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1. La mise en scène de la punition

1.6 La délinquance

Quand bien même plusieurs techniques sont utilisées pour rompre la solidarité féminine, celle-ci ne disparaît pas complètement. Au contraire, on y apprend même l’existence d’un groupe clandestin de résistance, nommé Mayday, qui vise à renverser le système puritain. S’il ouvre la porte à un possible salut pour les habitants de Gilead, il constitue aussi une lame à double tranchant, car d’évoquer l’existence d’un tel groupe, lors d’une conversation, témoigne d’un rejet des valeurs du régime. Autrement dit, une Servante peut apprendre l’existence d’un tel groupe à une autre Servante ; celle-ci peut, pour sa part, la dénoncer à l’État comme étant un ennemi public. Dans ce cas, l’exécution ou l’envoi aux Colonies attendent la dissidente. Dans l’espoir et la solidarité résident donc les racines de la traîtrise. Si certaines préfèrent volontairement ignorer l’existence de Mayday, d’autres en parlent ouvertement, conscientes des conséquences que cela peut amener : c’est qu’elles préfèrent la révolte à l’asservissement. Il y a donc une solidarité – étouffée, certes – mais qui se manifesterait de manière plus éclatante si elle n’était pas synonyme

de punition. On n’en apprend que très peu sur ce groupe et puisque son évocation même peut être synonyme de danger, les Servantes préfèrent, individuellement, trouver leur compte dans la société de Gilead, car cela est moins dangereux pour leur survie. Dans le cas d’Offred, elle déroge de nombreuses fois aux préceptes de la république : non seulement lorsqu’elle joue au Scrabble avec le Commandant, mais aussi lorsqu’elle a des relations sexuelles – à la fois avec le Commandant (en dehors des Cérémonies), à la fois avec Nick, le Gardien du Commandant – qui, tout en favorisant une grossesse, la réinvestit de sa féminité.

Cette délinquance n’est pas seulement l’apanage des personnages féminins : d’ailleurs, les relations sexuelles qu’a Offred avec le Commandant et, plus tard, Nick (son Gardien), le prouvent. Ainsi, autant les couches inférieures que les couches supérieures de la république de Gilead se prêtent à des activités interdites. À ce sujet, on apprend que le Commandant avait des relations sexuelles aussi, en dehors des Cérémonies, avec l’ancienne Servante qui portait le nom d’Offred : celle-ci se serait suicidée, paraît-il, lorsque Serena Joy l’apprit. Avec Offred, le Commandant brise d’autres lois : il y a les parties de Scrabble (les femmes n’ayant ni le droit d’être dans le bureau de leur Commandant, ni le droit de lire ou d’écrire), les invitations dans sa chambre, les discussions sur la politique, le matériel qu’il lui fait parvenir de manière clandestine et l’invitation au bordel, le Jezebel’s.

Bien qu’officiellement, tous les lieux tels que le Jezebel’s soient interdits depuis la mise en place du régime, la réalité en est toute autre. Évidemment, ils y vont de nuit, Offred se faisant passer pour la femme du Commandant, à la demande de celui-ci : il s’agit donc d’une pratique nocturne et prohibée – pratique dont l’Épouse n’a pas connaissance. Au Jezebel’s, Offred n’a pas à porter son uniforme de Servante : bien au contraire, elle doit porter, à la demande du Commandant, une tenue érotique, avec des plumes mauves et roses – tenue d’une époque révolue – en plus de mettre un maquillage la rendant méconnaissable. Lorsqu’elle arrive au Jezebel’s, bâtiment qui faisait anciennement office d’hôtel, elle y voit la décadence et elle comprend qu’il s’agit d’un bordel. Les femmes portant ce qu’elles ont pu se mettre sous la main – l’État ayant brûlé la majorité de tous les vêtements qui n’étaient pas des uniformes – la scène crée un mélange hétéroclite dans lequel Offred semble y déceler une ambiguïté affective défiant, même dans un lieu en marge de la république, la question du libre-arbitre : «At first glance there’s a cheerfulness to this scene.

It’s like a masquerade party ; they are like oversized children, dressed up in togs they’ve rummaged from trunks. Is there joy in this? There could be, but have they chosen it? You can’t tell by looking.109»

Et, en effet, si ce lieu marginal est préférable à la société réelle pour certaines, il n’est pas dit, pour autant, qu’elles ont choisi d’y être. Lorsqu’Offred demande au Commandant qui sont ces femmes, il lui dit que certaines étaient de réelles prostituées avant l’arrivée du régime, alors que d’autres sont tout simplement arrivées ici, car elles étaient incorrigibles. Quoiqu’il en soit, l’homme légitime, lors d’une conversation avec sa Servante, l’existence d’un tel lieu par la nature inchangeable, dit-il, de l’homme – propos ponctuant à la fois le récit de Hawthorne, à la fois celui d’Atwood110 :

“It’s a club?” I say.

“Well, that’s what we call it, among ourselves. The club.” “I thought this sort of thing was strictly forbidden,” I say. “Well, officially,” he says. “But everyone’s human, after all.”

I wait for him to elaborate on this but he doesn’t, so I say, “What does that mean?” “It means you can’t cheat Nature,” he says. “Nature demands variety, for men. It stands to reason, it’s part of the procreational strategy. It’s Nature’s plan.”111

Il s’agit d’un discours qui, tout en rappelant celui de Chillingworth dans The Scarlet Letter (celui pendant lequel il justifie sa vengeance par le fait que la Nature ne l’a pas muni du don de pardonner), tente de rationaliser l’idée selon laquelle la femme doit être à la disposition de l’homme. La Nature est encore assujettie à un bas rôle, celui d’aider l’homme à accomplir ses fins, aussi amorales soient-elles. Dans ce cas-ci, il s’en sert pour légitimer le patriarcat et ce, même en marge de la république. Toujours est-il que ce lieu, même s’il renferme les délinquants du système, tout en prolongeant la domination masculine, permet aux femmes de préférer l’asservissement sexuel à l’asservissement procréateur ou aux Colonies.

À ce sujet, le patriarcat, comme il a été dit antérieurement, est considéré comme une source de corruption par Fourier, certes, mais aussi par Mary Wollstonecraft (la mère de Mary Shelley, l’auteure de

109 M. Atwood, The Handmaid’s Tale, p. 272.

110 Il est question, dans The Scarlet Letter, pour parler de l’enfant Pearl, de la culpabilité du père et de la honte de la mère («This child of its father’s guilt and its mother’s shame hath come from the hand of God») alors que, dans The

Handmaid’s Tale, l’autorité semble croire qu’une loi biologique légitime la différence éthologique entre les femmes

et les hommes, les hommes étant plus enclins – car cela est, selon cette même autorité, dans leur nature – à se prêter aux plaisirs charnels. Cette idée sera abordée plus largement dans la conclusion.

Frankenstein), jugée, de nos jours, comme une figure ambivalente du féminisme, mais qui fut l’une des premières à aborder l’idée selon laquelle les femmes doivent être égales à l’homme112. Pour elle, la délinquance des femmes est le produit direct de leur subordination à l’homme. Dans son essai A Vindication of the Rights of Women, publié en 1792, elle explique qu’une révolution féministe doit avoir lieu pour qu’elles aient les mêmes chances que les hommes dans la société et qu’ainsi, elles cessent d’être des objets malléables (dénuées de toute personnalité, de toute volonté) pour la pensée : «For man and woman, truth […] must be the same ; yet the fanciful female character, so prettily drawn by poets and novelists, demanding the sacrifice of truth and sincerity, virtue becomes a relative idea, having no other foundation than utility, and of that utility men pretend arbitrarily to judge, shaping it to their own convenience.113» Entre temps, elles ne peuvent que se servir de leur ruse, car comment peuvent-elles être justes dans une société qui les traite injustement? C’est sur ce postulat que repose son essai : «It is vain to expect virtue from women till they are in some degree independent of men ; nay, it is vain to expect that strength of natural affection which would make them good wives and mothers. Whilst they are absolutely dependent on their husbands they will be cunning, mean and selfish […]114»

Ainsi, la délinquance joue un grand rôle dans la république de Gilead. Elle n’est pas simplement le lot des couches inférieures, telles que les Servantes ; au contraire, elle est aussi le lot des gens au pouvoir, car ceux-ci en ont quelque chose à gagner. Ne pouvant être exposés au grand jour, les hommes créent donc une société parallèle à la leur où tout leur est permis. L’État de Gilead, c’est-à-dire son corps étatique, ne s’y mêle pas ; cependant, beaucoup d’hommes représentant l’État, justement, fréquentent ce lieu, ce qui complexifie le rapport entre le pouvoir et son pouvoir exécutif – pouvoir à deux faces. Dans ce système, chacun, ou presque, y gagne. Pour Foucault, la délinquance est un monde qui naît des largesses du pouvoir

112 Tout d’abord, certains lui reprochent de ne pas clairement départager des concepts tels que la raison ou la sensibilité, qu’elle remplace par «sensualité» ou «sentimentalité». D’autres lui reprochent la vision qu’elle a du concept de la sensibilité féminine : elle croit que celle-ci n’est qu’une construction de l’homme, visant à la garder dans un état de passivité – en résumé, que cette sensibilité n’est pour la femme qu’un fatalisme. Pour un tour plus complet de la question, voir l’article d’Isabelle Bour, «Epistemological Ambiguities : Reason, Sensibility and Association of Ideas in Mary Wollstonecraft's Vindication of the Rights of Woman», [en ligne].

113 M. Wollstonecraft, A Vindication of the Rights of Woman, p. 55. 114 Ibid., p. 91.

punitif. Si ce pouvoir ne peut punir au point de corriger entièrement, pourquoi ne pas mettre ces incorrigibles à son service? En ce sens, la délinquance constitue un monde plus ou moins dangereux où les petits détournements, opérés dans un vase clos, sont permis afin de maintenir l’équilibre de la société réelle – celle dont les délinquants sont chassés. Si un grand effort est mis à maintenir l’ordre dans ce réseau clandestin, c’est que l’État voit dans celui-ci une source de profit : «En fait, l’utilisation de la délinquance […] s’est fait surtout dans les marges de la légalité. C’est-à-dire que là on a mis aussi en place a XIXe siècle une sorte d’illégalisme subordonné, et dont l’organisation en délinquance, avec toutes les surveillances que cela implique, garantit la docilité. La délinquance, illégalisme maîtrisé, est un agent pour l’illégalisme des groupes dominants.115» Autrement dit, le laxisme quant à la sévérité punitive exercée sur les couches inférieures légitime celui sur les couches supérieures – laxisme qui, d’ailleurs, profite à l’État.

Foucault parle ensuite des réseaux de prostitution qui apparaissent dans les milieux puritains du XIXe siècle, rappelant à la fois le Jezebel’s et l’hypocrisie que Hawthorne critique dans The Scarlet Letter. Par ailleurs, le Commandant explique à Offred que le Jezebel’s est un lieu propice aux échanges économiques ; que la prostitution stimule les échanges commerciaux. Qu’il s’agisse d’un État capitaliste ou totalitaire, le pouvoir a tout intérêt à soutirer le maximum de chacun et c’est ce que fait la branche clandestine de Gilead – qui, dans sa clandestinité et dans sa légitimité, rappelle le réseau carcéral dépeint par Foucault – en s’assurant que la délinquance y soit bien installée. C’est dans ce contexte que naît une nouvelle économie du pouvoir – une économie où «[il] économise tout, y compris ce qu’il sanctionne116».

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