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PARTIE II – L’ENCADREMENT JURIDIQUE DE LA DIFFAMATION AU

2- La liberté d’expression à titre de motif justificatif permettant de nier

2.2. La démonstration d’un préjudice

En vertu des règles du droit commun de la responsabilité civile, la partie demanderesse doit établir qu’elle a subi un préjudice afin d’obtenir des dommages-intérêts compensatoires752. La Cour suprême du Canada considère donc la démonstration d’un préjudice – au même titre que celle de la faute et du lien de causalité – comme étant un élément constitutif de la diffamation753. De l’avis de la plus haute instance judiciaire du pays, la violation d’un droit protégé par la Charte québécoise, à elle seule, n’a toutefois pas pour effet de créer un préjudice indépendant754. En s’appuyant sur l’article 1457 du Code civil, la Cour suprême soutient en effet que « l’on ne saurait imputer des dommages du seul fait qu’il y a eu atteinte à un droit garanti par la Charte québécoise »755. Dans l’état actuel

751 Voir, sur cette question, le chapitre 2 de la partie I. 752 CcQ, art 1457.

753 Bou Malhab, supra note 5 au para 23.

754 Béliveau St-Jacques, supra note 1 au para 121. 755 Aubry, supra note 5 au para 68.

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du droit, il est donc nécessaire d’établir « l’existence d’un préjudice distinct de l’atteinte au droit pour en obtenir réparation »756. L’alinéa 1 de l’article 49 de la Charte prévoit, pour sa part, qu’une atteinte illicite à un droit « confère à la victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte »757. Les prochaines lignes visent à déterminer si l’approche suggérée par cette disposition se distingue de celle qui est retenue actuellement par les tribunaux en ce qui concerne le préjudice. Plus précisément, il importe de vérifier si la démonstration d’une atteinte illicite au droit à la sauvegarde de la dignité, de l’honneur et de la réputation suffit, en elle-même, pour conclure qu’un préjudice indemnisable en résulte au sens de l’alinéa 1 de l’article 49.

L’auteur Maurice Drapeau s’appuie sur la valeur des droits et libertés protégés par la Charte pour conclure qu’un « préjudice juridique » résulte nécessairement d’une atteinte illicite à un droit fondamental758. À son avis, une telle atteinte, en raison des conséquences

qu’elle entraîne pour la victime, est assimilable à un préjudice moral indemnisable :

En résumé, il y a préjudice dès que le caractère illicite d’une atteinte aux droits et libertés est établi. Toute violation de la Charte est préjudiciable. Le fondement de ce préjudice juridique est solide :

Le préjudice juridique origine de la reconnaissance par la société d’une conséquence inacceptable pour toute personne victime d’une atteinte illicite à ses droits et libertés. L’atteinte aux droits et libertés est, ni plus ni moins, une atteinte à la personne qui est titulaire de ces droits. Un préjudice moral se trouve donc implicitement compris dans le caractère d’atteinte illicite aux droits et libertés de l’acte du seul fait de la méconnaissance ou du mépris de leur valeur. Toute violation de la Charte trouble effectivement toujours l’ordre des droits et libertés qu’elle protège et, par conséquent, le droit subjectif de la victime à ce qu’ils soient respectés759.

Le caractère fondamental des droits protégés par la Charte québécoise et leur importance pour l’être humain justifieraient donc de considérer une atteinte illicite à l’un de ces derniers comme étant, en elle-même, constitutive d’un dommage moral indemnisable.

756 Samson, supra note 24 à la p 277.

757 Charte québécoise, art 49, al 1 [nos italiques].

758 Drapeau, supra note 24 à la p 66. Voir également Samson, supra note 24 à la p 280. 759 Drapeau, supra note 24 à la p 68.

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La professeure Mélanie Samson s’appuie sur l’atteinte sous-jacente à la dignité humaine qui résulte très souvent d’une atteinte illicite à un droit protégé par la Charte québécoise pour supporter ce raisonnement :

[L]’idée qu’une atteinte illicite à un droit fondamental s’accompagne d’une atteinte à la dignité humaine [est défendable] pour la très grande majorité des droits et libertés protégés par la Charte. Or, l’on conçoit difficilement qu’une atteinte à une « valeur absolue » comme la dignité humaine ne soit pas sanctionnée, ne serait-ce que par l’attribution d'une somme symbolique760.

La définition de l’expression « atteinte à un droit » renforce la position voulant qu’une telle atteinte comporte, en elle-même, un préjudice inhérent. La consultation de dictionnaires juridiques permet en effet de constater que la notion d’atteinte comprend plus d’une facette et que l’une d’elles est liée aux conséquences préjudiciables qui en découlent. L’auteur Hubert Reid définit, à cet égard, l’atteinte illicite à un droit ou à une liberté comme étant, d’une part, une « action dirigée contre une personne qui contrevient à un droit ou à une liberté que reconnaît la Charte des droits et libertés de la personne » et, d’autre part, le « résultat préjudiciable de cette action »761. De la même manière, dans l’ouvrage

Vocabulaire juridique762, l’atteinte est définie comme ayant deux composantes. Cette

notion fait référence, dans un premier temps, à l’« action dirigée contre […] quelqu’un par des moyens divers » et, dans un second temps, au « résultat préjudiciable de cette

action »763. En d’autres termes, le concept d’atteinte illicite à un droit auquel réfère l’article 49 de la Charte québécoise renvoie autant à l’action qui contrevient aux droits fondamentaux de la victime, qu’aux conséquences de cette action, c’est-à-dire le préjudice moral qu’elle en subit764. En démontrant qu’elle a subi une atteinte au droit à sa réputation, une personne établit que l’estime sociale dont elle jouit a été affectée négativement. De même, en établissant l’existence d’une atteinte au droit à son honneur et à sa dignité, une personne démontre, pour le premier, que son estime de soi a été diminuée et, pour le

760 Samson, supra note 24 à la p 280 [notes omises]. 761 Reid, supra note 73 aux pp 60-61 [nos italiques]. 762 Cornu, supra note 72.

763 Ibid à la p 100.

764 Pour une analyse du caractère polysémique de la notion d’atteinte, voir : Lacroix, « Conceptualisation

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second, qu’il y a eu contravention au respect qui lui est dû à titre d’être humain. Chacune de ces conséquences est, en soi, préjudiciable.

L’atteinte illicite au droit à la sauvegarde de la dignité, de l’honneur et de la réputation comporte donc « un dommage inhérent réparable »765. Le fait de constater que l’un de ces droits a été affecté négativement de façon injustifiée permet effectivement de conclure à l’existence d’un dommage moral pour la victime. Ce constat suffit, au sens de l’article 49 de la Charte, pour conférer à cette victime le droit d’obtenir une réparation. Celle-ci pourra aussi faire valoir qu’en plus de ce préjudice moral, elle a subi un préjudice matériel pouvant être compensé. Il restera au tribunal à déterminer la teneur de la réparation et la quotité des dommages-intérêts compensatoires devant être versés, s’il y a lieu. Comme le mentionne le professeur Adrian Popovici, il importe de ne pas confondre « l’existence d’un dommage […] et sa quotité […] »766. Une fois l’existence d’une atteinte illicite établie, le droit d’obtenir la réparation du préjudice qui en résulte est ouvert. La quantification des dommages surviendra dans un second temps. Le professeur Popovici illustre cette approche en expliquant qu’elle comporte deux phases distinctes :

Concentrons-nous sur la Première phase : Si j’ai subi une atteinte illicite [à un droit protégé par la Charte québécoise], ai-je toujours besoin d’en prouver les conséquences subjectives ? Il y a un dommage. S’il existe, il doit être réparé, je le répète. Même si la victime renonce à présenter toute preuve dans la Seconde

phase, l’action doit être accueillie, puisqu’un dommage existe. Et si un droit, dit fondamental a été violé, la victime a droit à une sanction767.

Ainsi, dans le contexte de la diffamation, en vertu de l’alinéa 1 de l’article 49 de la Charte, la démonstration d’une atteinte illicite au droit à la sauvegarde de la dignité, de l’honneur et de la réputation devrait donner à la victime le droit d’obtenir une réparation, sans qu’elle ait à établir l’existence d’un préjudice supplémentaire. La teneur de cette réparation et sa quotité seront établies par le tribunal en fonction de la preuve qui lui est présentée. En allégeant le fardeau de la preuve de la victime d’une atteinte illicite,

765 Popovici, « De l’impact de la Charte des droits et libertés de la personne », supra note 24 à la p 74. 766 Ibid aux pp 72-73.

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l’approche suggérée par cette disposition nous semble davantage favorable à la protection de ses droits que l’approche actuelle fondée sur le Code civil.

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