• Aucun résultat trouvé

Retour à la table des matières

Les délires précédents ne se sont pas développés parce qu'une autre affirmation fondée sur une autre tendance encore plus importante dans le caractère psychasté-nique s'est présentée plus souvent dans les états asséritifs et a envahi l'esprit. On est disposé à dire qu'il s'agit d'un délire religieux et que cette croyance a été l'épanouisse-ment des idées enseignées par la religion.

Cela est en partie exact, mais il ne faut pas exagérer le rôle de l'éducation et des idées religieuses dans ce délire. Sans doute Madeleine a eu une éducation catholique, peut être un peu étroite, mais ses sœurs ont eu exactement la même éducation et l'une a une religion normale très modérée, l'autre est devenue franchement irréligieuse.

D'ailleurs peut-on dire que les idées proprement religieuses jouent un très grand rôle dans le délire de Madeleine ? Il n'y a guère d'interrogations métaphysiques sur l'origine du monde, sur celle de l'homme, sur la fin des choses. Elle n'a jamais pu comprendre ce que je lui disais sur le problème du temps et ne s'y est pas intéressée.

Elle se satisfait sur tous les points par un semblant d'explication, par l'imagination d'un rôle des démons ou des anges qui ne correspond même pas à son degré d'instruction et d'ailleurs elle n'a écrit ses explications que sur ma demande. Son Dieu n'a rien de philosophique, il reste le Dieu des religions les plus simples. Au fond ce Dieu n'est qu'un homme, il n'a rien de plus que des idées et des sentiments tout humains. Il est seulement plus puissant que les hommes ordinaires ; mais encore cette puissance que lui prête Madeleine, n'a rien de bien extraordinaire : il dirige des chars, il fait des feux d'artifice, il fait du mal à ceux qu'il n'aime pas, il embrasse ceux qu'il aime, et leur donne des couronnes de diamants. C'est assez simple et en somme peu intéressant : la considération de ce Dieu et de ses propriétés ne me semble guère suffisante pour alimenter un grand délire.

L'essentiel de ce délire ne me parait pas l'idée religieuse ; celle-ci vient secondai-rement se rattacher à quelque chose de plus important. Le délire de Madeleine est au fond le récit perpétuel de ses relations affectueuses avec un personnage qu'elle appelle Dieu. Si on laisse de côté la forme mentale des délires et leur évolution, le contenu des délires de Madeleine n'est pas différent de celui des délires de Nathalie qui rêve indéfiniment à ses relations affectueuses avec un prince allemand, délicieux et puissant, qu'elle baptise du nom cependant anglais de Byron. Chez cette autre malade nous n'hésitons pas à dire qu'il s'agit d'un délire d'amour, il en est exactement de

même chez Madeleine. Son délire présente des formes très spéciales au point de vue de la croyance et surtout comme on le verra au point de vue des sentiments, mais le contenu est un délire d'amour.

Madeleine est intarissable sur cet amour, comme on l'a déjà vu ; pendant toutes les périodes d'extase et de consolation elle ne pense qu'à l'amour et ne parle que de l'amour. « Oui, c'est vrai, l'amour me brûle, mais s'il fait mon tourment il est en même temps ma félicité, parce que cet amour est divin... En allant à Dieu il embrasse toutes les créatures qu'il voudrait voir véritablement heureuses par cet amour divin... Je voudrais être plus forte pour mieux supporter les flots d'amour qui inondent mon cœur... Le mot rassasiement ne convient pas ; quand on est rassasié, on ne désire plus la continuation d'une jouissance, mais plus on aime plus on a soif d'aimer davantage.

Jamais l'âme aimante ne dira : « C'est assez », toujours elle montera plus haut vers cet infini de voluptés sans nom que prodigue l'amour... J'ai eu une crise d'amour pendant la messe, j'ai versé d'abondantes larmes parce que des flots d'amour m'envahissaient le cœur et le faisaient battre comme si j'allais mourir. Ah ! qui pourrait rendre compte de ces impressions tout à la fois si fortes et si enivrantes. L'amour nous brûle, nous dévore en même temps qu'il nous comble de délices : on aime la blessure qu'il nous fait, on jouit de la volupté qu'il apporte, on voudrait communiquer son feu à tous, embraser l'univers entier, faire de toutes les âmes un seul cœur pour le jeter dans la fournaise de l'amour divin... Il me semble que mon cœur est comme un volcan prêt à jeter des flammes... On ne peut douter à ce moment que cet amour ne vienne du ciel car il est trop pur, trop violent et trop ineffable. L'amour humain ne peut avoir ce désintéressement et cette suave volupté. »

Ce qui est particulièrement intéressant, c'est la forme que prend cet amour dans les états de consolation : il n'est pas un amour qui cherche, qui aspire à quelque chose, il est un amour satisfait qui est arrivé au terme de ce qu'il poursuivait. C'est l'affirmation cent fois répétée du succès complet, de la conquête de l'amour, c'est en un mot le triomphe de l'amour. « Je jouis de tous les plaisirs réunis dans un sentiment d'amour inouï pleinement satisfait. J'avais toujours une gêne au cœur, parce que je pensais que mon amour n'était pas suffisamment partagé, maintenant j'ai un sentiment ineffable que mon amour est compris, partagé, rendu au centuple, c'est une telle confiance, un tel abandon! » Elle fait des vers assez médiocres sur l'amour et les récite à mi-voix :

« Ah ! quel est donc ce feu qui brûle ainsi mon âme ? D'où viennent ces transports qui m'enlèvent aux cieux Pourquoi tant désirer communiquer ma flamme Aux hommes ici-bas heureux ou malheureux ? Qui donc peut me causer cette insigne souffrance Qui consume mon cœur d'un infini bonheur, Me fait souvent pleurer d'une joie si intense, Me fait ressusciter quand je crois que je meurs ?

……….

Je ne me connais plus, je sens une énergie Qui dans un corps si faible a lieu de m'étonner, Il me semble vraiment reprendre une autre vie Et je veux l'employer tout entière à aimer ! »

Cet amour triomphant se déverse sur tout ; « les oiseaux l'aiment et chantent pour elle, les petits enfants lui sourient, les malades de la salle ont des têtes divines et sont remplies d'amour pour elle, enfin elle possède l'amour de tous. »

Mais, dira-t-on, cette interprétation qui fait de l'amour le centre et l'essentiel de ce délire peut s'appliquer aux consolations et ne peut pas s'appliquer aux tortures, il faut alors admettre deux délires différents. Ce n'est pas mon avis, et je suis disposé à croire que le contenu du délire de torture est exactement le même et qu'il est toujours question de l'amour de Dieu. Mais c'est l'amour malheureux et définitivement repoussé, Dieu non seulement ne l'accueille plus, mais il la chasse, il l'abandonne au Diable contre lequel elle résiste désespérément, car elle voudrait se conserver pour Dieu. En un mot « Dieu la déteste » et la haine n'est que l'inverse de l'amour. Tous les actes, toutes les paroles, qui, pendant les consolations plaisaient à Dieu, c'est-à-dire qui réussissaient, n'aboutissent plus qu'à provoquer le mépris et la colère de Dieu, c'est-à-dire qu'ils échouent lamentablement. C'est là un exemple typique de cette pensée catastrophique dont nous verrons l'importance dans les états mélancoliques : toute action que la malade se représente n'aboutit qu'à des catastrophes et la haine de Dieu est la plus grande des catastrophes. Le Dieu que Madeleine se représente n'est pas seulement un Dieu vengeur, c'est un Dieu haineux, qui cherche à faire aux hommes et à elle-même le plus de mal possible, à les brûler, à les faire piétiner par des chevaux rouges, etc. Quand je lui fais observer que c'est là une bien fâcheuse conception du bon Dieu, elle me répond que c'est tout naturel, « puisqu'il en est arrivé à nous détester » : c'est tout à fait un délire de persécution par Dieu.

Quand Madeleine nous dit que Dieu nous déteste, elle ajoute tristement : « J'ai bien peur de le détester aussi. » Non seulement elle n'arrive plus à se faire aimer par Dieu, mais elle ne réussit plus à l'aimer elle-même et comme les obsédés scrupuleux qui se croient entraînés à des actes immondes, elle passe à l'extrême opposé et elle croit qu'elle déteste Dieu : cela soulève le problème de l'inversion des sentiments et de la peur de l'acte dans les délires mélancoliques.

N'insistons pas pour le moment sur ces problèmes, sur les transformations du même acte suivant qu'il est envisagé sous la forme du succès ou sous la forme de l'échec, nous aurons l'occasion d'étudier ces questions longuement à propos des sentiments. Je ne les indique ici que pour montrer l'unité fondamentale du délire dans les tortures et dans les consolations. La différence porte sur le ton de sentiment qui accompagne la représentation de l'acte, c'est-à-dire sur les réactions de succès ou d'échec qui se développent en même temps qu'elle, mais au fond l'acte dont il est question est toujours le même : le contenu du délire dans les tortures et dans les consolations est toujours le même, c'est l'amour de Dieu.

Cette conclusion ne doit pas surprendre, beaucoup de mystiques comme sainte Thérèse décrivent leurs extases comme « des états d'Union » et ne parlent que « de la délicieuse agonie et du doux martyre de l'amour ». Beaucoup d'écrivains qui ont étudié les mystiques ont insisté sur le rôle essentiel que joue l'amour dans toutes leurs pensées. M. Bournet dans son livre intéressant sur saint François d'Assise dit que la folie de saint François a été la folie de l'amour, mais de l'amour pour les hommes autant que pour Dieu . « Ainsi que l'amour-propre, la charité a ses fous 1 ». M.

Havelock Ellis, dans son livre sur La pudeur insiste sur les amours fous que l'on trouve à chaque page dans la vie des Saints, et soutient que beaucoup de ces états

1 Bournet. - Saint François d’Assise, p. 107.

mystiques ne sont que des romans d'amour 1. Il est vrai qu'il se place surtout au point de vue de l'amour sexuel, ce qui me paraît un peu étroit. M. Marcel Hébert dans son petit livre sur Le divin nous donne une étude intéressante sur le grand mystique brabançon Jean Ruysbroeck, l'Admirable, né entre Hal et Bruxelles en 1274. Il répète que la vie de ce personnage « n'est qu'amour et bonheur... C'est l'amour, toujours l'amour et la même espèce d'amour... La carrière des mystiques n'est qu'un long effort pour se rendre moralement dignes de leur Seigneur », de l'objet de leur amour 2. M.

D. Roustan dans l'introduction qu'il a placée au début de son édition du traité de Malebranche sur l'amour de Dieu a décrit la psychologie de Mme de Guyon qui

« aimait Dieu plus que l'amant le plus passionné n'aime sa maîtresse » 3. Pour étudier la psychologie de la religion et en particulier les états mystiques, il faut toujours en revenir à l'étude du sentiment de l'amour.