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PARTIE 2. LES REPRÉSENTATIONS GENRÉES DU COUPLE HOMME-FEMME

A. Une démarche qualitative

Le genre est un mécanisme de l’ordre symbolique575, à la fois en tant que système de signification et système de contrôle des significations. Les contenus médiatiques expriment des médiations provisoirement stabilisées, « des traces des interactions qui les ont constitués, comme des plis condensant les rapports sociaux, les logiques d’action et les mouvements culturels. »576

Déchiffrer les représentations du genre à la télévision revient ainsi à « lire le genre au carré »577, c’est-à-dire à mettre à jour un dispositif technique de mise en relations des individus, le genre, au sein d’un autre dispositif, le média. En d’autres termes, il s’agit d’expliciter le fonctionnement de la technologie de genre télévisuelle.

Cette recherche traite des représentations télévisuelles du couple homme- femme. A la suite des chercheurs des Cultural Studies, de la théorie française des médiacultures, mais aussi des études féministes sur le genre et les médias, nous pouvons affirmer que le sens est une pratique et une construction. « Le ‘bon’ sens, ce sont les interprétations qu’en font les acteurs dans des contextes précis. »578

Aussi les représentations télévisuelles, parce qu’elles sont des véhicules privilégiés de la manière dont une société se raconte à elle-même, nous apparaissent riches de significations. Les pratiques médiatiques d’interprétation et de construction du message télévisuel compliquent pourtant l’analyse. Les contenus de la télévision sont

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« Par ordre symbolique il faut entendre l’ensemble des lois, règles, normes, interdits et tabous gouvernant et codifiant les stratégies de sociabilité censées exprimer par extension les fondamentaux universels de l’espèce humaine. », Marie-Joseph Bertini, Ni d’Ève ni d’Adam. Défaire la différence des sexes, op.cit., p.12.

576

Éric Maigret, Sociologie de la communication et des médias, op.cit., p.237.

577

Nous empruntons l’expression à Éric Macé.

578

Johannes Angermüller, « L’analyse qualitative et quasi qualitative des textes », Pierre Paillé (dir.), La Méthodologie qualitative. Postures de recherche et travail de terrain, Paris, Armand Colin, 2006, p.228.

166 des « entités symboliques dont le sens n’est pas facile à déterminer. »579 Cette ambigüité est renforcée par la nature même du média télévisuel. En effet, « le signe télévisuel est complexe. Il est lui-même constitué par la combinaison de deux types de discours : visuel et auditif. »580 Sa richesse expressive s’accompagne donc d’une « matérialité opaque. »581

Le rejet de l’univocité et de l’immédiateté du sens qui caractérise notre approche a orienté notre recherche vers une démarche qualitative. En effet, l’approche positiviste traditionnelle distancie celui qui produit la connaissance de son objet d’étude. Elle « présuppose que l’objet du savoir est extérieur au chercheur. Dans cette conception, il existe une dualité entre l’objet d’étude et le sujet qui mène la recherche. A l’image des sciences de la nature, une distance radicale sépare celui qui produit la connaissance de ce qui est à découvrir. Cette perspective dualiste entraîne un ensemble de conséquences prises comme des pétitions de principes ou des socles épistémologiques inconditionnels pour la bonne conduite de la recherche. »582 Au contraire, la démarche qualitative accepte le lien qui unit le chercheur à son objet d’étude. Le chercheur n’a pas une visée surplombante, son savoir est un savoir individuel. « Pour la recherche qualitative, la production des connaissances passe donc par ‘l’être humain’ qu’est le chercheur. »583

Puisque le sens d’un texte, a fortiori télévisuel, est socialement construit et partagé, cette démarche s’avère tout à fait pertinente car elle « s’efforce de mettre en valeur le monde tel qu’il est vécu par les acteurs. Au lieu de découvrir des lois, c’est-à-dire de dégager des explications causales par la mesure et le calcul statistique, ces approches mettent l’accent sur l’ouverture (openness), la souplesse et la réflexivité du processus de la recherche qui vise à rendre compte de la logique d’un objet pris dans sa

579

Ibid., p.228.

580

Stuart Hall, « Codage/décodage », Réseaux, op.cit., p.31.

581

Johannes Angermüller, op.cit., p.230.

582

Henriette Desmet, Willy Lahaye et Jean-Pierre Pourtois, « Postures et démarches épistémiques en recherche », Pierre Paillé (dir.), op.cit., p.172.

583

167 singularité et son unicité. »584 A ce titre, notre corpus n’a d’ailleurs pas de volonté de représentation statistique ou d’échantillonnage.

Le choix de l’analyse qualitative a été guidé par la prise en compte de la matérialité et de « l’épaisseur des textes. »585 Cette perspective nous détourne de l’analyse classique de contenu, qui nie la subjectivité du chercheur et « prétend aboutir à des analyses objectives par le recours à la quantification. »586 Basée sur une approche quantitative et souvent sur l’usage de logiciels, l’analyse de contenu s’inscrit dans la tradition positiviste : « un problème ou un sujet se ramène à des concepts qu’il faut identifier et qui doivent être ensuite traduits en indicateurs statistiques. »587 Si elle peut sembler de prime abord rassurante face à l’opacité d’un corpus télévisuel où l’on n’y voit rien588

, la production de données quantitatives n’est trop souvent porteuse d’aucun savoir. De plus, « les résultats obtenus ne sont jamais neutres même s’ils ont l’aspect glacé des tableaux statistiques : ils répondent aux questions que se posent le chercheur, de la façon dont il se les pose. »589

La démarche qualitative permet donc d’atteindre une richesse et une finesse d’interprétation supérieures à bien des analyses classiques. Elle offre des nuances que l’analyse quantitative laisserait échapper. Mais ces qualités peuvent néanmoins être également sources de faiblesse. En effet, le « coefficient de subjectivité »590 de la démarche qualitative implique des risques d’erreurs. Sa fragilité est en outre exacerbée par le choix d’un objet d’étude complexe, le média télévisuel. Aussi une connaissance préalable des dispositifs médiatiques591 s’avère nécessaire. Adopter une démarche qualitative implique enfin une rigueur et une construction précise de l’analyse. C’est la fonction de la méthodologie.

584

Johannes Angermüller, op.cit., p.226.

585

Johannes Angermüller, op.cit., p.226.

586

Jean-Louis Loubet Del Bayle, Introduction aux méthodes des sciences sociales, Toulouse, Privat, 1989, p.112.

587

Éric Maigret, op.cit., p.74.

588

Daniel Arasse, On n’y voit rien. Descriptions, Paris, Denoël, 2000, 216 p.

589

Éric Maigret, op.cit., p.74.

590

Jean-Louis Loubet Del Bayle, op.cit., p.112.

591

La socio-sémiologie a procédé à l’étude de ces dispositifs, nous pensons notamment aux travaux de Guy Lochard et Jean-Claude Soulages.

168 Le choix d’une méthode qualitative nécessite un premier point d’éclaircissement : il concerne la posture du chercheur. Dans la démarche qualitative, la relation entre le chercheur et son objet est centrale. Aussi le chercheur doit-il construire le regard qu’il lui porte, notamment au travers du travail de conceptualisation. Décrypter les représentations télévisuelles implique également une capacité à « s’étonner » d’une culture, d’une société. Cette posture de la surprise n’est pas sans évoquer la stratégie narrative mise en place par Montesquieu dans les

Lettres Persanes. Deux étrangers visitant l’Europe sont frappés par les

caractéristiques de la société française, amenant ainsi le lecteur à s’interroger également. De cet étonnement émerge la connaissance, comme le souligne le persan Usbek dans la lettre quarante-huit : « Ceux qui aiment à s’instruire ne sont jamais oisifs. Quoique je ne sois chargé d’aucune affaire importante, je suis cependant dans une occupation continuelle. Je passe ma vie à examiner : j’écris le soir ce que j’ai remarqué, ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu dans la journée : tout m’intéresse, tout m’étonne : je suis comme un enfant, dont les organes encore tendres sont vivement frappés par les moindres objets. »592 L’échange interculturel favorise la réflexion sur une société. Dans ce travail de recherche, le chercheur et l’objet de recherche appartiennent à une culture commune. Adopter une posture de surprise et d’étonnement demeure néanmoins essentiel afin d’éviter les écueils de la doxa et du préjugé.

« Qu’on s’en désole ou non, il existe une dimension interprétative ou herméneutique dans les sciences sociales. »593 De ce fait, on reproche parfois aux enquêtes qualitatives leurs préjugés et jugements subjectifs, ainsi que l’absence d’une production de savoir « objectivée ». Aussi, le chercheur doit être conscient des déterminismes qui orientent son regard et sa sensibilité. Tel est d’ailleurs le propos de Pierre Bourdieu lorsqu’il développe le concept d’« objectivation participante » dans La misère du Monde594.

592

Montesquieu, Lettres persanes, Paris, Gallimard, 2006, p.98.

593

Daniel Bizeul, « Les ressorts psychologiques sont-ils des faits ? », Pierre Paillé (dir.), op.cit., p.64.

594

Notons d’ailleurs que cette tentative qualitative basée sur la « réflexivité reflexe » n’a guère été fructueuse. Voir Jacques Hamel, « Qu’est-ce-que l’objectivation participante ? Pierre Bourdieu et les problèmes méthodologiques de l’objectivation en sociologie », Socio-logos, n°3, disponible en ligne, http://socio-logos.revues.org/document1482.html, consulté le 24 février 2010.

169 « Le premier travail du chercheur est d’essayer de prendre conscience de ces catégories de perception du monde social et d’essayer de produire une connaissance des instruments de connaissance à travers lesquels nous connaissons le monde social. Cela peut se faire de façon très concrète. Chacun peut faire concrètement ce travail. Qui suis-je, socialement, moi qui dis ce que je dis ? Étant donné ce que je suis, c’est-à-dire les variables qui me caractérisent (mon âge, mon sexe, ma profession, mon rapport avec le système scolaire, mon rapport avec le milieu du travail, le nombre d’années durant lesquelles j’ai été au chômage, etc.) étant donné ces variables, quelles sont les catégories de perception que j’ai toutes les chances d’appliquer à la personne que je regarde ? »595

Cette vigilance épistémologique est essentielle pour l’étude des contenus médiatiques. Le chercheur doit savoir qu’il « porte des lunettes ». C’est ainsi que Pierre Beylot, dans sa modélisation pragmatique de la réception par les critiques de

Télérama des séries policières, interroge sa propre perception et son interprétation de

la catégorie de public que sont les critiques : « je voudrais effectuer un retour réflexif sur mon propre travail en m’interrogeant sur la manière dont j’ai moi-même élaboré des critères d’analyse et de classement du discours critique. »596

Néanmoins, cette seule réflexivité ne suffit pas pour que la démarche qualitative soit pertinente. En effet, elle ne garantit pas d’être en bonne posture pour « objectiver la connaissance pratique. »597 Il est nécessaire d’expliciter clairement, par le détour du langage, les opérations effectuées afin d’analyser le corpus, ces

595

Pierre Bourdieu, « De quoi parle-t-on lorsqu’on parle du ‘problème de la jeunesse’ ? », Annick Percheron (dir.), Les jeunes et les autres, Vaucresson, Centre le recherche interdisciplinaire de Vaucresson, 1983, pp.229-234, repris par Jacques Hamel, « Réflexions sur l’objectivation du sujet et de l’objet », Pierre Paillé (dir.), op.cit., p.89.

596

Pierre Beylot, « Modèles pragmatiques de réception des séries policières », Pierre Beylot et Geneviève Sellier (dir.), Les séries policières, Paris, L’Harmattan, 2004, p.362.

597

Jacques Hamel, « Réflexions sur l’objectivation du sujet et de l’objet », Pierre Paillé (dir.), op.cit., p.93.

170 opérations « en vertu desquelles s’orchestre la connaissance explicative. »598 Le chercheur doit respecter un « cahier des charges »599 qui définit les tâches à accomplir. C’est la fonction de notre grille d’analyse, avec ses hypothèses préalables. Elle « correspond sans conteste à la règle d’or de la science, tout au moins de la rigueur qui caractérise son entreprise, qui veut qu’une connaissance n’est scientifique que si elle est assortie d’indications sur la manière dont elle a été obtenue, suffisantes pour que puissent en être reproduites les conditions. »600

598 Ibid., p.91. 599 Ibid., p.94. 600 Ibid., p.94.

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