulat de France à Larnaca par-vient à faire « embarquer secrètement sur un bâtiment Grec qui partait pour Smyrne17 ». On a vu Méchain citer également l’Italie, en 1821 ; mentionnons encore Marseille, où plu-sieurs notabilités (notamment ecclésiastiques) de Chypre sont réputées s’être retrouvées au début des années 182018.

Qui sont les émigrés ? Exception faite de quelques figures, telles celles auxquelles j’ai tout juste fait allusion, l’anonymat s’impose. Les consuls néanmoins semblent attacher une attention particulière au fait qu’il s’agit de « Grecs ». La question « qui sont les

15 CCC, Larnaca, vol. 17, f. 173 vo (Méchain à Portalis, n° 2, 2 juillet 1829).

16 İ.MVL 1203, mażbaŧa de l’assemblée de Lefķoşa (11 M. 1261 [20 janvier 1845]) : « eŧrāf-ı sevāĥilinde sefīne ve sünger ve balıķ ķāyıķları eksik olmamaķ ».

17 CPC, Turquie, La Canée, vol. 1, f. 236 vo-237 (Goëpp à Guizot, n° 5, 30 mai 1846). La personne en question se nomme Hélène Constantinidi : voir infra, , 4 : « Un temps partagé ».

18 Voir par exemple FO 78/119, f. 184 sqq. : lettres de « l’exarque de Chypre » Ioannikios, date de réception 6 juin 1823. Autre trace en CCC, Larnaca, vol. 17, f. 11 et vo (Méchain, 26 janvier 1825). Sur les activités de ces notables exilés, se reporter à John Koumoulides, « An attempt for the liberation of Cyprus during the struggle for Greek independence », dans Πρακτικά του πρώτου διεθνούς κυπρολογικού συνεδρίου (Λευκωσία, 14-19 Απριλιου 1969), Nicosie, Nicolaou and Sons, 1973, t. Γ’, vol. A’, p. 149-154.

grés ? » en implique alors une autre : pourquoi sont-ils partis ? Car se fait ici entendre une résonance possible entre le phénomène démographique et le contexte de la guerre d’indépendance grecque. Sous-entendu : la fuite des « Grecs » résulte de la répression in-tervenue à Chypre en 1821, lorsque, suite au soulèvement des insurgés hellènes et à des rumeurs (d’origine incertaine) de mouvement séditieux parmi les Chypriotes, le gouver-neur Küçük Meĥmed Paşa fait exécuter et exproprier plusieurs notables chrétiens de l’île19. Une large variété de sources attestent de ce que des sujets chrétiens du sultan furent contraints à l’exil, et devinrent, selon l’expression des consuls de France à l’époque, des « Grecs proscrits20 ». Et bien que le nombre de ces « proscrits », d’estimation délicate, semble incommensurable avec le phénomène de l’émigration dans sa plus grande am-pleur, une coïncidence n’en surgit pas moins : entre les débuts de ce phénomène d’une part, l’affirmation d’un « sentiment national » hellène et sa répression par les Ottomans, d’autre part. Comme si la brutale dépression démographique chypriote répercutait à dis-tance l’onde de choc de l’insurrection grecque en Morée.

Un tel rapprochement a été proposé dans d’autres provinces de l’Empire que la seule Chypre. Lisons par exemple l’analyse que propose Thomas Philipp de l’empreinte démographique laissée dans la ville d’Acre par le choc de 1821 :

À Acre les mesures anti-źimmī [dont Philipp a relevé certains symptômes dans les années

pré-cédentes] furent intensifiées en 1821. Après que les nationalistes grecs se furent soulevés en Morée, en mars, le sultan envoya des ordres à toutes les provinces afin que les villes côtières soient fortifiées et que les chrétiens soient désarmés. Non seulement ‘Abdallāh Paşa [le gou-verneur local] exécuta cet ordre, mais il expulsa également la plupart des chrétiens d’Acre. Des chrétiens furent également payés pour se convertir à l’islam, de jeunes gens reçurent un entraînement pour faire d’eux des mamlūk. Ces mesures ne furent pas appliquées avec une grande vigueur, mais l’état d’esprit avait changé. Là où autrefois les chrétiens avaient constitué au moins la moitié, sinon la majorité, de la population, en 1829 ils n’en représentaient peut-être plus que le cinquième21.

19 L’épisode demeure mal étudié, et profondément sillonné de ré-écritures nationalistes : sauf à se laisser entraî-ner par elles, acceptons que ses tenants et aboutissants demeurent hors de portée. Citons simplement quelques traces documentaires : CCC, Larnaca, vol. 16, f. 269 vo (Méchain, n° 14, 18 juin 1821), f. 275 (Méchain, n° 16, 27 juillet 1821) ; et dans Theocharidis, « Οι Κύπριοι προγραφέντες » (1995). Voir Hill, A History of Cyprus (1972), p. 125 sqq.

20 Voir ainsi CCC, Larnaca, vol. 16, f. 294 (Méchain, n° 24, 18 mai 1822) ; CCC, Larnaca, vol. 18, f 11 (procès-verbal de l’assemblée de la nation française, 7 janvier 1832 ; annexe à la lettre n° 9 de Bottu à Sebastiani, 10 janvier 1832).

21 Philipp, « Acre, the first instance of changing times » (2002), p. 91-92 : « In Acre anti-dhimmī politics were intensified in 1821. After Greek nationalists had started their uprising in the Morea in March, the sultan sent or-ders to all provinces to fortify the coastal towns and to disarm the Christians. ‘Abdallāh Pasha not only obeyed

Est ici à l’œuvre un raisonnement historique que tout, s’agissant de Chypre, inviterait à imiter. À Chypre comme à Acre, il est question d’une persécution des chrétiens — non sans incertitudes quant à l’étendue et la vigueur de celle-ci —, et simultanément d’un pro-fond bouleversement démographique. Dira-t-on donc qu’à Chypre aussi, « l’état d’esprit avait changé » ? Avons-nous affaire à « the first instance of changing times », le premier exemple d’un changement d’époque ?

L’émigration massive des Chypriotes dans les années 1820 prendrait, à ce compte-là, valeur de symbole : elle signifierait l’avènement d’un autre temps, remettant en ques-tion l’ottomanité telle que j’ai cherché à la penser jusqu’ici. Avec les émigrés chypriotes, ce serait en fait tout un monde qui s’en va, le « monde partagé » d’une Méditerranée qui « avait toute une dynamique propre, dont ne rend pas compte adéquatement un point de vue centré sur la lutte (ou l’absence de lutte) entre Chrétienté et Islam22 » ; un monde ca-ractérisé « par une instabilité de l’identité religieuse, plutôt que par une cristallisation de communautés définies par la religion23 ». Lui succèdent des frontières et des antagonismes sans mélange, prélude à « l’ère du nationalisme24 ». Est-ce là ce qui se passe à Chypre en ce premier XIXe siècle ?

Dans le document L'Accent de la province (Page 189-194)