La scénographie au cours des siècles a recouvert différentes significations en fonction de la nature des protagonistes qui se saisissent de ce terme l’associant à la fois au théâtre et au domaine de l’architecture, voire de l’urbanisme205. Évoquée dans les écrits dès l’origine du théâtre — qui faut-il le rappeler était en plein-air — la scénographie a ensuite été associée à l’art de la perspective pour finalement être revendiquée du théâtre au XXe siècle. Cet art a depuis toujours suivi les évolutions de l’espace théâtral, Luc Boucris nous indique les effets sur le décorateur-scénographe :
« Entre remise en cause totale (le bâtiment dans son ensemble) et des aménagements plus ou moins circonstanciels et en tous cas modérés, entre projets et réalisations, il est un personnage qui se voit lui aussi impliqué et dont la pratique, par conséquent, se voit nécessairement soumise à évolution c’est le décorateur. »206
Ainsi, dans ce chapitre nous nous sommes rendu compte que la scénographie a d’abord existé avec le théâtre de plein-air puis qu’un mouvement de balancier s’est amorcé au début de la Renaissance faisant entrer cet art au sein de lieux dédiés. Auparavant, l’action théâtrale avait majoritairement lieu dans l’espace public ou dans des édifices publics non-dédiés. Puis, au temps des Lumières, la tendance s’est inversée faisant du lieu scénique le cœur de la création théâtrale. Au XVIIIe siècle, le terme de scénographie s’efface au profit des mots décor, décorations et décorateur qui vont régner jusqu’au début du XXe siècle pour évoquer la conception de l’espace d’une représentation. La scénographie, quant-à-elle, émerge dans un sens renouvelé à partir de 1950 à la faveur des révolutions scéniques207. En effet, à partir du XXe siècle, le rapport au lieu théâtral a changé en même temps que les praticiens font évoluer les façons de fabriquer du théâtre. Il y a un investissement des lieux non affectés, comme par exemple les friches, pour créer du théâtre et bientôt, la scène sort des murs en même temps que se répand la théâtralité au sein des espaces publics pour toucher l’ensemble des couches de la société.
Dans cette étude, la pratique de la scénographie à partir du XXe siècle et particulièrement les variations contemporaines qui ont eu lieu depuis 1970 sont plus spécifiquement étudiées afin d’observer les évolutions d’une pratique professionnelle au regard de l’émergence de nouvelles fonctions dans la fabrique urbaine. Pour donner une définition contemporaine de la scénographie sur laquelle nous adosserons notre propos tout au long de ce travail, nous nous sommes appuyés dans un premier temps sur la définition ancienne de Littré qui définit la scénographie comme ce qui suit :
205 Freydefont, L’architecture comme le théâtre, un domaine commun.
206 Boucris, « La montée du scénographe ». p.121.
207 Cette théorie fait l’objet de développements au sein du troisième chapitre.
| Partie 1 : l’émergence d’une fonction de scénographie dans l’espace urbain
« 1. Terme de peinture. Art qui consiste à dessiner les édifices, les sites, les villes, etc. en perspective, c'est-à-dire avec les diminutions et les raccourcissements que la perspective y apporte, par opposition à ichnographie et orthographie, qui sont des plans purement géométriques, où la perspective n'est pas observée.
2. Particulièrement. Art de peindre les décorations scéniques.
3. Les représentations mêmes, les objets représentés. La scénographie d'un palais et de ses jardins.
4. Terme de maçonnerie. Art de représenter un édifice en relief, qu'on appelle aussi modèle. »208
Cette définition fait état d’un côté d’une dimension artistique avec une technique qui mobilise des savoir-faire et de l’autre d’un principe architectural, qui est de l’ordre d’une cohérence constructive. Elle explicite ses différentes origines, relatant à la fois de la dimension perspectiviste, picturale et architecturale de cette activité. Par ailleurs, la référence est explicite concernant le lien entre la scénographie et théâtre évoquant les décorations scéniques. L’ensemble de ces acceptions renseignent sur un rapport à la représentation, nous avons donc souhaité identifier les marqueurs communs qui conduisent à parler de scénographie dans le domaine des arts du spectacle ou dans le domaine de l’architecture et de l’urbanisme.
Figure 15 ; Du décor urbain à la scénographie. Source, Emmanuelle Gangloff.
208 Émile Littré, Dictionnaire de la langue française (Paris: L. Hachette, 1873), http://www.littre.org., consulté le 02/08/2017.
Chapitre 1 : conditions d’apparition de la scénographie, de l’espace public au théâtre |
4.1. Rapport à l’éphémère et à la théâtralité
Les enseignements des points précédents démontrent qu’aux travers des siècles il y a une constance dans la pratique de la scénographie dans sa jonction avec la théâtralité ; théâtralité des espaces urbains au Moyen-âge comme l’indique Elie Konigson209 qui l’analyse par le biais des variations de la ville et de ses formes urbaines en fonction des architectures théâtrales. Et il y a un rapport constant à l’éphémère, que ce soit dans les types d’espace proposés, à toutes les époques ; pour reprendre l’expression de Guy-Claude François l’objet de la scénographie est de « construire pour le temps d’un regard »210. Ce rapport au temps, dans l’unité, nous semble déterminant pour comprendre les facteurs qui ont conduit l’essor contemporain de cette discipline. Trois notions guident la suite de cette étude pour analyser l’émergence des fonctions de la scénographie dans l’espace urbain, il s’agit de : l’espace, l’éphémère et la théâtralité. Le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CRNTL) pour sa part définit la scénographie comme ;
« A. − BEAUX-ARTS. Représentation en perspective (des sites, des édifices, des décors de la scène). (Ds Adeline, Lex. termes art, 1884). L'élévation est dite perspective quand elle représente le bâtiment à la fois de face et de côté (...) conformément (...) à l'action visuelle. C'est ce que les Grecs appelaient scénographie (Ch. Blanc, Gramm. arts dessin, 1876, p. 74).
B. − THÉÂTRE. Art et étude de l'organisation, de l'agencement de la scène (décor, matériel, etc.). Traité de scénographie. La scénographie baroque jouant de ses mille facettes sera (...) le catalyseur d'un pathétique émotionnel, un langage international, accessible par sa séduction visuelle, à tous les niveaux de l'entendement (Hist. spect., 1965, p. 584).
Substantif « Mise en scène de l'espace ». Scénographie baroque, tourmentée, fouillée, où des chemins, des pistes, des sentiers enduits de lune serpentaient dans toutes les directions (Cendrars, Lotiss. ciel, 1949, p. 202). »211
Nous voyons bien ici les variations qui entrent en compte en fonction de l’évolution des arts, car cette définition datant de 1949 met en avant le spectre artistique de l’activité de scénographie, par le rappel de la filiation des arts plastiques et théâtraux. La représentation en perspective, ici, est comprise exclusivement dans son sens pictural et ne reprend pas les pratiques d’embellissement des villes ou encore de l’architecture de fête. Une nouvelle lecture me semble être importante qui s’inscrit dans la poursuite du travail de Luc Boucris212 sur la relation entre scénographie, espace et évolutions des pratiques professionnelles. Dans ce travail, c’est ce que l’on va tenter de faire en analysant différents projets comprenant des aspects scénographiques autour de la prise en compte de l’espace, l’éphémère et la théâtralité. Ces dimensions énoncent la singularité de la discipline par rapport à l’architecture
209 Konigson, L’ espace théâtral médiéval.
210 Guy-Claude François (1940-2014) était un scénographe français qui a travaillé pendant plus de 40 ans avec Ariane Mnouckine, metteure-en-scène du théâtre du Soleil. Il est reconnu pour sa pratique polyphonique de la scénographie n’hésitant pas à passer de la scénographie de spectacle au cinéma, puis à l’exposition et enfin à l’équipement.
211 Définition du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CRNTL) http://www.cnrtl.fr/definition/sc%C3%A9nographe, consulté le 02/08/2017.
212 Boucris, « La montée du scénographe ».
| Partie 1 : l’émergence d’une fonction de scénographie dans l’espace urbain
par exemple, tout rendant clair les points de rencontres possibles entre les différentes branches de métiers artistiques.
4.2. La scénographie, un sens renouvelé à partir des années 1960.
C’est à partir de ce trépied (espace, éphémère et théâtralité) que peut appréhender les facteurs de développement contemporain de cette activité. Les rénovateurs scéniques défendent l’idée d’un sens renouvelé avec la remise au goût du jour d’un espace signifiant – libéré de contrainte symbolique – qui utilise le signe pour faire parler l’espace. La définition contemporaine datant de 2012 de la scénographie, déjà énoncé en introduction, fait état de la pluralité de cette discipline en prenant en compte son appartenance au milieu théâtral :
« La scénographie peut se définir comme l’art de la mise en forme de l’espace de représentation. De la conception d’un décor pour une mise en scène donnée à celle d’un lieu de spectacle, en passant par l’aménagement de tout un espace pour un spectacle, l’intervention du scénographe peut prendre des formes et une importance extrêmement divers. À travers son origine historique, ce terme souligne la nécessité d’un travail d’invention conceptuel permettant de penser l’espace »213
Ainsi le travail de l’espace en trois dimensions devient centrale pour rendre visible et donner à voir. Elie Konigson pour sa part s’interroge ; la scénographie ne consiste-t-elle pas à
« partager le réel de l’imaginaire ? »214 en jouant de la mise en récit qui s’infuse dans le paysage mental d’une population. L’importance de la revendication des professionnels de la scénographie dans son ancrage au théâtre sera développée au sein du troisième chapitre.
Néanmoins cette revendication marque durablement le sens contemporain donné à la scénographie. La précipitation du théâtre qui se dilue dans la société fait évoluer de manière intrinsèque l’activité de scénographie et bousculer les acteurs concernés.
Simultanément à l’essor des lieux scéniques, les métiers liés aux arts de la scène sont mieux identifiés et définis. Signe de sa prise d’importance par rapport aux termes décoration, le terme de scénographe fait sa première entrée dans le Larousse en 1964215 marquant le début de la professionnalisation des pratiques scénographiques. Le besoin de qualifier les différentes branches d’activités dans lequel la scénographie est opérante se fait sentir dès les années 1990 en qualifiant la scénographie d’équipement, de spectacle puis d’exposition et enfin urbaine. Le glissement sémantique autour de la scénographie sur le terrain de l’espace urbain conduit les différents acteurs à l’employer tour à tour pour parler de pratiques émanant des deux courants historiques mis en exergue dans ce chapitre, l’un, autour d’un art pictural et l’autre, autour d’une technique de représentation. Cela contribue au flou quant à la nature des objets qualifiés.
213 Boucris et al., " Qu’est-ce que la scénographie ? "
214 Konigson, L’espace théâtral médiéval. p.305.
215 Le Grand Larousse encyclopédique, Tome 9, 1964.
Chapitre 1 : conditions d’apparition de la scénographie, de l’espace public au théâtre |
Pourtant derrière l’appellation scénographie un ensemble de pratiques communes sont décrites. Ces dernières sont effectives dans des mondes très différents à partir de l’organisation d’un point de vue comme l’énonce Marcel Freydefont ;
« La scénographie désigne à la fois l’élaboration d’une représentation architecturale en perspective, et la réalisation d’un décor, généralement une vue urbaine, espace public qui constitue le cadre logique et approprié pour une représentation théâtrale. La scénographie implique l’aménagement à cet effet d’une scène caractérisée. Elle implique aussi l'aménagement d’une salle et de la vue que l’on a sur la scène. Elle s’applique également à l’aménagement provisoire ou permanent de l’espace urbain pour des fêtes et cérémonies »216
Nous pouvons affirmer qu’avec la multiplication des branches dans lesquelles la scénographie est caractérisée, cette dernière ne désigne pas uniquement l’art de prendre en charge la conception d’un décor au théâtre, au sein de l’édifice. Alors que le théâtre — en tant d’art — se redéfinie en permanence, finalement il est question de jeu, d’interaction et de regard. La scénographie organise les passerelles du réel à l’imaginaire, du physique au symbolique, de l’acteur au spectateur, en somme, selon des techniques qui lui sont propres — entre dimension picturale et architecturale — elle révèle le sens de l’espace. Lorsque les façons d’imaginer l’espace en scène sont remises en question, l’espace de la scène se transforme et l’art de dessiner la scène se dilue. La scénographie contemporaine recouvre alors des pratiques élargies revenant à ces différentes acceptions originelles.
La scénographie est au truchement des notions d’espace, de théâtralité et de l’éphémère.
Communément définie comme « l’art de concevoir et de mettre en forme l’espace propice à la représentation ou la présentation d’une œuvre, d’un objet ou d’un événement »217, scénographier n’implique pas nécessairement de se trouver dans un théâtre, ou d’accompagner une œuvre dramatique. Ce qui importe c’est la présence du jeu, des possibilités d’interactions avec le public et du regard qui lui est porté. Ainsi les fonctions de la scénographie consistent à créer les conditions de son inscription dans l’espace et le temps, à imaginer le cadre de la relation entre acteur et spectateur et à inclure une dimension symbolique au réel.
C’est finalement aussi aujourd’hui devenu le terme pour désigner l’art de prendre en charge l’espace sensible et est souvent corrélée à la notion d’ambiance218 désignant la capacité à mettre en place des effets scénographiques pour construire une certaine atmosphère urbaine.
C’est dans ce contexte que certains projets ont pu être qualifiés de scénographie urbaine et cette appellation n’a cessé de prendre de l’ampleur depuis les années 2000. Cet aspect sera particulièrement observé pour comprendre l’émergence de la scénographie dans l’espace urbain. Ce syntagme récent de scénographie urbaine cristallise les évolutions des modes de fabrication de la ville dans son rapport au théâtre.
216 Freydefont, L’architecture comme le théâtre, un domaine commun.
217 Selon la définition de l’Union des Scénographes établie en 1996.
218 Böhme, « The Art of the Stage Set as a Paradigm for an Aesthetics of Atmospheres ».
| Partie 1 : l’émergence d’une fonction de scénographie dans l’espace urbain