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Après toi, le Déluge ?

Dans le document Le Triomphe du Côté Obscur (Page 25-32)

Voici, fidèlement retranscrites ici pour la postérité, ou ce qui en tient lieu dans nos mémoires capricieu-ses ayant érigé l’amnésie instantanée en modèle de relation au Temps – ce qui nous a mis dans de beaux draps, si vous voulez mon modeste avis sur cet im-modeste sujet -, les dernières paroles de mon illus-trissime père Frank Louis Lloyd Ferdinand White Spencer Clouzot :

« Gloups. »

Il y eut bien un « Aaargh… » juste avant, mais le souffle manqua à l’homme pour vraiment rendre justice à ces gutturales si poignantes. « Gloups », donc, un peu mou et humide, restera dans les ma-nuels d’Histoire A Dormir Debout comme le dernier mot de cette figure emblématique du capitalisme au 20ème siècle.

Le mode minimaliste aura dû attendre sa mort pour s’exprimer par la bouche d’ordinaire si volu-bile d’un homme qui a réussi – et le mystère de son exploit reste entier à ce jour – à fourrer son machin dans le salon privé de la femme la plus étroite (d’es-prit) que la terre ait portée en son sein avant d’être recouverte par les eaux.

Eaux que ma génitrice perdit en abondance lors de ma venue en ce même monde (décidément mal fait), torrents allégoriques qui, par l’ensevelissement de tout bon sens qu’ils inaugurèrent sous notre toit, pré-figuraient la disparition, à l’issue du Drame qui nous fait gloser ici, de toute retenue chez les membres de notre race.

Car, allons, je veux bien que la peine est difficile à gérer, surtout mêlée à des fumets de cuisine sud asiatique riche en épices piquantes, mais avouez que ces hectolitres de larmes versées par les proches des victimes (et par les victimes elles-mêmes tant qu’el-les essayèrent, par la course de fond, de distancer les lames du même nom), ces larmes étaient plutôt malvenues alors que nous pataugions déjà gaiement jusqu’aux amygdales dans l’Océan Indien ; sans compter que n’importe quel Touriste (vous savez, ces Etres Venus d’Ailleurs) se crut permis de s’endeuiller au-delà du tolérable pour des quidams qui lui étaient inconnus le matin même et à qui il n’aurait probable-ment pas adressé la parole s’ils avaient été logés dans des chambres voisines à l’hôtel. Ceux-là compliquè-rent la tâche de sauveteurs qui avaient déjà bien du mal à garder leur lucidité intacte au service de l’ac-tion concrète ! Pensez donc, je n’ai que deux mains pour extirper les cadavres de la Gadoue Tragique et je devrais encore consoler un lointain cousin terrien

Kenan Gorgun naît à Gand de parents turcs

en 1977. Il manifeste très vite son besoin d’in-dépendance vis-à-vis de l’école et des schémas traditionnels d’éducation. Son parcours va ainsi l’amener très tôt à vendre des fruits et des légu-mes sur les marchés, à travailler en imprimerie, à nettoyer des locaux administratifs et à faire des rondes comme veilleur de nuit dans un des quar-tiers les moins fréquentables de Bruxelles («une expérience utile pour qui veut explorer la peur») Autodidacte fasciné par l’écriture, il rédige sa première nouvelle publiée à 13 ans,

Le Journal de Billy Ghost

, qui évoque la randonnée sau-vage d’un fantôme chassant la prime à travers l’Ouest américain. Depuis, il enfile les histoires comme les perles d’un collier et évoque tous les univers avec la même aisance : le fantastique, la science-fiction, le policier, la critique socio-politi-que...Tandis que plusieurs nouvelles sont publiées dans la revue

Marginales

, l’intrigue policière de

La Fumée du Diable

se classe dans le peloton de tête d’un concours organisé par les éditions du Seuil et qui attire 1300 participants. L’angoisse de la page blanche ne taraude que rarement Ke-nan Gorgun puisqu’il s’essaie aussi au roman, dont un,

Au Nord-Est de l’Enfer

, politique-fic-tion caustique dans la lignée de Kurt Vonnegut, est actuellement en lecture chez les éditeurs. Par ailleurs, Kenan signe des scénarios de courts et de longs métrages, dont le long

Alley Goria

et le court

Fait d’Hiver

ont été primés au niveau na-tional, ce qui, depuis, vaut à Kenan de sévir aus-si comme scénariste pour d’autres cinéastes. Afin de consommer les noces du papier et de l’image, il n’y a qu’un pas que Kenan franchit en tournant lui-même des courts-métrages et en collaborant comme critique de films au magazine Cinéma Belge. Enfin, ce besoin maladif de s’exprimer li-brement le conduit à écrire et composer pour le groupe de rock O.I.L. et à tenter l’aventure de l’animation pour la RTBF. Ivre de passion, dé-bordant de volonté et d’énergie, Kenan Gorgun a tenu à faire sien le credo d’Henry Miller: « Toujours vif et joyeux!». Pour s’aventurer aux extrêmes limites des possibilités humaines.

manisme lacrymal et paresseux !? Enfin, je veux que nous reconnaissions une bonne fois pour toutes que les R.O.D. (Réactions Opposées au Drame) n’ont rien signalé de plus que la survivance de C.A.E.R. (Comporte-ments Animaux d’Essence Reptilienne), et la lutte, vieille comme le monde, que ces comporte(Comporte-ments livrent à l’E.C.C.O. (Esprit de Civilisation et de Charité bien Ordonnée), avec lesquels le moindre politicard de derrière les fagots progressistes se permet de nous les briser menu à l’heure du dîner – le tout pour conclure par un numéro de compte bancaire à six zéros (traduisant l’espoir que les dons en comportent autant ?) Car enfin, depuis le minibar escamotable de mon hélicoptère en lévitation au-dessus des marais qui se forment depuis la Crûe du Siècle et modifient de Fond en Comble la géographie du continent le plus vampirisé du globe, je vous le demande ?! (Et ma voix tonitruante devrait suffire à vous convaincre qu’il s’agit ici d’une question de vie et de mort) : Qu’avons-nous eu besoin d’attendre nos actuels soucis d’inondation, que tous les plombiers de la planète auraient pu prédire, pour nous rendre compte que le vrai problème est la quantité d’eau qui, non pas déborde et saborde, mais se voit gaspillée dans les Lavoirs Automatiques de Conscience que notre époque a le chic de sortir à la chaîne d’un nouveau type d’usines dès que se fait sentir le besoin de justifier et de

ca-moufler, usines pseudo- écologiques de type

humanitariste, mondia- liste altéré, etc ? Alors

qu’aujourd’hui même, en début d’après-midi,

il est un fait prouvé qu’à deux pas de chez

chacun de nous, une jeune femme ayant un

enfant en bas âge n’a pas touché son chômage,

et en désespoir de cause, a demandé à son

épicier de lui avancer un carton de lait entier et

un pain français pour la dépanner, et s’est

entendu dire, par la brute épaisse trônant

derrière sa caisse en- registreuse, qu’elle

n’avait qu’à le suivre une demi-heure dans le

fond du magasin, à l’abri des regards, pour qu’il

la dépanne en tout ce qu’elle désirait ? Est-ce

la forme du pain sollici- té par la pauvre femme

qui donna des idées à l’épicier ? Ou bien

venait-il de consentir un versement compris

entre 5 à 50 euros sur un compte à sextuple

zéro et s’en considérait dès lors quitte de toute

bonté ?

Comme l’illustre à la perfection le florilège

de ses prénoms, mon auguste père Frank

Louis Lloyd Ferdi- nand White Spencer

Clouzot était un vérita- ble enfant du siècle, et,

en cette qualité haute- ment appréciable, je

crois qu’on peut égale- ment lui décerner le

titre de véritable enfant de salaud.

Pas mécontent qu’il n’ait jamais su nager.

Entre les rares matières qu’il n’avait pas la prétention d’avoir maîtrisées, la matière liquide a toujours eu le don de lui filer entre les doigts, et cela malgré les efforts des plus grands moniteurs de natation. En effet, entraîneurs de l’ex-Union Soviétique et vendeurs d’aquarium se succédèrent autour de notre piscine olympi-que à domicile, et tous, au bout d’une semaine, jetaient l’éponge ou l’hameçon devant l’incapacité de papa à se maintenir à flot sans faire de grosses bulles odoriférantes en sous-marin.

D’ailleurs, c’est au cours de l’une de ces séances de natation qu’il payait au prix fort (réflexe de persécuté économique visant à le convaincre d’avoir choisi le meilleur de chaque chose pour son usage personnel), que je fus le témoin ahuri de sa couardise – et du caractère miraculeux de ma propre existence, à vrai dire.

Mon déjà-alors-très-illustre paternel portait ce qu’on appelle aujourd’hui un string.

C’est là une pièce d’étoffe légère, moulante, élastique, esthétiquement immonde, tactilement repoussante pour qui la porte, et concrètement impossible à exhiber pour quiconque n’a pas laissé toute dignité au

vestiai-re. Sur le grand homme que le monde entier voyait en mon père, le string était une révolution vestimentaire, dans la mesure où il faisait apparaître…comment dire…la « fragilité » de l’homme, en apparence si impitoya-ble, si colérique, si charismatique sous les spotlights, et si admirablement âpre au gain qu’il avait gravi tous les échelons de la pyramide sociale, et en avait inventé quelques autres, en un temps record (ce qui veut dire en gros qu’il était doté de talents extraordinaires pour amasser des fortunes sur le dos des gens.)

Après avoir longuement fait le tour de la piscine, d’une démarche raidie à cause du manque d’adhérence aux carrelages humides, et guetté la grande surface houleuse du bassin exhalant des odeurs décapantes de javel et de chlore, F. L. L. F. W. S. Clouzot s’arrêta dans l’axe de la planche à sauter, tendue en saillie à deux mètres d’altitude (altitude plutôt que hauteur, pour ajouter à la « dimension mythique de l’évocation », comme disait l’ancien secrétaire général du Prix Nobel de Lis-Tes-Râtures, dont je tairai l’identité, non par souci de discré-tion mais simplement parce que je ne m’en souviens plus, ce qui prouve, à l’évidence, que « les hommes meu-rent, leurs actes demeurent. ») Mais revenons à nos moutons.

A cet instant où il estimait à trois mètres l’espace qui séparait le plafond de la piscine de ses premières mè-ches grisonnantes en tire-bouchon, il y avait dans l’œil gauche de mon père, l’éclat perçant et lointain de ceux qui visualisent en détail chaque étape de l’action qu’ils s’apprêtent à engager, et dans l’œil droit, le tressaille-ment, accompagné d’une formation de morve, de ceux qui se voient échouer quelque part au cours desdites Etapes de l’Action Entreprise. Dans le cas de mon père, et dans le cadre d’une séance de natation (ou, plus justement dit, de Thérapie Aquatique), la peur de l’échec pouvait faire se succéder de stupéfiantes couleurs sur son visage, par exemple à l’idée de couler en piqué, et, dans ses derniers instants, de s’imaginer les manchettes de tous les grands journaux de la presse libre :

« LE ROI DE LA PISCINE MEURT NOYE ! »

« L’EXCENTRE MILLIARDAIRE A BATI SA FORTUNE SUR L’INSTALLATION DE PISCINES PRIVEES

MAIS IL NE SAVAIT MEME PAS NAGER ! »

En vérité, je profite de ces citations imaginaires pour souligner que mon père faisait partie de ces gens qui s’accordent une autorité indiscutable pour parler de choses qu’ils ne connaissent absolument pas. Ainsi mon ancêtre s’affirmait partout comme une sommité en sciences hydrauliques et en techniques d’installation de piscines en sols difficiles, sans jamais avoir écouté avec une attention sincère les spécialistes qu’il engageait pour travailler dans ses laboratoires et dont les plus naïfs se piquaient de vouloir partager avec lui les secrets de leur profession si poétiquement méconnue ; ce type d’ignorants représentés par mon père, et qu’on dénichera à foison parmi les grands noms de la finance, est un cancer pour l’avancement spirituel de l’humanité ; nous en avons vu soliloquer beaucoup, ces dernières semaines, saturant toutes les voies de communication pour don-ner plus de retentissement à leur ignorance, tout en tâchant d’occulter les vraies causes de cette catastrophe qui a permis à mon rappeur favori de proférer sur les ondes un « Tsunami, tu nous l’as mis ! » des plus FM-isants.

C’est un mauvais morceau de rap, ce qui en fait un bon morceau, diront certains. Je veux dire qu’on ne retrouve pas, dans sa structure, la versification systématique recherchée par l’écriture rap, mais que le chan-teur emprunte et exploite avec brio la technique vocale qui, depuis vingt ans, fait pulser le cœur de nos zones suburbaines. De plus, nous ne manquerons pas de saluer chez l’auteur une sensibilité exacerbée pour les mi-norités, puisque, de tous ceux qui poussent de la voix dans la Grande Chorale Post-Tsunami, ce morceau est le seul à offrir une tribune d’expression à la Vague elle-même. Le Point De Vue De La Vague, donc.

Qui se sent bien seule au sommet de sa crête.

Je Suis Bleue. De Vous. Depuis Le Début De Tout.

Je M’Etourdis En Des Jeux Stupides. Je Combats L’Ennui.

Je Roule, Je Boule, Soutient La Houle, Les Humains Qui S’Y Défoulent.

Leurs Planches En Mes Avalanches. Ecume, Crête, Défi, Ascension, Ivresse.

Entre Ciel Et Mer. Enfants, Adultes, Hommes, Femmes.

Leurs Amours Aux Prétentions Indéfinies. Leur Avidité d’Infini.

Je Me Fais Plan, Lent, Distant – Silen…Cieux.

Puis Je Me Gonfle D’Importance. D’Enthousiasme Je Bave Sur Mes Hors-Bord.

Soif De Pouvoir ? Soif De Conquête ? Bombes En Mon Intimité ? Tests Nucléaires ? Partouzes D’Electrons ? Par Douzaines De Millions ?

Je Ris. Une Lame Etincelle. Tout Au Fond. Ma Colère.

Je Me Hisse. Me Hérisse. Au-Dessus De Vos Têtes. Vers Mon Amie La Terre.

Amie Traîtresse. Meilleure Ennemie. Frontière ? Prétentieuse.

Je Suis Le Dieu Des Grands Riens. Priez Pour Moi. Car Après Moi…

Des reproductions électroniques de ressac soutiennent hardiment le flow verbal.

Et des vagues frappent sans relâche contre des rochers et des hôtels.

Flirter Avec Les Hauteurs Inaccessibles Et Nues.

Les Langues De Brume Et D’Azote. Les Anti-Cyclones Confus.

Les Etoiles Tremblent. Comme Des Larmes En Vos Yeux Tremblent.

Elles Me Connaissent. Bateaux Ivres En Ces Eaux De Décembre.

Elles Savent Ce Que Je Mijote. Iles Flottantes. Iles Craintives.

Les Hommes Ont Parfois Besoin D’Un Rappel A L’Ordre.

Plus Grand Que Le Feu Et La Cendre.

Plus Impérial Que Les Larmes.

Plus Vilain Qu’Un Volcan. Moi – Maintenant.

Plein De Gloire. J’Avance. J’Avale La Distance.

Je Pense Que Désormais Rien N’A Plus D’Importance.

Balayer L’Horizon Comme L’Amour De Dieu Balaie Ses Créatures.

Me Voilà Réveillé. Je Me Demandais Quand J’Allais Me Montrer Enfin.

Quand - Telle était La Question - La Race Des Hommes Allait Prendre Fin.

…Tsunami, Tu Nous L’As Mis…

…Tsunami, Tu Nous L’As Mis…

(repeated)

Ce jour-là, nous étions ensemble avec papa devant le mur-télévision où passait le clip de mon rappeur favori plein d’images de tsunami occupé à nous la mettre...

Et, à entendre annoncée, avec une sauvage confiance en soi, la fin prochaine des bipèdes consommateurs que mon paternel voyait dans le groupe de ses semblables, il immobilisa au seuil de ses lèvres le verre d’eau qu’il te-nait en main. Bridant des yeux interrogatifs et curieux, il avoua ne pas trop savoir que penser de cette tragédie.

Le mot « tragédie » est de moi, lui préféra la neutralité du mot « truc » :

« Max, ch’ais pas vraiment quoi penser d’ce truc… » Avec ce parlé roturier du gars de la campagne n’ayant jamais reçu d’instruction. Il devait penser à ce moment-là aux cours de natation qu’il parrainait depuis dix ans dans les grandes villes du monde afin d’augmenter le nombre de nageurs au sein de la population active et incidemment celui des acheteurs potentiels de ses produits de luxe.

J’avoue que je ne pus résister et, au moment où il levait son verre pour boire, je dis :

« C’est sûr qu’avec ça, la vente de piscines va drôlement chuter ! »

La seconde suivante, une crise de toux orageuse se mêlait aux électro-ressacs issus de la bande-son du clip de Tsunami Fashion. A côté de moi, papa, qu’il m’est bizarre d’appeler aussi souvent papa maintenant qu’il n’est plus là, se tordait au milieu des coussins du canapé qu’il s’était fait spécialement livrer de Thaïlande par bateau – et quand le bateau avait coulé par manque d’entretien, il avait renouvelé sa commande, et profité de l’occa-sion pour y ajouter trois douzaines de statuettes.

Ses mains lâchèrent le verre d’eau pour se refermer autour de son cou tendineux. Ses yeux devinrent plus crapauïdes que jamais. Les veinules gorgées de sang tracèrent des réseaux saillants autour de ses pupilles dilatées. Et quelques filets d’eau on the rocks dégringolèrent les commissures violacées de ses lèvres en coup de sabre.

Je le revis à la piscine, cet homme que la Bourse de New York avait nommé à son Conseil de Sages Annuel, debout face à l’échelle de la planche à sauter, observant les barreaux qui attendaient d’être gravis par ses bras

aux muscles déjà pâteux.

En string, papa fixait la houle lente et hypnotique de la piscine où il était dit qu’il ne nagerait pas. Comme s’il allait, d’un instant à l’autre, lancer un défi à l’univers.

Ensuite il me regarda, moi. J’étais assis sur un siège en moulure de plastique.

Le visage de cet homme ne me faisait pas bon effet. Il ne m’aimait pas.

Cela fit surgir une image dans mon esprit. Un bébé à qui on fait prendre son bain. Mais du point de vue du bébé, je veux dire. Qui est immergé dans l’eau puis en est retiré, savonné, immergé, émergé à nouveau. Serait-ce moi dont je me souviens ? A quelle mémoire fait appel un souvenir aussi originel et ancien ?

Chaque échelon qui mena mon père au sommet de ce plongeoir kilimandjaresque fut comme une halte de nomade sur le long chemin de l’éternité. Une fois arrivé au faîte de l’échafaudage, et qu’il eut embrassé d’un regard conquérant les lettres de son propre nom incrustées dans le fond carrelé de la piscine, d’un coup de talons, mon père fit la chose la plus stupidement téméraire de toute sa vie. Il sauta de la planche vers l’eau au-dessous de lui. Mais quelque part dans les airs, il abandonna trop libéralement ses membres au hasard de la chute, et se désarticula. Il ressembla alors à une série de figures de clowns dans des livres à colorier ; lorsqu’il essaya de reprendre le contrôle de son corps de manière à entrer dans l’eau les pieds d’abord (et être en mesure de frapper le fond de la piscine pour en remonter instantanément, comme il avait été convenu avec le moni-teur), il ressembla même à un vieux copain de mon enfance qui aspirait à devenir contorsionniste dans un cirque.

Je crois qu’il est mort en Asie, depuis. Lui aussi.

Mon père s’enfonce dans l’eau comme une boulet disgracieux, faisant exploser des bouquets d’embruns qui s’éparpillent telles des ogives scintillantes. Pressentant le drame, le moniteur le rejoint au fond sans prendre la peine d’enlever son training.

Lorsque les deux hommes remontent, l’un est devenu l’enfant de l’autre.

Et moi, l’enfant véritable, je suis exclu des évènements en cours, je deviens malgré moi observateur analyti-que, témoin cynianalyti-que, vecteur de distanciation, comme je ne cesserai plus de l’être depuis.

Mon père, grand parmi les grands, a laissé son corps trop fluet échouer dans les bras du vaillant moniteur. Il pleure de terreur. Même avec toute l’eau qui ruisselle sur son visage, on peut reconnaître les quelques coulées plus brillantes qui empestent le sel et la peur et trouvent leur source dans ses yeux, dans la vision que papa est allé pêcher au fond des eaux et qui l’obsèdera jusqu’à son dernier souffle.

Mais le pire, c’est tout de même son string. Perdu lors de la chute, son absence à la taille de mon père révèle une vision qui cristallisera pour moi tous les déséquilibres de la vie et justifiera mon inaptitude à y exister en tant qu’homme et être humain : à son bassin nu, mon père en trimballe une qui est plus petite que la mienne.

On dirait une noisette, rose pâle et à peine plus grosse que le fruit sec auquel je le compare à présent. Tout s’explique : il n’y avait qu’une femme comme ma mère pour savoir que faire d’un machin si dérisoirement tou-chant ! Et il en jaillit à présent un jet jaunâtre, qui arrose moitié son torse, moitié le moniteur, et échoue dans l’eau où il est instantanément attaqué par les agents actifs du chlore aux odeurs de javel. Le jaune de l’urine se dilue dans le bleu artificiel, où, au fond, contre le carrelage et les lettres du Glorieux Patronyme, une tâche d’étoffe stringesque noie l’honneur de mon père.

Mon père qui achève ainsi sa réincarnation en bébé vieilli.

De sa bouche béante, l’eau bave et cascade de tous côtés. Deux décennies plus tard, soudain, le vieux s’ef-fondre au pied du canapé thaïlandais. Le verre d’eau on the rocks est couché au sol, vide, entouré de cailloux blancs, cubes de glaçons à moitié fondus, verre qui malgré la chute est intact grâce à l’épaisseur du tapis turc,

De sa bouche béante, l’eau bave et cascade de tous côtés. Deux décennies plus tard, soudain, le vieux s’ef-fondre au pied du canapé thaïlandais. Le verre d’eau on the rocks est couché au sol, vide, entouré de cailloux blancs, cubes de glaçons à moitié fondus, verre qui malgré la chute est intact grâce à l’épaisseur du tapis turc,

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